Part. 02
Le lendemain matin, dès huit heures, nous étions prêts, et déjà revêtus du costume des vacances : culottes de toile écrue, et chemises à manches courtes, blanches, mais ornées de cravates bleues .
Ces vêtements étaient l'ouvrage de ma mère : on avait acheté dans un grand magasin nos casquettes à longue visière, et nos espadrilles à semelles de corde. Mon père portait un veston à martingale, avec deux grandes poches plaquées, et une casquette bleu marine, tandis que ma mère était jeune et belle dans une robe blanche à petites fleurs rouges, qu'elle avait merveilleusement réussie. Quant à la petite soeur, qui ouvrait de grands yeux noirs sous un bonnet bleu, elle paraissait inquiète parce qu'elle avait compris (comme font les chats) que nous allions quitter la maison .
Le paysan nous avait prévenus : l'heure de notre départ ne dépendait point de son zèle, mais de la vitesse d'écoulement de ses abricots .
Elle ne fut pas très rapide ce jour-là, car à midi il n'était pas encore arrivé .
Nous déjeunâmes donc, dans la maison déjà morte, de saucisson et de viande froide, et nous courions sans cesse à la fenêtre, pour guetter l'arrivée du messager des vacances. Il parut enfin .
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C'était une charrette bleue, d'un bleu délavé, qui laissait transparaître les fibres du bois .
Les roues très hautes avaient un jeu latéral considérable : quand elles arrivaient à bout de jeu, c'est-àdire à chaque tour, il y avait un choc tintant. Les cercles de fer tressautaient sur les pavés, les brancards gémissaient, les sabots du mulet faisaient sauter des étincelles... C'était le chariot de l'aventure et de l'espoir.. .
Le paysan qui le conduisait n'avait ni veste ni blouse, mais un gilet tricoté, d'une laine épaisse, feutrée par la crasse. Sur la tête, une casquette informe, à la visière ramollie. Cependant, de belles dents blanches brillaient dans un visage d'empereur romain .
Il parlait provençal, il riait et faisait claquer une longue lanière au bout d'un manche de jonc tressé .
Aidé de mon père, et grandement gêné par les efforts du petit Paul (qui s'accrochait aux plus gros meubles en préten- dant les transporter), le paysan chargea la charrette, c'est-à-dire qu'il y entassa le mobilier en pyramide. Il en assura ensuite l'équilibre par un treillis de cordes, cordelettes et ficelles, et jeta sur le tout une bâche trouée .
Alors, il s'écria, en provençal : « Cette fois-ci, nous y sommes ! » et il alla prendre la bride du mulet, qu'il fit démarrer au moyen de plusieurs injures blessantes, accompagnées de violentes saccades sur le mors du peu sensible animal .
Nous suivîmes nos biens meubles, comme un char funéraire, jusqu'au boulevard Mérentié. Là, nous quittâmes le paysan, et nous allâmes prendre le tramway .
Dans un brillant tintamarre de ferrailles, au tremblement cliquetant de ses vitres, et avec de longs cris aigus dans les courbes, le prodigieux véhicule s'élança vers l'avenir. Comme nous n'avions pu trouver une place sur les ban- quettes, nous étions debout — ô merveille ! -sur la plate-forme avant. Je voyais le dos du « wattman », qui, ses mains posées sur deux manivelles, lançait et refrénait tour à tour les élans du monstre, avec une tranquillité souveraine. Je fus séduit par ce personnage toutpuissant, auquel s'ajoutait un grand mystère, car une plaque émaillée défendait à quiconque de lui parler, à cause de tous les secrets qu'il savait. Lentement, patiemment, en utilisant les cahots et les coups de frein, je me glissai entre mes voisins, et j'arrivai enfin près de lui, abandonnant Paul à son triste sort : coincé entre les hautes jambes de deux gendarmes, les cahots de la voiture le lançaient, le nez en avant, sur les fesses d'une dame énorme, qui oscillait dangereusement .
Alors, les rails luisants s'avancèrent vertigineusement vers moi, le vent de la vitesse souleva la visière de ma casquette, et bourdonna dans le pavillon de mes oreilles : nous dépassâmes en deux secondes un cheval lancé au galop. Je n'ai jamais retrouvé, sur les machines les plus modernes, cet orgueil triomphal d'être un petit d'homme, vainqueur de l'espace et du temps .
Mais ce bolide de fer et d'acier, qui nous rapprochait des collines, ne nous y conduisait pas : il fallut le quitter dans l'extrême banlieue de Marseille, en un lieu nommé La Barasse, et il continua sa course folle vers Aubagne. Mon père qui avait déplié un plan, nous guida jusqu'à l'embouchure d'une petite route poudreuse, qui fuyait la ville entre deux bistros : nous y entrâmes d'un bon pas, derrière notre Joseph qui portait la petite soeur sur son cou. Il était bien joli ce chemin de Provence. Il se promenait entre deux murailles de pierres cuites par le soleil, au bord desquelles se penchaient vers nous de larges feuilles de figuier, des buissons de clématites, et des oliviers centenaires. Au pied des murs, une bordure d'herbes folles et de ronces prouvait que le zèle du cantonnier était moins large que le chemin. J'entendais chanter les cigales, et sur le mur couleur de miel, des larmeuses immobiles, la bouche ouverte, buvaient le soleil. C'étaient de petits lézards gris, qui avaient le brillant de la plombagine. Paul leur fit aussitôt la chasse, mais il ne rapporta que des queues frétillantes. Notre père nous expliqua que ces charmantes bestioles les abandonnent volontiers, comme ces voleurs qui laissent leur veston entre les mains de la police. D'ailleurs, elles se font une autre queue en quelques jours, en vue d'une nouvelle fuite.. .
Au bout d'une petite heure de marche, notre chemin en coupa un autre, à travers une sorte de place ronde, parfaite- ment vide : mais dans le creux de l'un des quarts de cercle, il y avait un banc de pierre. Ma mère y fut installée et mon père déplia son plan : « Voilà, dit-il, l'endroit où nous avons quitte le tramway .
Voilà l'endroit où nous sommes en ce moment, et voilà le carrefour des Quatre-Saisons où notre déménageur nous attend, à moins que nous ne soyons obligés de l'attendre. » Je regardai avec étonnement le trait double qui figurait notre chemin : il faisait un détour immense. « Les cantonniers sont fous, dis-je, d'avoir fait une route aussi tordue ! — Ce ne sont pas les cantonniers qui sont fous, dit mon père, c'est notre société qui est absurde. — Pourquoi ? demanda ma mère .
— Parce que cet immense détour nous est imposé par quatre ou cinq grandes propriétés, que le chemin n'a pu traverser, et qui s'étendent derrière ces murs... Voici, dit-il, en montrant un point sur la carte, notre villa... À vol d'oiseau, elle est à quatre kilomètres de La Barasse... Mais à cause de quelques grands propriétaires, il va falloir en faire neuf. — C'est beaucoup pour les enfants », dit ma mère. Mais moi je pensais que c'était beaucoup pour elle. C'est pourquoi, lorsque mon père se leva pour repartir, je demandai encore quelques minutes de grâce, en prétextant une douleur dans la cheville .
Nous marchâmes encore une heure, le long des murs entre lesquels nous étions forcés de rouler comme les billes des jeux de patience.. .
Paul allait recommencer la chasse aux queues des larmeuses, mais ma mère l'en dissuada, par quelques paroles pathétiques qui lui mirent les larmes aux yeux : il remplaça donc ce jeu cruel par la capture de petites sauterelles, qu'il écrasait entre deux pierres .
Cependant, mon père expliquait à ma mère que, dans la société future, tous les châteaux seraient des hôpitaux, tous les murs seraient abattus, et tous les chemins tracés au cordeau. « Alors, dit-elle, tu veux recommencer la révolution ? — Ce n'est pas une révolution qu'il faut faire. Révolution, c'est un mot mal choisi, parce que ça veut dire un tour complet. Par conséquent, ceux qui sont en haut descendent jusqu'en bas, mais ensuite ils remontent à leur place primiti- ve... et tout recommence .
Ces murs injustes n'ont pas été faits sous l'Ancien Régime : non seulement notre République les tolère, mais c'est elle qui les a construits ! » J'adorais ces conférences politico-sociales de mon père, que j'interprétais à ma façon, et je me demandais pourquoi le président de la République n'avait jamais pensé à l'appeler, tout au moins pendant les vacances, car il eût fait en trois semaines le bonheur de l'humanité .
Notre chemin déboucha tout à coup sur une route beau- coup plus large, mais qui n'était pas mieux entretenue. « Nous sommes presque au rendez-vous, dit mon père. Ces platanes que tu vois là-bas, ce sont ceux des Quatre-Saisons ! Et regardez ! dit-il soudain en montrant l'herbe épaisse qui habillait le pied du mur, voilà une belle promesse ! » r; Dans l'herbe, s'allongeaient d'immenses barres de fer, toutes rouillées .
« Qu'est-ce que c'est ? demandai-je .
— Des rails ! dit mon père. Les rails de la nouvelle ligne de tramway ! Il ne reste plus qu'à les mettre en place ! » Il y en avait tout le long de la route ; mais la végétation qui les recouvrait prouvait que les constructeurs de la ligne ne voyaient pas l'urgence de son installation. Nous arrivâmes devant le bar rustique des Quatre-Saisons. C'était, à la bifurcation de la route, une petite maison cachée sous deux grands platanes, derrière une haute fontaine de rocaille moussue. Une eau brillante, qui sortait de quatre tubes coudés, murmurait à l'ombre une chanson fraîche. Il devait faire bon, sous les arceaux de ses platanes, devant les petites tables vertes : mais nous n'entrâmes pas dans cet « assommoir », dont le charme faisait justement le danger .
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Nous allâmes donc nous asseoir sur le parapet qui bordait la route ; ma mère ouvrit le paquet du goûter, et nous commen- çâmes à dévorer le pain craquant et doré d'autrefois, le tendre saucisson marbré de blanc (où je cherchais d'abord le grain de poivre, comme la fève du gâteau des Rois), et l'orange longtemps bercée sur les balancelles espagnoles. Cependant, ma mère disait, soucieuse : « Joseph, c'est bien loin ! — Et nous n'y sommes pas encore ! dit joyeuse ment mon père... Il nous reste au moins une heure de marche ! — Aujourd'hui, nous n'avons pas de paquets, mais quand il faudra monter des provisions.. .
— On les montera, dit mon père .
— Maman, nous sommes trois hommes, dit Paul. Toi, tu ne porteras rien .
— Bien sûr ! dit mon père. Ce sera une promenade un peu longue mais tout de même une promenade hygiénique ! De plus, nous ne pourrons venir que pour la Noël, Pâques et les grandes vacances : en tout trois fois par an ! Et puis, nous partirons le matin de bonne heure, et nous déjeunerons sur l'herbe, à mi-chemin. Puis nous nous arrêterons encore une fois, pour goûter. Et ensuite, tu as vu ces rails. Je vais en parler au frère de Michel, qui est journaliste : il est inadmissible qu'on les laisse se rouiller si longtemps. Je te parie qu'avant six mois, le tramway nous déposera à La Croix, c'est-à-dire à six cents mètres d'ici : il ne restera pas une heure de marche. » À ces mots, je vis jaillir les rails de l'herbe, et s'encastrer dans les pavés, tandis que s'annonçait au loin le sourd grondement d'un tramway.. .
Toutefois, levant la tête, ce n'est pas la puissante machine que je vis arriver, mais la branlante pyramide de notre déménagement .
Paul poussa un cri de joie et courut à la rencontre du mu- let : le paysan le prit par les hanches et le mit à califourchon sur l'encolure de l'animal... C'est ainsi qu'il vint à notre hauteur : cramponné au collier, ivre de fierté et de peur, il avait un petit sourire, a mi-chemin entre la joie et la panique .
Cependant, une honteuse jalousie me dévorait. La charrette s'arrêta, et le paysan nous dit : « Maintenant, on va installer Madame. » Il plia en quatre un sac, qu'il étala sur le plateau du véhicu- le, à la naissance du brancard ; mon père y posa ma mère, les jambes pendantes, plaça dans ses bras la petite soeur, dont la bouche était entourée par des festons de chocolat, et se mit en marche auprès d'elles, tandis que, grimpé sur le parapet, je suivais en dansant l'équipage .
Paul, non seulement rassuré, mais triomphal, se balançait gracieusement d'avant en arrière, au rythme des pas du mulet, et je contenais difficilement une envie brûlante de sauter en croupe derrière lui .
L'horizon devant nous était caché par les hautes futaies couronnées de feuillages qui bordaient les lacets du chemin. Mais après vingt minutes de marche, nous découvrîmes tout à coup un petit village, planté en haut d'une colline, entre deux vallons : le paysage était fermé, à droite et à gauche, par deux à-pics de roches, que les Provençaux appellent des « barres » .
« Voilà le village de La Treille ! » dit mon père. Nous étions au pied d'une montée abrupte. « Ici, dit le paysan, il faudrait que Madame descende, et que nous poussions un peu la charrette. » Le mulet, de lui-même, s'était arrêté, et ma mère sauta sur le sol poudreux .
Le paysan détrôna Paul, puis sous le ventre du chariot, il ouvrit une sorte de tiroir, et en sortit deux gros coins de bois. Il en tendit un a ma mère surprise .
« C'est des cales, dit-il. Quand je vous le dirai, vous poserez celle-là par terre, derrière la roue de ce côté. » Elle parut heureuse de collaborer à une entreprise d'hom- mes, et prit la grosse cale dans ses petites mains. « Et moi, dit Paul, je mettrai l'autre ! » Sa proposition fut acceptée, et je fus profondément vexé par cette nouvelle violation du droit d'aînesse. Mais j'eus une revanche éclatante, car le paysan me tendit son fouet, un très gros fouet de roulier, et dit : « Toi, tu frapperas le mulet .
— Sur les fesses ? — De partout, et avec le manche ! » Puis il cracha dans ses mains, rentra la tête dans ses épaules, et les deux bras en avant, il s'arc-bouta contre l'arrière du chariot : son corps était presque horizontal. Mon père prit de lui-même la même posture. Alors le paysan hurla quelques injures graves à l'adresse du mulet, puis me cria : « Pico ! pico ! » et il poussa de toutes ses forces. Je frappai la bête, non pas méchamment, mais comme pour lui donner le signal de l'effort : tout l'équipage s'ébranla, et parcourut une trentaine de mètres ; alors le paysan, sans lever la tête, entre deux halètements, cria : « La cale ! la cale ! » Ma mère, qui suivait la roue, posa prestement le coin de bois sous la jante de fer ; Paul l'imita, avec une aisance remarquable, et le véhicule s'immobilisa, pour un repos de cinq minutes. Le paysan le mit à profit pour me dire qu'il fallait frapper beaucoup plus fort, et de préférence sous le ventre ; Paul hurla : « Non ! non ! Je ne veux pas ! » Et comme mon père allait s'attendrir sur la bonté du petit bonhomme, Paul montra du doigt le paysan surpris et cria : « Il faut lui crever les yeux ! — Ho ho ! dit François indigné, me crever les yeux, à moi ? Qu'est-ce que c'est que ce sauvage ? Je crois qu'il vaudrait mieux l'enfermer dans le tiroir ! » Il fit mine de l'ouvrir : Paul courut s'agripper aux pantalons paternels .
« Voilà ce que c'est, dit gravement mon père, de vouloir crever les yeux aux gens : on finit par se faire enfermer dans les tiroirs .
— Ce n'est pas vrai ! hurla Paul, et moi je ne veux pas ! — Monsieur, dit ma mère, nous pourrions peut-être atten- dre un peu : je crois qu'il a dit ça pour rire ! — Même pour rire, dit François, ce n'est pas des choses à dire ! Me crever les yeux ! Et juste le jour que je me suis acheté une paire de lunettes pour le soleil ! » Il sortit en effet de sa poche un pince-nez à verres noirs qu'un camelot vendait quatre sous au marché. « Tu pourras les mettre quand même, dit Paul, de loin. — Mais, malheureux, dit le paysan, quand on a les yeux crevés, si en plus on met des lunettes noires, alors on n'y voit plus du tout ! Enfin, pour cette fois, je ne dis plus rien.. .
Allons-y ! » Chacun reprit sa place. Je frappai le mulet sous le ventre, pas trop fort, mais en hurlant des ordres dans ses oreilles, tandis que le paysan l'appelait : « carcan, carogne » et l'accusait de se nourrir d'excréments .
Par un suprême effort, nous atteignîmes le village, ou plutôt le hameau, dont les tuiles rougeâtres étaient d'une longueur antique. De très petites fenêtres perçaient les murs épais. Il y avait à gauche une esplanade bordée de platanes et soutenue par un mur penché en arrière, qui avait bien dix mètres de haut. À droite, c'était la rue. Je dirais : la rue principale, s'il y en avait eu une autre. Mais on n'y rencontrait qu'une petite traverse, qui n'avait que dix mètres de long et qui avait encore trouvé le moyen de faire un crochet à deux angles droits, pour atteindre la place du village. Plus petite qu'une cour d'école, la placette était ombragée par un très vieux mûrier, au tronc creusé de profondes crevasses, et deux acacias : partis à la rencontre du soleil, ils essayaient de dépasser le clocher .
Au milieu de la place, la fontaine parlait toute seule. C'était une conque de pierre vive, accrochée comme une bobèche, autour d'une stèle carrée, d'où sortait le tuyau de cuivre. Ayant dételé le mulet (car la charrette n'aurait pu le suivre), François le conduisit à la conque, et la bête but longuement, tout en battant ses flancs de sa queue. Un paysan passa. Quoique plutôt maigre, il était énorme. Sous un feutre raidi par la crasse, deux sourcils roux, aussi gros que des épis de seigle. Ses petits yeux noirs brillaient au fond d'un tunnel. Une large moustache rousse cachait sa bouche, et ses joues étaient couvertes d'une barbe de huit jours. En passant près du mulet, il cracha, mais ne dit rien d'autre. Puis, le regard baissé, il s'éloigna en se balançant. « En voilà un qui n'est guère sympathique, dit mon père .
— Ils ne sont pas tous comme ça, dit le paysan. Celui-là me veut du mal, parce que c'est mon frère. » Cette raison lui paraissant assez claire, il entraîna le mulet, qui laissa tomber quelques brioches et, pour finir, mit son rectum à l'envers, sous la forme d'une tomate. Je crus qu'il allait en mourir, mais mon père me rassura : « Il fait ça par hygiène, me dit-il. C'est sa façon à lui d'être propre. » LE mulet fut remis entre les brancards, et nous sortîmes du village : alors commença la féerie et je sentis naître un amour qui devait durer toute ma vie .
Un immense paysage en demi-cercle montait devant moi jusqu'au ciel : de noires pinèdes, séparées par des vallons, allaient mourir comme des vagues au pied de trois sommets rocheux .
Autour de nous, des croupes de collines plus basses accom- pagnaient notre chemin, qui serpentait sur une crête entre deux vallons. Un grand oiseau noir, immobile, marquait le milieu du ciel, et de toutes parts, comme d'une mer de musique, montait la rumeur cuivrée des cigales. Elles étaient pressées de vivre, et savaient que la mort viendrait avec le soir. Le paysan nous montra les sommets qui soutenaient le ciel au fond du paysage .
À gauche, dans le soleil couchant, un gros piton blanc étincelait au bout d'un énorme cône rougeâtre .
« Çui-là, dit-il, c'est Tête-Rouge. » À sa droite brillait un pic bleuté, un peu plus haut que le premier. Il était fait de trois terrasses concentriques, qui s'élargissaient en descendant, comme les trois volants de la pèlerine de fourrure de Mlle Guimard .
« Çui-là, dit le paysan, c'est le Taoumé .
Puis pendant que nous admirions cette masse, il ajouta : « On lui dit aussi le Tube. » — Qu'est-ce que ça veut dire ? demanda mon père. — Ça veut dire que ça s'appelle le Tube, ou bien le Taoumé. — Mais quelle est l'origine de ces mots ? — L'origine, c'est qu'il a deux noms, mais personne ne sait pourquoi. Vous aussi, vous avez deux noms, et moi aussi. » Pour abréger cette savante explication, qui ne me parut pas décisive, il fit claquer son fouet aux oreilles du mulet, qui répondit par une pétarade .
Au fond, à droite, mais beaucoup plus loin, une pente finissait dans le ciel, portant sur son épaule le troisième piton de roches, penché en arrière, qui dominait tout le paysage. « Ça, c'est Garlaban .
Aubagne est de l'autre côté, juste au pied .
— Moi, dis-je, je suis né à Aubagne .
— Alors, dit le paysan, tu es d'ici. » Je regardai ma famille avec fierté, puis le noble L paysage avec une tendresse nouvelle .
« Et moi, dit Paul inquiet, je suis né à Saint-Loup. Est-ce que je suis d'ici ? — Un peu, dit le paysan. Un peu, mais guère... » Paul, vexé, se replia derrière moi. Et comme il avait déjà de la conversa- tion, il me dit à voix basse : « C'est un couillon ! » On ne voyait pas de hameau, pas une ferme, pas même un cabanon. Le chemin n'était plus que deux ornières poudreuses séparées par une crête d'herbes folles, qui caressaient le ventre du mulet .
Sur la pente qui plongeait à droite, de beaux pins domi- naient une épaisse broussaille de chênes kermès, qui ne sont pas plus hauts qu'une table, mais qui portent de vrais glands de chêne, comme ces nains qui ont une tête d'homme. Au-delà du vallon se dressait une colline allongée. Elle avait la forme d'un vaisseau de guerre à trois ponts, en retrait les uns sur les autres. Elle portait trois longues pinèdes, séparées par des à-pics de roches blanches .
« Çui-là, dit le paysan, c'est les barres de Saint-Esprit. » À ce nom, si clairement « obscurantiste », mon père fronça un sourcil laïque, et demanda : « Ils sont très calotins, dans le pays ? — Un peu, dit le paysan .
— Vous allez à la messe, le dimanche ? — Ça dépend... Quand nous avons la sécheresse, moi je n'y vais pas, jusqu'à tant qu'il pleuve. Le bon Dieu a besoin qu'on lui fasse comprendre. » Je fus tenté de lui révéler que Dieu n'existait pas, ce que je savais de très bonne source ; mais comme mon père se taisait, je gardai modestement le silence .
Je m'aperçus soudain que ma mère ne marchait pas très facilement, à cause des talons « Louis XV » de ses bottines à boutons. Sans mot dire, je rejoignis la charrette et réussis à en tirer la petite valise, que l'on avait glissée sous les cordes, à l'arrière du véhicule .
« Que fais-tu ? » dit-elle surprise .
Je posai la valise à terre, et j'en tirai ses espadrilles. Elles n'étaient pas plus grandes que les miennes. Elle me fit un merveilleux sourire de tendresse, et dit : « Gros bêta, on ne peut pas s'arrêter ici ! — Pourquoi ? Nous les rattraperons ! » Assise sur un rocher au bord de la route, elle changea de chaussures, sous les yeux de Paul, venu assister à l'opération, qui lui parut assez audacieuse du point de vue de la pudeur, car il regarda de tous côtés, pour s'assurer que personne n'avait pu voir les bas maternels .
Elle nous prit par la main et, au pas de course, nous rejoi- gnîmes la charrette où je replaçai le précieux bagage. Comme elle était petite maintenant ! Elle avait l'air d'avoir quinze ans, ses joues étaient roses, et je vis avec plaisir que ses mollets paraissaient plus gros .
Le chemin montait toujours, et nous approchions des pinèdes .
À gauche, le coteau descendait, par d'étroites terrasses, jusqu'au fond d'un vallon verdoyant .
Le paysan disait à mon père : « Çui-là aussi, il a deux noms. On lui dit "Le Vala" ou bien "Le Ruisseau" .
— Ho ho ! dit mon père charmé, il y a un ruisseau ? — Bien sûr, dit le paysan. Et un beau ruisseau ! » Mon père se tourna vers nous : « Mes enfants, au fond du vallon, il y a un ruisseau ! » Le paysan se tourna à son tour, et ajouta : « Quand il pleut, bien entendu... » Les terrasses de ce Vala étaient couvertes d'oliviers à quatre ou cinq troncs, plantés en rond. Ils se penchaient un peu en arrière pour avoir la place d'épanouir leurs feuillages qui formaient un seul bouquet. Il y avait aussi des amandiers d'un vert tendre, et des abricotiers luisants. Je ne savais pas les noms de ces arbres, mais je les aimai aussitôt .
Entre eux, la terre était inculte, et couverte d'une herbe jaune et brune dont le paysan nous apprit que c'était de la « baouco ». On aurait dit du foin séché, mais c'est là son teint naturel. Au printemps, pour participer à l'allégresse générale, elle fait un effort et verdit faiblement. Mais malgré cette pauvre mine, elle est vivace et vigoureuse, comme toutes les plantes qui ne servent à rien .
C'est là que je vis pour la première fois des touffes d'un vert sombre qui émergeaient de cette baouco et qui figuraient des oliviers en miniature. Je quittai le chemin, je courus toucher leurs petites feuilles .
Un parfum puissant s'éleva comme un nuage, et m'enveloppa tout entier .
C'était une odeur inconnue, une odeur sombre et soutenue, qui s'épanouit dans ma tête et pénétra jusqu'à mon coeur. C'était le thym, qui pousse au gravier des garrigues : ces quelques plantes étaient descendues à ma rencontre, pour annoncer au petit écolier le parfum futur de Virgile .
J'en arrachai quelques brindilles, et je rejoignis la charrette en les tenant sous mes narines .
« Qu'est-ce que c'est ? » dit ma mère .
Elle les prit, respira profondément : « C'est du thym frais, dit-elle. On fera des civets merveilleux .
— Du thym ? dit François avec un certain mépris. Il vaut bien mieux le pèbre d'aï.. .
— Qu'est-ce que c'est ? — C'est comme une espèce de thym, et en même temps c'est une espèce de menthe. Mais ça ne peut pas se dire : je vous en ferai voir ! » Il parla ensuite de la marjolaine, du romarin, de la sauge, du fenouil. Il fallait en « bourrer le ventre de la lièvre », ou bien « le hacher finfinfin », avec « un gros bout de lard gras ». Ma mère écoutait, très intéressée. Moi, je flairais les brindil- les sacrées, et j'avais honte .
Le chemin montait toujours, franchissant de temps à autre un petit plateau. En regardant en arrière, on voyait la longue vallée de l'Huveaune, sous une traînée vaporeuse, qui allait jusqu'à la mer brillante .
Paul trottait de tous côtés : il frappait, avec une pierre, sur le tronc des amandiers, et des volées de cigales fuyaient, vibrantes d'indignation .
Il y eut une dernière côte, aussi rude que la première. Grâce à une volée de coups de trique, le mulet, sous un dos en arc de cercle qui se détendait brusquement, et hochant la tête à chaque coup de collier, tira par saccades la brinquebalante charrette dont le chargement, balancé comme la tige d'un métronome, arrachait au passage des branches d'olivier. Mais il s'en trouva une plus forte que le pied de la table, qui tomba sur la tête résonnante de mon père stupéfait. Tandis que ma mère tâchait de conjurer la montée d'une bosse en pressant sur l'ecchymose une pièce de deux sous, le petit Paul dansait en riant aux éclats. Pour moi, je ramassai le pied coupable, et je constatai avec plaisir que sa longue rupture en biseau promettait une réparation facile. À mon père, qui faisait la grimace sous la pressante effigie de Napoléon III, je courus porter cette consolation .
Nous rejoignîmes l'équipage, arrêté dans un bosquet en haut de la côte, pour laisser souffler le mulet martyrisé. Il soufflait en effet à grand bruit, élargissant ses côtes maigres qui avaient l'air de cerceaux dans un sac, et des fils de bave transparente pendaient de sa longue babine de caoutchouc. Alors mon père nous montra — de la main gauche, car il frottait toujours son crâne endolori — une petite maison, sur le coteau d'en face, à demi cachée par un grand figuier. « Voilà, dit-il. Voilà la Bastide- Neuve. Voilà l'asile des va- cances : le jardin qui est à gauche est aussi à nous ! » Ce jardin, entouré d'un grillage rouillé, avait au moins cent mètres de large .
Je ne pus y distinguer rien d'autre qu'une petite forêt d'oli- viers et d'amandiers, qui mariaient leurs branches folles au- dessus de broussailles enchevêtrées : mais cette forêt vierge en miniature, je l'avais vue dans tous mes rêves, et, suivi de Paul, je m'élançai en criant de bonheur .
ENTRE le grand figuier de la terrasse et la maison, un petit camion était arrêté, et ses deux chevaux croquaient de l'avoine dans des sacs pendus à leurs joues .
L'oncle Jules, en bras de chemise, les manches retroussées, finissait le déchargement de ses meubles, c'est-à-dire qu'il les faisait basculer du bord de la voiture sur le vaste dos d'un déménageur .
Ma tante Rose, installée sur la terrasse dans un fauteuil d'osier, donnait son biberon au cousin Pierre, qui traduisait son enthousiasme en remuant ses doigts de pied. L'oncle Jules était assez rouge, et beaucoup plus gai que jamais : il parlait d'une voix forte, et roulait les r comme une crécelle. Sur la table ronde en fer, il y avait deux bouteilles vides, et une troisième encore à demi pleine de vin rouge .
« Ah ! vous voilà, Joseph ! s'écria-t-il avec une joie surpre- nante. Vous voilà enfin ! Je commençais à me demander si vous n'aviez pas fait naufrage en route ! » Mon père le regarda assez froidement : « En tout cas, dit-il, vous aviez de quoi nous attendre ! — et il montra du doigt les trois bouteilles. — Mon cher ami, dit l'oncle, vous saurez que le vin est un aliment indispensable aux travailleurs de force, et surtout aux déménageurs. Je veux dire le vin naturel, et celui-ci vient de chez moi ! D'ailleurs, vous-même, quand vous aurez fini de décharger vos meubles, vous serez bien aise d'en siffler un gobelet ! — Mon cher Jules, dit mon père, j'en boirai peut-être deux doigts, pour faire honneur à votre production. Mais je n'en "sifflerai pas un gobelet", comme vous dites si bien. Un gobelet de ce vin-là contient probablement cinq centilitres d'alcool pur, et je ne suis pas assez habitué à ce poison pour en supporter une dose dont l'injection sous-cutanée suffirait à tuer trois chiens de bonne taille. Voyez d'ailleurs dans quel état l'Alcool a mis cet homme ! » Il montra le déménageur, qui suçotait sa tombante mousta- che, et s'approchait en titubant de la voiture, les yeux rougis et l'haleine courte. Il prit une table de nuit sous un bras, deux chaises sous l'autre, et tenta de franchir la porte d'un grand élan. Mais il resta coincé entre deux craquements, et la pression de la table de nuit fit jaillir de sa vaste bedaine une éructation tonitruante .
Ma mère se détourna pour rire, et ma tante Rose pouffa. Paul était au comble de la joie, mais pour moi, je ne riais pas : je m'attendais à le voir tomber entre les débris de ces meubles, dans les spasmes de l'agonie .
Au lieu de porter secours à ce malheureux (dont j'imaginais le foie), l'oncle Jules se fâcha tout rouge, en disant : « A-t-on idée... Mais saperlipopette, a-t-on idée !... Vous voyez bien que cette porte est trop étroite pour que.. .
— Je ne vous le fais pas dire, hoqueta le déménageur, mais ce n'est pas moi qui l'ai faite .
— Monsieur a raison, dit mon père. Il n'a pas fait cette porte, et il ne s'est pas fait lui-même... Puisque l'un ne va pas avec l'autre, il n'y a pas de raison de s'obstiner. D'ailleurs, vos meubles sont déchargés, et je n'ai pas besoin de lui pour les miens. De plus, il est certainement fatigué, et comme sa journée est finie, il vaut mieux qu'il retourne en ville. — Voilà un homme qui parle bien, déclara le déménageur. Il est déjà plus de cinq heures, et je suis père de famille, avec une hernie par-dessus le marché. Ça vous étonne peut-être mais, si vous voulez, je vous la fais voir. — Vous êtes, dit l'oncle Jules, un ivrogne et un imbécile. » Le hernieux devint menaçant : « Je ne sais pas ce qui me retient de vous casser la figure. » Ma tante et ma mère s'étaient levées, effrayées ; mon père s'interposa, mais l'ivrogne le repoussait, en répétant : « Je ne sais pas ce qui me retient ! » Paul, tout pâle, se cacha derrière le tronc du figuier. Je cherchai des yeux une pierre pointue, lorsqu'une voix s'éleva : « Tourne un peu l'oeil de ce côté, et tu vas voir ce qui te retient ! » C'était François, qui s'avançait, très calme, mais tenant dans son poing la « taravelle », c'est-à-dire le rondin de bois dur qui est l'unique rayon du treuil de la charrette. Le déménageur se tourna vers lui, furieux et s'écria : « De quoi ? de quoi ? — De bois, de bois ! répondit François .
— Celle-là est forte ! dit le déménageur. — Très forte », dit François qui soupesait la taravelle en connaisseur .
Puis il se tourna vers l'oncle Jules : « Vous l'avez payé ? — Pas encore, dit l'oncle Jules. Je lui dois sept francs cinquante .
— Payez-le », dit François .
L'oncle Jules tendit à l'ivrogne trois pièces d'argent. « Et le pourboire ? dit le déménageur .
— Vous avez assez bu comme ça, dit mon père. Et croyez- moi, ça ne vous vaut rien .
— Vous êtes une bande de salauds, dit le déménageur. — Allez zou, dit François, monte sur ton siège. Je t'aiderai à tourner. » Il le regardait d'un tel air que l'ivrogne se radoucit soudain : « Toi, dit-il, tu es un ami, tu comprends la vie. Tandis que ces bourgeois, oh là là ! Je me suis peut-être crevé le gésier avec cette saloperie de table de nuit, et ça me refuse un pourboire ! Mais ça ne finira pas comme ça, et ça va leur coûter plus cher que les contributions ! » Il rassembla péniblement les rênes, pendant que François faisait tourner les deux chevaux, qu'il tenait solidement par leurs brides. Quand ils furent correctement rangés sur le chemin, et dans la bonne direction, il alla prendre son fouet sur sa charrette, et pendant que le déménageur nous montrait le poing, en proférant d'obscures menaces, François, poussant des cris sauvages, fouetta les bêtes à tour de bras : dans un nuage de poussière, de craquements et de malédictions, le camion s'envola dans le passé .
ALORS commencèrent les plus beaux jours de ma vie. La maison s'appelait la Bastide-Neuve, mais elle était neuve depuis bien longtemps. C'était une ancienne ferme en ruine, restaurée trente ans plus tôt par un monsieur de la ville, qui vendait des toiles de tente, des serpillières et des balais. Mon père et mon oncle lui payaient un loyer de 80 francs par an (c'est-à-dire quatre louis d'or), que leurs femmes trouvaient un peu exagéré. Mais la maison avait l'air d'une villa — et il y avait « l'eau à la pile » : c'est-à-dire que l'audacieux marchand de balais avait fait construire une grande citerne, accolée au dos du bâtiment, aussi large et presque aussi haute que lui : il suffisait d'ouvrir un robinet de cuivre, placé au-dessus de l'évier, pour voir couler une eau limpide et fraîche... C'était un luxe extraordinaire, et je ne compris que plus tard le miracle de ce robinet : depuis la fontaine du village jusqu'aux lointains sommets de l'Étoile, c'était le pays de la soif : sur vingt kilomètres, on ne rencontrait qu'une douzaine de puits (dont la plupart étaient à sec à partir du mois de mai) et trois ou quatre « sources » ; c'est-à-dire qu'au fond d'une petite grotte, une fente du roc pleurait en silence dans une barbe de mousse .
C'est pourquoi quand une paysanne venait nous apporter des oeufs ou des pois chiches, et qu'elle entrait dans la cuisine, elle regardait, en hochant la tête, l'étincelant Robinet du Progrès .
Il y avait aussi, au rez-de-chaussée, une immense salle à manger (qui avait bien cinq mètres sur quatre) et que décorait grandement une petite cheminée en marbre véritable. Un escalier, qui faisait un coude, menait aux quatre cham- bres du premier étage. Par un raffinement moderne les fenêtres de ces chambres étaient munies, entre les vitres et les volets, de cadres qui pouvaient s'ouvrir, et sur lesquels était tendue une fine toile métallique, pour arrêter les insectes de la nuit. L'éclairage était assuré par des lampes à pétrole, et quelques bougies de secours. Mais comme nous prenions tous nos repas sur la terrasse, sous le figuier, il y avait surtout la lampe tempête .
Prodigieuse lampe tempête ! Mon père la sortit un soir d'une grande boîte en carton, la garnit de pétrole, et alluma la mèche : il en jaillit une flamme plate, en forme d'amande, qu'il coiffa d'un « verre de lampe » ordinaire. Puis, il enferma le tout dans un globe ovoïde, que protégeait un grillage nickelé, surmonté d'un couvercle de métal : ce couvercle était un piège à vent. Il était percé de trous qui accueillaient la brise noctur- ne, l'enroulaient sur elle-même, et la poussaient, inerte, vers la flamme impassible qui la dévorait... Lorsque je la vis, suspen- due à une branche du figuier, brûler, brillante, avec la sérénité d'une lampe d'autel, j'en oubliai ma soupe au fromage, et je décidai de consacrer ma vie à la science... Cette amande scintillante éclaire encore mon enfance, et j'ai été moins étonné, dix ans plus tard, lorsque je visitai le phare de Planier. D'ailleurs, tout comme Planier, séducteur de cailles et de vanneaux, elle attirait tous les insectes de la nuit. Dès qu'on la suspendait à sa branche, elle était entourée d'un vol de papillons charnus, dont les ombres dansaient sur la nappe : brûlés d'un impossible amour, ils tombaient tout cuits dans nos assiettes .
Il y avait aussi d'énormes guêpes, dites « cabridans », que nous assommions à coups de serviette, en renversant quelque- fois la carafe, toujours les verres ; des capricornes et des lucanes, qui arrivaient de la nuit comme lancés par une fronde, et qui faisaient tinter la lampe avant de plonger dans la soupière. Les lucanes, noirs et polis, portaient devant eux une gigantesque pince plate, aux deux branches bordées d'une nervure en relief : cet outil prodigieux, faute d'articulation, ne pouvait leur servir à rien, mais il était tout à fait commode pour y attacher un harnachement de ficelle, grâce auquel le lucane maîtrisé traînait sans effort, sur la toile cirée, le poids énorme du fer à repasser .
Le « jardin » n'était rien d'autre qu'un très vieux verger abandonné, et clôturé par un grillage de poulailler, dont la rouille du temps avait rongé la meilleure part. Mais l'appella- tion de «jardin» confirmait celle de « villa ». De plus, mon oncle avait décoré du titre de « bonne » une paysanne à l'air égaré, qui venait l'après-midi laver la vaisselle et parfois faire la lessive, ce qui lui donnait l'occasion de se laver les mains ; nous étions ainsi triplement rattachés à la classe supérieure, celle des bourgeois distingués. Devant le jardin, des champs de blé ou de seigle assez pau- vrement cultivés, et bordés d'oliviers millénaires. Derrière la maison, les pinèdes formaient des îlots sombres dans l'immense garrigue, qui s'étendait, par monts, par vaux et par plateaux, jusqu'à la chaîne de Sainte- Victoire. La Bastide- Neuve était la dernière bâtisse, au seuil du désert, et l'on pouvait marcher pendant trente kilomètres sans rencontrer que les ruines basses de trois ou quatre fermes du Moyen Âge, et quelques bergeries abandonnées .
Nous allions dormir de bonne heure, épuisés par les jeux de la journée, et il fallait emporter le petit Paul, mou comme une poupée de chiffons : je le rattrapais de justesse au moment où il tombait de sa chaise, en serrant dans sa main crispée une pomme à demi rongée, ou la moitié d'une banane. En me couchant, à demi conscient, je décidais chaque soir de me réveiller à l'aurore, afin de ne pas perdre une minute du miraculeux lendemain. Mais je n'ouvrais les yeux que vers sept heures, aussi furieux et grommelant que si j'avais manqué le train .
Alors, j'appelais Paul, qui commençait par grogner lamen- tablement, en se retournant vers le mur ; mais il ne résistait pas à l'ouverture de la fenêtre, soudain resplendissante au claque- ment des volets de bois plein, tandis que le chant des cigales et les parfums de la garrigue emplissaient d'un seul coup la chambre élargie .
Nous descendions tout nus, et nos vêtements à la main .
Mon père avait adapté un long tuyau en caoutchouc au robinet de la cuisine. Il en sortait par la fenêtre, et venait aboutir à un bec de lance en cuivre, sur la terrasse. J'arrosais Paul, puis il m'inondait. Cette façon de faire était une invention géniale de mon père, car l'abominable « toilette » était devenue un jeu : elle durait jusqu'à ce que ma mère nous criât par la fenêtre : « Assez ! Quand la citerne sera vide, nous serons obligés de partir ! » Après cette effroyable menace, elle fermait irréparablement le robinet .
Nous avalions très vite les tartines avec le café au lait, et alors commençait la grande aventure .
Il était défendu de sortir du jardin, mais on ne nous surveil- lait pas. Ma mère croyait que la clôture était infranchissable : ma tante était l'esclave du cousin Pierre. Mon père allait souvent au village pour « les commissions » ou dans la colline pour herboriser ; quant à l'oncle Jules, il passait en ville trois jours par semaine, car il n'avait que vingt jours de vacances, et il les avait répartis sur deux mois .
C'est ainsi que livrés le plus souvent à nous-mêmes, il nous arrivait de monter jusqu'aux premières pinèdes. Mais ces explorations, le couteau à la main, et l'oreille aux aguets, se terminaient souvent par une fuite éperdue vers la maison, à cause de la rencontre inopinée d'un serpent boa, d'un lion, ou d'un ours des cavernes .
Nos jeux furent d'abord la chasse aux cigales, qui suçaient en chantant la sève des amandiers. Les premières nous échappèrent, mais nous fûmes bientôt d'une adresse si efficace que nous revenions à la maison entourés d'un halo de musique, car nous en rapportions des douzaines qui conti- nuaient à grésiller dans nos poches tressautantes. Il y eut la capture des papillons, des sphinx à deux queues et aux grandes ailes blanches bordées de bleu, qui laissaient sur mes doigts une poudre d'argent .
Pendant plusieurs jours, nous jetâmes des chrétiens aux lions : c'est-à-dire que nous lancions des poignées de petites sauterelles dans la toile endiamantée des grandes araignées de velours noir, striées de raies jaunes : elles les habillaient de soie en quelques secondes, perçaient délicatement un trou dans la tête de la victime, et la suçaient longuement, avec un plaisir de gourmet. Ces jeux enfantins étaient entrecoupés par des orgies de gomme d'amandier, une gomme rousse comme du miel : friandise sucrée, et merveilleusement gluante, mais fortement déconseillée par l'oncle Jules, qui prétendait que cette gomme « finirait par nous coller les boyaux » .
Mon père, soucieux de l'avancement de nos études, nous conseilla de renoncer aux jeux inutiles : il nous recommanda l'observation minutieuse des moeurs des insectes, et de commencer par celles des fourmis car il voyait en elles le modèle du bon citoyen .
C'est pourquoi le lendemain matin, nous arrachâmes longuement les herbes et la baouco autour de l'entrée principale d'une belle fourmilière. Quand la place fut bien nette, dans un rayon d'au moins deux mètres, je réussis à me glisser dans la cuisine, pendant que ma mère et ma tante cueillaient des amandes derrière la maison ; là, je volai un grand verre de pétrole, et quelques allumettes .
Les fourmis, qui ne se doutaient de rien, allaient et venaient en double colonne, comme les dockers sur la passerelle d'un navire .
Je m'assurai d'abord que personne ne pouvait nous voir, puis je versai longuement le pétrole dans l'orifice principal. Un grand désordre agita la tête de la colonne, et des dizaines de fourmis remontèrent du fond : elles couraient çà et là, éperdues, et celles qui avaient une grosse tête ouvraient et refermaient leurs fortes mandibules, en cherchant l'invisible ennemi. J'enfonçai alors dans le trou une mèche de papier : Paul réclama la gloire d'y mettre le feu, ce qu'il fit très correctement. Une flamme rouge et fumeuse s'éleva, et nos études commencèrent .
Par malheur, les fourmis se révélèrent trop aisément com- bustibles. Instantanément foudroyées par la chaleur, elles disparaissaient dans une étincelle. Ce petit feu d'artifice fut assez plaisant, mais bien court. De plus, après la sublimation des externes, nous attendîmes en vain la sortie des puissantes légions souterraines, et l'explosion bruyante de la reine, sur laquelle j'avais compté : mais rien ne parut, et il ne resta sous nos yeux qu'un petit entonnoir noirci par le feu, triste et solitaire comme le cratère d'un volcan éteint. Cependant, nous fûmes assez vite consolés de cet insuccès par la capture de trois grands « pregadious », c'est-à-dire de trois mantes religieuses, qui se promenaient, toutes vertes, sur les branches vertes d'une verveine : beaux sujets pour l'observation scientifique .
Papa nous avait dit (avec une certaine joie laïque) que la mante dite « religieuse » était un animal féroce et sans pitié ; qu'on pouvait la considérer comme le « tigre des insectes », et que l'étude de ses moeurs était des plus intéressantes. Je décidai donc de les étudier, c'est-à-dire que, pour déclen- cher une bataille entre les deux plus grosses, je les présentai de fort près l'une à l'autre, les griffes en avant. Nous pûmes alors continuer nos études par la constatation du fait que ces bestioles pouvaient vivre sans griffes, puis sans pattes, et même sans une moitié de la tête... Au bout d'un quart d'heure de ce divertissement si gracieusement enfantin, l'un des champions n'était plus qu'un buste qui, ayant dévoré la tête et le thorax de l'adversaire, s'attaquait, sans se presser, à la seconde moitié, qui remuait toujours, un peu nerveusement. Paul, qui avait le coeur bon, alla voler le petit tube de Secco- tine (colle même le fer) et prétendit recoller ensemble ces deux moitiés pour en refaire un entier, à qui nous pourrions rendre solennellement la liberté. Il ne put mener à bien cette opération généreuse, car le buste réussit à s'enfuir. Mais il nous restait, dans un bocal, le troisième tigre. Je décidai de le confronter avec des fourmis, et cette heureuse idée nous permit de jouir d'un spectacle charmant .
Renversant brusquement le bocal, j'appliquai son ouverture sur l'entrée principale d'une fourmilière en plein travail. Le tigre, étant plus long que le bocal n'était large, se tenait debout sur ses pattes de derrière, et profitait de sa tête à pivot pour regarder de tous côtés avec une curiosité de touriste .
Cepen- dant une mousse de fourmis sortit du tunnel et monta à l'assaut de ses pattes, si bien qu'il perdit son calme, et se mit à danser, tout en lançant ses deux cisailles à droite et à gauche : il ramenait à chaque geste une grappe de fourmis, qu'il portait à ses mandibules, d'où elles retombaient, coupées en deux. Comme l'épaisseur du verre déformait la beauté du specta- cle, et que la position incommode du tigre gênait ses mouvements, je crus de mon devoir d'enlever le bocal. Le « pregadiou » retomba dans sa position naturelle, ses pinces repliées et ses six pattes sur le sol. Mais au bout de chacune d'elles, il y avait quatre fourmis qui s'accrochaient implaca- blement par leurs mandibules tétanisées, tandis qu'elles s'agrippaient au gravier : ainsi maîtrisé par ces lilliputiennes, le tigre ne pouvait pas plus bouger que Gulliver. Cependant, de ses pinces restées libres, il attaquait tour à tour chacun de ces ancrages, et en ravageait le personnel. Mais avant même que les bestioles tronçonnées fussent retombées de ses mandibules, d'autres avaient pris leur place, et c'était à recommencer .
Je me demandais comment pourrait évoluer cette situation, qui paraissait stabilisée — je veux dire fixée dans un cycle immuable — lorsque je remarquai que les réflexes des pattes ravisseuses n'étaient plus ni aussi rapides, ni aussi fréquents. J'en conclus que le « pregadiou » commençait à perdre courage à cause de l'inefficacité de sa tactique et qu'il allait sans doute en changer. En effet, au bout de quelques minutes, ses attaques latérales cessèrent complètement .
Les fourmis abandonnèrent aussitôt sa nuque, son buste, son dos, et il resta debout, immobile, les pinces en prière et le torse presque droit sur les six grandes pattes qui frémissaient à peine .
Paul me dit : « Il réfléchit. » Ces réflexions me parurent un peu longues, et la disparition des fourmis m'intriguait : je me couchai donc à plat ventre et je découvris la tragédie .
Sous la queue à trois pointes du tigre pensif, les fourmis avaient agrandi l'orifice naturel : une file y entrait, une autre en sortait, comme à la porte d'un grand magasin, à la veille de la Noël. Chacune emportait son butin, et les diligentes ménagères déménageaient l'intérieur du « pregadiou ». Le malheureux tigre, toujours immobile, et comme attentif, par une sorte d'introspection, à ce qui se passait en lui-même, n'avait pas les moyens, faute de jeux de physionomie ou d'expression vocale, d'extérioriser sa torture ou son désespoir, et son agonie ne fut pas spectaculaire. Nous ne comprîmes qu'il était mort qu'au moment où les fourmis des ancrages lâchèrent le bout de ses pattes et commencèrent à dépecer la mince enveloppe qui l'avait contenu. Elles scièrent le cou, coupèrent le buste en tranches régulières, épluchèrent les pattes et désarticulèrent élégamment les terribles pinces, comme fait un cuisinier pour un homard. Le tout fut entraîné sous terre, et rangé, au fond de quelque magasin, dans un ordre nouveau .
Il ne resta plus sur le gravier que les belles élytres vertes, qui avaient volé glorieusement au-dessus des jungles de l'herbe, et qui terrorisaient la proie ou l'ennemi. Méprisées par les ménagères, elles avouaient tristement qu'elles n'étaient pas comestibles .
C'est ainsi que se terminèrent nos « études » sur les moeurs de la mante religieuse, et sur la « diligence » des « laborieuses » fourmis .
« Pauvre bête ! me dit Paul. Il a dû avoir une belle colique. — C'est bien fait pour lui, dis-je. Il mange les sauterelles toutes vivantes, et même les cigales, et même les papillons. Papa te l'a dit : c'est un tigre. Et moi, la colique des tigres, je m'en fous. » LES études entomologiques commençaient à nous lasser, lorsque nous découvrîmes notre véritable vocation. Après le déjeuner, lorsque le soleil africain tombe en pluie de feu sur l'herbe mourante, on nous forçait à nous « reposer » une heure, à l'ombre du figuier, sur ces fauteuils pliants nommés « transatlantiques » qu'il est difficile d'ouvrir correctement, qui pincent cruellement les doigts, et qui s'effondrent parfois sous le dormeur stupéfait .
Ce repos nous était une torture, et mon père, grand péda- gogue, c'est-à-dire doreur de pilules, nous le fit accepter en nous apportant quelques volumes de Fenimore Cooper et de Gustave Aymard .
Le petit Paul, les yeux tout grands, la bouche entrouverte, m'écouta lire à haute voix Le Dernier des Mohicans. Ce fut pour nous la révélation, confirmée par Le Chercheur de pistes : nous étions des Indiens, des fils de la Forêt, chasseurs de bisons, tueurs de grizzlys, étrangleurs de serpents boas, et scalpeurs de Visages Pâles .
Ma mère accepta de coudre — sans savoir pourquoi — un vieux tapis de table à une couverture trouée, et nous dressâmes notre wigwam dans le coin le plus sauvage du jardin .
J'avais un arc véritable, venu tout droit du Nouveau Monde en passant par la boutique du brocanteur .
Je fabriquai des flèches avec des roseaux, et, caché dans les broussailles, je les tirais férocement contre la porte des cabinets, constitués par une sorte de guérite au bout de l'allée. Puis, je volai le couteau « pointu » dans le tiroir de la cuisine : je le tenais par la lame, entre le pouce et l'index (à la façon des Indiens Comanches) et je le lançais de toutes mes forces contre le tronc d'un pin, tandis que Paul émettait un sifflement aigu, qui en faisait une arme redoutable .
Cependant nous comprîmes bientôt que la guerre étant le seul jeu vraiment intéressant, nous ne pouvions pas appartenir à la même tribu .
Je restai donc Comanche, mais il devint Pawnee, ce qui me permit de le scalper plusieurs fois par jour. En échange, vers le soir, il me tuait, avec un tomahawk de carton, et fuyait ensuite à toutes jambes, car j'excellais dans les agonies. Des coiffures de plumes, composées par ma mère et ma tante, et des peintures de guerre faites avec de la colle, de la confiture et de la poudre de craies de couleur, achevèrent de donner à cette vie indienne une réalité obsédante. Parfois, les deux tribus ennemies enterraient la hache de guerre, et s'unissaient pour la lutte contre les Visages Pâles, les farouches Yankees venus du Nord. Nous suivions des pistes imaginaires, marchant courbés dans les hautes herbes, attentifs aux brisées, aux empreintes invisibles, et j'examinais d'un air farouche un fil de laine accroché à l'aigrette d'or d'un fenouil. Quand la piste se dédoublait, nous nous séparions en silence.. .
De temps à autre, pour maintenir la liaison, je lançais le cri de l'oiseau moqueur — « si parfaitement imité que sa femelle s'y fût trompée » —, et Paul me répondait par « l'aboiement rauque du coyote », parfaitement imité, lui aussi : mais imité — faute de coyote — de celui du chien de la boulangère, un roquet galeux qui attaquait parfois nos fonds de culotte. D'autres fois, nous étions poursuivis par une coalition de trappeurs, que commandait la « Longue Carabine ». Alors, pour donner le change à l'ennemi, nous marchions longue- ment à reculons, afin d'inverser nos empreintes. Puis, au milieu d'une clairière, j'arrêtais Paul d'un geste, et, dans un grand silence, je collais mon oreille au sol.. .
J'écoutais, avec une inquiétude sincère, l'approche de nos poursuivants, car au fond des lointaines savanes, j'entendais le galop de mon coeur .
Lorsque nous revenions à la maison, le jeu continuait. Le couvert était mis sous le figuier. Dans une chaise longue, mon père lisait la moitié d'un journal, car l'oncle Jules lisait l'autre .
Nous nous présentions, graves et dignes, comme il convient à des chefs, et je disais : « Ugh ! » Mon père répondait : « Ugh ! — Les grands chefs blancs veulent-ils recevoir leurs frères rouges sous leur wigwam de pierre ? — Nos frères rouges sont les bienvenus, disait mon père. Leur route a dû être longue, car leurs pieds sont poudreux .
— Nous venons de la Rivière Perdue, et nous avons marché trois lunes ! — Tous les enfants du Grand Manitou sont des frères : que les chefs partagent notre pemmican ! Nous leur demanderons seulement de respecter les coutumes sacrées des Blancs : qu'ils aillent d'abord se laver les mains ! » Le soir, à table, sous la lampe tempête nimbée de mouche- rons, balançant doucement mes jambes alourdies, en face de ma mère toute belle, j'écoutais la conversation de ces vieux mâles .
Ils discutaient assez souvent de politique. Mon oncle faisait des comparaisons désobligeantes entre M. Fallières et le roi Louis XIV. Mon père ripostait en décrivant un cardinal en forme de point d'interrogation, parce que le roi l'avait enfermé dans une cage de fer ; puis, il parlait d'un certain « Lagabèle », qui ruinait le peuple .
D'autres fois, l'oncle attaquait des gens qui s'appelaient « les radicots ». Il y avait un M. Comble, qui était un radicot, et sur lequel il était difficile de se faire une opinion : mon père disait que ce radicot était un grand honnête homme, tandis que l'oncle le nommait « la fine fleur de la canaille » et offrait de signer cette déclaration sur papier timbré. Il ajoutait que ce Comble était le chef d'une bande de malfaiteurs, qui s'appe- laient « les framassons » .
Mon père parlait aussitôt d'une autre bande, qui s'appelait « les jézuites » ; c'étaient d'horribles « tartruffes », qui creusaient des « galeries » sous les pieds de tout le monde. Alors, l'oncle Jules s'enflammait, et le sommait de lui rendre tout de suite «le milliard des congrégations ». Mais mon père, qui pourtant ne tenait pas à l'argent, répondait avec force : « Jamais ! Jamais on ne vous rendra tant de richesses, arrachées sur des lits de mort à des agonisants terrorisés ! » Alors, ma mère et ma tante posaient aussitôt des questions urgentes sur le phylloxéra dans le Roussillon, ou sur la nomination imméritée d'un instituteur dans une école supérieure, et la conversation changeait brusquement de ton. D'ailleurs, ce qu'ils disaient ne m'intéressait pas. Ce que j'écoutais, ce que je guettais, c'était les mots : car j'avais la passion des mots ; en secret, sur un petit carnet, j'en faisais une collection, comme d'autres font pour les timbres. J'adorais grenade, fumée, bourru, vermoulu et surtout mani- velle : et je me les répétais souvent, quand j'étais seul, pour le plaisir de les entendre .
Or, dans les discours de l'oncle, il y en avait de tout nou- veaux, et qui étaient délicieux : damasquiné, florilège, filigrane, ou grandioses : archiépiscopal, plénipotentiaire. Lorsque sur le fleuve de son discours je voyais passer l'un de ces vaisseaux à trois ponts, je levais la main et je demandais des explications, qu'il ne me refusait jamais. C'est là que j'ai compris pour la première fois que les mots qui ont un son noble contiennent toujours de belles images. Mon père et mon oncle encourageaient cette manie, qui leur paraissait de bon augure : si bien qu'un jour, et sans que ce mot se trouvât dans une conversation (il en eût été le premier surpris), ils me donnèrent anticonstitutionnellement en me révélant que c'était le mot le plus long de la langue française. Il fallut me l'écrire sur la note de l'épicier que j'avais gardée dans ma poche .
Je le recopiai à grand-peine sur une page de mon carnet, et je le lisais chaque soir dans mon lit ; ce n'est qu'au bout de plusieurs jours que je pus maîtriser ce monstre, et je me promis de l'exploiter, si par hasard, un jour, vers la fin des temps, j'étais forcé de retourner à l'école .
VERS le 10 août, les vacances furent interrompues, pen- dant tout un après-midi, par un orage, qui engendra, comme c'était à craindre, une dictée .
L'oncle Jules, dans un fauteuil près de la porte vitrée, lisait un journal. Paul, accroupi dans un coin sombre, jouait tout seul aux dominos, c'est-à-dire qu'il les plaçait bout à bout, au hasard, après des réflexions et des soliloques. Ma mère cousait près de la fenêtre. Mon père, assis devant la table, tout en aiguisant un canif sur une pierre noire, lisait à haute voix, en répétant deux ou trois fois chaque phrase, une histoire incompréhensible .
C'était une homélie de Lamennais, qui racontait l'aventure d'une grappe de raisin .
Le Père de Famille la cueillait dans sa vigne, mais il ne la mangeait pas : il la rapportait à la Maison, pour l'offrir à la Mère de Famille. Celle-ci, très émue, la donnait en cachette à son Fils, qui, sans rien n’en dire à personne, la portait à sa Soeur. Mais celle-ci n'y touchait pas non plus. Elle attendait le retour du Père, qui, en retrouvant la Grappe dans son assiette, serrait toute la Famille dans ses bras, en levant les yeux au Ciel .
Le périple de cette grappe s'arrêtait là, et je me demandais qui l'avait mangée, lorsque l'oncle Jules replia son journal, et me dit sur un ton grave : « Voilà une page que tu devrais apprendre par coeur. » Je fus indigné par cette proposition agressive d'un travail supplémentaire, et je demandai : « Pourquoi ? — Voyons, dit l'oncle, tu n'as donc pas été touché par le sentiment qui anime ces humbles paysans ? » À travers la vitre, je regardais tomber la pluie, qui vernissait en noir les branches du figuier, et je mordillais mon porte- plume .
Il insista : « Pourquoi cette grappe a-t-elle fait- le tour complet de la famille ? » Il me regardait, de ses yeux pleins de bonté. Je voulus lui faire plaisir, et je concentrai toute mon attention sur ce problème : dans un éclair, je vis la vérité, et je m'écriai : « C'est parce qu'elle était sulfatée ! » L'oncle Jules me regarda fixement, serra les dents, et devint tout rouge. Il voulut parler ; l'indignation lui coupa le souffle. Il essaya successivement trois ou quatre syllabes gutturales, mais il était hors d'état de leur donner une suite qui eût précisé leur sens. Alors, il leva les bras au ciel, puis son derrière de sa chaise, et dit enfin, avec une grande violence : « Voilà ! Voilà ! Voilà !... » Ces trois exclamations débouchèrent le passage, et il put enfin s'écrier : « Voilà le résultat d'une école Sans Dieu ! Les effets grandioses de l'Amour, il les attribue à la crainte du Sulfate de Cuivre ! Cet enfant, qui n'est pas un monstre, vient donc de faire spontanément une réponse monstrueuse. Mesurez, mon cher Joseph, la grandeur de vos effrayantes responsabilités ! — Voyons, Jules, dit ma mère, vous pensez bien qu'il a dit ça pour rire ! — Pour rire ? s'écria l'oncle. Ce serait encore pire !... Je préfère croire qu'il n'a pas bien compris ma question. » Il se tourna vers moi .
« Écoute-moi bien. Si tu trouvais une très belle grappe de raisin, une grappe admirable, unique, est-ce que tu ne la porterais pas à ta mère ? — Oh oui ! dis-je, sincèrement .
— Bravo ! dit l'oncle. Voilà une parole qui vient du coeur !... » Et il se tourna vers mon père, pour ajouter : « Je suis heu- reux de constater que, malgré le matérialisme atroce que vous lui enseignez, il a trouvé dans son coeur la Loi de Dieu, et il garderait la grappe pour sa mère ! » Je vis qu'il triomphait, et je vins au secours de mon père, car j'ajoutai : « Mais j'en mangerais la moitié en route. » L'oncle, mé- content, allait reprendre la parole, lorsque mon père s'écria avec force : « Et il a raison ! Car enfin si ces gens-là avaient de si beaux sentiments, ils devaient aussi se repasser le coeur de la salade, le blanc de la poularde, et le foie du lapin ! Et comme une vertu parfaite est forcément inaltérable, cette ronde des bons morceaux a dû se poursuivre toute leur vie, pendant que ces malheureux — qui avaient tout de même besoin de se nourrir — se disputaient la tête du canard, l'os de la côtelette et le trognon du chou ! Je viens de comprendre, grâce à lui, que cette histoire est d'une stupidité verticale. La vérité, c'est que votre Lamennais était un cagot, et que pour édifier les fidèles, il est tombé, comme tous les curés, dans un absurde prêchi- prêcha. » À cette attaque frontale, l'oncle, la moustache brusquement hérissée, allait répondre avec vigueur, lorsque ma tante Rose, qui du fond de la cuisine où elle surveillait un civet de lapin avait senti venir la bagarre, parut sur la porte. Elle brandissait le panier à salade, tandis que sa main gauche tenait par la pointe un capuchon noir de toile cirée, et elle cria gaiement : « Jules ! Il ne pleut presque plus ! Vite, aux escargots ! » Sans lui laisser une seconde, elle lui mit dans les mains le panier de grillage, et lui enfonça le capuchon jusqu'aux narines, comme un éteignoir de la conversation. Il lui était difficile, en cet équipage, d'entamer une diatribe. Il essaya pourtant de rouler quelques r, et nous entendîmes : « Vrraiment trrop trriste et trrop affrreux... Ce pauvrre enfant... » Mais ma tante, qui l'avait fait pivoter en riant, le poussa dehors sous une pluie battante, puis elle referma la porte, et lui envoya, à travers la vitre, un baiser, dont la tendresse n'était pas feinte. Enfin, elle se retourna vers nous, soudain fâchée, et dit : « Joseph, vous n'auriez pas dû commencer .
» L'oncle Jules, qui aimait la pluie, ne revint qu'au bout d'une heure, trempé mais joyeux .
Une belle barbe de bave pendait sous le panier à salade, l'oncle avait des épaulettes d'escargots, et le chef de la tribu — qui était énorme — orientait en vain ses cornes à la pointe du capuchon noir .
Mon père jouait de la flûte, ma mère l'écoutait en ourlant des serviettes, la petite soeur dormait sur ses avant-bras, et je faisais une partie de dominos avec Paul. L'oncle fut accablé de félicitations, et il ne fut plus question de Lamennais. Mais le soir, à dîner, il prit une cruelle revanche. Ma mère venait de poser sur la table le civet de lapin, nimbé du parfum des aromates. D'ordinaire, à cause de mes grands efforts scolaires, le foie m'était réservé, et dans la sauce veloutée, je le cherchais déjà des yeux. L'oncle Jules le vit avant moi, et le piqua au bout de sa fourchette. Il le dressa dans la lumière de la lampe, l'examina, le flaira, et dit : « Ce foie est admirablement cuit. Il est sain, il paraît tendre et onctueux. C'est certainement un morceau de choix. Je me ferais donc un devoir de l'offrir à quelqu'un, s'il n'y avait à cette table certaine personne qui le croirait empoisonné ! » Sur quoi, il éclata d'un rire sarcastique, et sous mes yeux, il le dévora .
VERS le 15 août, il nous fut révélé que de grands événe- ments se préparaient .
Un après-midi, tandis que je plantais le poteau de torture sur un petit tertre gazonné, Paul vint en courant m'annoncer une étrange nouvelle : « L'oncle Jules est en train de faire la cuisine ! » Je fus si étonné que j'abandonnai aussitôt mon entreprise pour aller éclaircir le mystère de l'oncle Jules-cuisinier. Il était devant le fourneau, et surveillait une grésillante poêle à frire : elle contenait d'épaisses pastilles blondes, qui mijotaient en sifflotant dans de la graisse bouillante. Une odeur écoeurante emplissait la cuisine, et je décidai aussitôt que je n'en mangerais pas .
« Oncle Jules, qu'est-ce que c'est ? — Tu le sauras ce soir », dit-il .
Et saisissant la queue de la poêle, il donna un petit coup sec, comme pour faire sauter des marrons. « On les mangera ce soir ? demanda Paul. — Non, dit l'oncle en riant. On ne les mangera pas. Ni ce soir, ni jamais .
— Alors, pourquoi les fais-tu cuire ? — Pour faire parler les petits garçons. Maintenant, allez jouer dehors, parce que si vous recevez des éclaboussures de graisse bouillante, vous aurez toute votre vie une figure de passoire. Allez filez ! » Une fois dehors, Paul me dit : « La cuisine, il ne sait pas la faire .
— Moi, je crois que ce n'est pas de la cuisine. Je crois que c'est un secret. On va demander à papa. » Mais papa n'était pas là. Il était parti avec sa femme, faire une excursion .
Sans nous, ce qui me parut une trahison. Il nous fallut attendre jusqu'au soir .
L'après-midi fut consacré à la composition d'un admirable Chant de mort d'un chef comanche (paroles et musique) : Adieu, prairie, La flèche ennemie A désarmé mon bras vengeur, Mais sous la torture Mon coeur reste pur(e) Et étonne le voyageur .
Lâche Pawnee, Tu t'ingénies : Entends mon rire sarcastique ! De tes tortures, Je n'en ai cure, C'est des piqûres de moustique ! Il y avait sept ou huit couplets.. .
Je montai dans ma chambre, et je « répétai » longuement, dans le silence et la solitude .
Je m'occupai ensuite de la peinture de guerre de Paul, puis de la mienne. Enfin, couronné de plumes, les mains liées derrière le dos, je m'avançai gravement jusqu'au poteau de torture, auquel Paul m'attacha solidement, en poussant quelques cris rauques, qui représentaient des injures pawnees .
Puis il dansa cruellement autour de moi, pendant que j'entonnais le Chant de mort .
J'y mis une sincérité si grande, et je réussis si bien « le rire sarcastique », que mon bourreau s'éloigna prudemment, un peu inquiet .
Mais mon triomphe éclata dans le dernier couplet : Adieu, mes frères Adieu, primevères ! Adieu, mon cheval et mes étriers ! Consolez ma mère qui pleure Et dites-lui que tout à l'heure, Son fils est mort comme un guerrier ! Je fis un trémolo si pathétique, que j'en fus bouleversé moi- même, et mon visage se couvrit de larmes. Alors, je laissai retomber mon menton sur ma poitrine, je fermai les yeux, et je mourus .
J'entendis un sanglot déchirant, et je vis Paul, qui s'enfuyait en hurlant : « Il est mort ! Il est mort ! » C'est mon père qui vint me délivrer, et je vis bien qu'il avait envie d'ajouter à mes tortures fictives une calotte véritable. Mais j'étais fier de mon succès de cabotin, et je me proposais d'en donner une représentation après le dîner, lorsqu'en traversant la salle à manger, pour aller me laver les mains à la cuisine, j'eus une admirable surprise .
Papa et l'oncle Jules avaient mis toutes les rallonges de la table, recouverte d'une toile de sac, et sur cette immensité étaient alignées toutes sortes de merveilles. Il y avait d'abord des rangées de cartouches vides, et chaque rang avait sa couleur : rouges, jaunes, bleues, vertes. Puis, de petits sacs de toile écrue, pas plus grands que la main, et lourds comme des pierres. Chacun portait un grand numéro noir : 2, 4, 5, 7, 9, 10 .
Il y avait ensuite une sorte de petite balance, à un seul plateau et, fixé au bord de la table par une pince à vis, un étrange appareil de cuivre, muni d'une manivelle à bouton de bois. Enfin, au beau milieu, trônait le plat cuisiné par l'oncle Jules .
« Voilà, dit-il, ce que je faisais cuire ce matin : ce sont des bourres grasses .
— C'est pour quoi faire ? demanda Paul. — C'est pour faire des cartouches ! dit mon père. — Tu vas aller à la chasse ? demandai-je. — Mais oui ! — Avec l'oncle Jules ? — Mais oui ! — Tu as un fusil ? — Mais oui ! — Et où est-il ? — Tu le verras tout à l'heure ! Pour le moment, va te laver les mains, parce que la soupe est servie ! » PENDANT le dîner, sous le figuier, la conversation fut passionnante .
Mon père, enfant des villes, et prisonnier des écoles, n'avait jamais tué ni poil ni plume. Mais l'oncle Jules avait chassé depuis son enfance, et il n'en faisait pas mystère. Dès le potage, ils se mirent à parler de gibier. « Que croyez-vous que nous allons trouver dans ces colli- nes ? demanda mon père .
— Je me suis renseigné au village, dit l'oncle. — On vous a sûrement donné de faux renseignements, répliqua mon père, car ces paysans sont jaloux du gibier ! » Mon oncle fit un sourire malin .
« Bien sûr ! dit-il. Mais je n'ai pas avoué que nous allions chasser ! J'ai simplement demandé quelle sorte de gibier ils pourraient nous vendre ! — Ça, c'est de la malice ! » dit mon père. J'admirai cette ingéniosité, mais il me sembla qu'elle allait contre nos principes. « Et que vous ont-ils proposé ? — D'abord, des petits oiseaux .
— Des tout-petits ? demanda ma mère, choquée. — Eh oui ! dit l'oncle. Ces sauvages tuent tout ce qui vole. — Pas les papillons ? dit Paul .
— Non, les papillons, c'est réservé aux garçons. Mais ils tuent même les fauvettes ! — Ce sol est bien ingrat, dit mon père. Que peut-on récol- ter sans eau ? Dans l'ensemble, ils sont vraiment très pauvres, et la chasse les aide à vivre. Ils vendent les gros oiseaux, et ils mangent les petits ! — Sans compter, dit l'oncle, qu'une belle petite brochette de becfigues.. .
— En tout cas, s'écria ma tante, je te défends bien de tuer des canaris ! — Ni les canaris, ni les perroquets ! C'est juré... Mais les culs-blancs et les ortolans.. .
— Les ortolans, c'est délicieux, dit ma tante... — Et les grives ? dit l'oncle, en clignant de l'oeil. Vous nous permettez les grives ? — Oh oui ! dit ma mère. Joseph sait les faire à la broche. Nous en avons mangé l'année dernière, à la Noël. — Moi, dit Paul avec feu, quand je vois une grive, je la mange toute ! Mais pas le bec .
— Ensuite, dit l'oncle, je crois que nous pouvons compter sur des lapins .
— Oh oui ! dis-je. Il y en a même près de la maison. Ils ont fait leur cabinet près du gros amandier .
C'est plein de pètes. — Pas de gros mots, dit ma mère sévèrement. — Ensuite, poursuivit l'oncle, nous rencontrerons sûrement des perdrix, et — qui plus est — des perdrix rouges. — Toutes rouges ? dit Paul .
— Non, elles sont marron, la gorge noire, avec des pattes rouges, et de belles plumes rouges aux ailes et à la queue. — Ça fera bien pour les chapeaux d'Indiens ! — Ensuite, dit l'oncle, on m'a parlé de lièvres ! — Pourtant, dit mon père, François m'a affirmé qu'il n'y en avait pas .
— Offrez-lui donc six francs par lièvre et vous verrez qu'il vous en apportera ! Il les vend cinq francs à l'auberge de Pichauris ! J'espère que nos fusils nous épargneront le chagrin de les payer .
— Ça, dit mon père, ce serait beau .
— Je conviens que c'est un joli coup de fusil, mon cher Joseph. Mais il y a mieux : dans les ravins du Taoumé, il y a le Roi des Gibiers ! — Et quoi donc ? — Devinez ! dit l'oncle .
— Des éléphants ! s'écria Paul .
— Non ! » dit l'oncle .
Mais devant la déception du petit frère, il ajouta : « Je ne crois pas qu'il y ait des éléphants, mais après tout, je n'en suis pas sûr. Allons, Joseph, faites un petit effort : le gibier le plus rare, le plus beau, le plus méfiant ? Le gibier qui est le rêve du chasseur ? » J'intervins : « De quelle couleur c'est ? — Brun, rouge et or .
— Des faisans ! » s'écria mon père .
Mais l'oncle, disant « non » de la tête, ajouta : « Peuh !... Le faisan est assez beau, je vous l'accorde — mais il est bête, et au départ, il est aussi facile à tirer qu'un cerf-volant. Du point de vue du gourmet, sa chair est dure et sans goût : pour la rendre à peu près comestible, il faut la laisser se "faisander", c'est-à- dire se pourrir ! Non, le faisan n'est pas le roi des gibiers. — Alors, dit mon père, quel est donc le roi des gibiers ? » L'oncle se leva, les bras en croix, et dit : « La bartavelle ! » Pour prononcer ce mot, il avait élargi sa diction, tout en ouvrant des yeux émerveillés. Cependant, l'effet qu'il attendait ne se produisit pas, car mon père demanda : « Qu'est-ce que c'est ? » L'oncle ne fut nullement décontenancé .
« Vous voyez ! s'écria-t-il d'un ton satisfait, ce gibier est si rare que Joseph, lui-même, n'en a jamais entendu parler ! Eh bien, la bartavelle, c'est la perdrix royale, et plus royale que perdrix, car elle est énorme et rutilante. En réalité, c'est presque un coq de bruyère. Elle vit sur les hauteurs dans les vallons rocheux — mais elle est aussi méfiante qu'un renard : la compagnie a toujours deux sentinelles, et il est très difficile de l'approcher .
— Moi, dit Paul, je sais comment il faut faire : je me cou- cherai à plat ventre — et je glisserai comme un serpent, sans respirer ! — Voilà une bonne idée, dit l'oncle Jules. Dès que nous verrons des bartavelles, nous viendrons te chercher. — Vous en avez tué souvent ? demanda ma mère .
— Non, dit l'oncle d'un air modeste. J'en ai vu plusieurs fois dans les Basses-Pyrénées : je n'ai pas eu l'occasion de les tirer .
— Mais qui vous a dit qu'il y avait des bartavelles dans le pays ? — C'est ce vieux braconnier qui s'appelle Mond des Par- paillouns. » Je demandai : « C'est un noble ? — Je ne crois pas, dit mon père, ça veut dire : Edmond des Papillons. » Ce nom me ravit, et je me promis de rendre visite au mysté- rieux seigneur .
« En a-t-il vu ? demanda mon père .
— Il en a tué une l'année dernière. Il l'a portée en ville. On la lui a payée DIX FRANCS .
— Mon Dieu ! dit ma mère en joignant les mains. Si vous pouviez en rapporter une par jour... Moi, ça m'arrangerait bien ! — Ça n'est pas seulement le rêve du chasseur, dit mon père. C'est aussi la chimère de la ménagère ! Ne parlez plus de bartavelles, mon cher Jules : je vais en rêver cette nuit, et ma chère femme en perd la raison ! — Ce qui m'ennuie, dit la tante Rose, c'est que, d'après la bonne, il y a aussi des sangliers .
— Des sangliers ? dit ma mère inquiète. — Eh oui, dit l'oncle en souriant, des sangliers... Mais rassurez-vous, ils ne viendront pas jusqu'ici ! Au plus fort de l'été, quand les sources sont à sec dans la chaîne de Sainte-Victoire, ils descendent jusqu'à la petite conque du Puits du Mûrier, la seule source de la région qui ne tarisse jamais. L'année dernière, Baptistin en a tué deux ! — Mais c'est effrayant ! dit ma mère .
— Pas du tout ! dit Joseph rassurant. Le sanglier n'attaque pas l'homme. Il le fuit, au contraire, de très loin, et il faut de grandes précautions pour l'approcher .
— Comme les bartavelles ! s'écria Paul. — À moins, dit l'oncle d'un ton grave, qu'il ne soit blessé ! — Et vous croyez qu'il peut tuer un homme ? — Fichtre !...s'écria l'oncle. J'avais un ami — un ami de chasse — qui s'appelait Malbousquet. C'était un ancien bûcheron, qui était devenu manchot, à la suite d'un accident de travail .
— Qu'est-ce que c'est manchot ? demanda Paul. — Ça veut dire qu'il n'avait plus qu'un bras. Alors, comme il ne pouvait plus manier sa cognée, il s'était mis braconnier. — Avec un seul bras ? dit Paul .
— Eh oui... avec un seul bras ! et je te garantis qu'il tirait juste ! Il ramenait tous les jours des perdrix, des lapins, des lièvres qu'il vendait en cachette au cuisinier du château. Eh bien, un jour, Malbousquet s'est trouvé nez à nez avec un sanglier — une bête pas très grosse, soixante-dix kilos exacte ment, car nous l'avons pesée après —, eh bien, Malbousquet s'est laissé tenter. Il a tiré et il ne l'a pas manqué : mais la bête a eu la force de le charger, de le renverser, et de le mettre en pièces .
Oui, en pièces, répéta mon oncle. Quand nous l'avons trouvé, nous avons d'abord vu, au milieu du sentier, un long cordon jaune et verdâtre, qui avait bien dix mètres de long : c'était les tripes de Malbousquet. » Ma mère et ma tante poussèrent des « oh ! » écoeurés, tandis que Paul éclatait de rire et battait des mains. « Jules, dit ma tante, tu ne devrais pas raconter ces horreurs devant les enfants .
— Au contraire ! dit mon père (qui voyait une valeur édu- cative dans toutes les catastrophes), c'est excellent pour leur gouverne. Il est bon qu'ils sachent que le sanglier est un animal dangereux ; si par miracle vous en voyez un, grimpez immédia- tement à l'arbre le plus proche .
— Joseph, dit ma mère, tu vas me promettre que toi aussi tu monteras sur l'arbre, et sans tirer un seul coup de fusil. — Il ferait beau voir ! s'écria l'oncle. Je vous ai dit que Malbousquet n'avait pas de chevrotines. Mais nous, nous en avons. » Il alla chercher dans un tiroir une poignée de cartouches, qu'il posa sur la table .
« Elles sont plus longues que les autres, parce que j'ai mis double charge de poudre, dit-il. Avec ça, l'animal reste sur le carreau !... À condition, ajouta-t-il en se tournant vers mon père, de tirer au défaut de l'épaule gauche. Faites bien attention, Joseph... J'ai dit gauche ! — Mais, dit Paul, s'il part en courant, tu ne vois plus que ses fesses. Alors, qu'est-ce qu'il faut faire ? — Rien de plus simple. Et ça m'étonne que tu ne l'aies pas deviné .
— On lui tire dans la fesse gauche ? — Pas du tout, dit l'oncle. Il suffit de savoir que le sanglier aime beaucoup les truffes.. .
— Et alors ? demanda ma mère, très intéressée. — Voyons, Augustine, dit l'oncle, vous vous penchez vers votre côté gauche, et vous criez — le plus fort possible — vers la gauche : "Ah ! la belle truffe !" Alors, le sanglier, séduit, se retourne, en pivotant sur sa gauche, et vous présente son épaule gauche .
» Ma mère éclata de rire avec moi. Mon père sourit et Paul déclara : « Tu dis ça pour rire ! » Mais il ne riait pas lui-même, car il n'était sûr de rien .
LE dîner cynégétique avait duré beaucoup plus longtemps que d'ordinaire, et il était neuf heures lorsque nous quittâmes la table, pour aller commencer la fabrication des cartouches. Je fus admis à y assister, car je fis remarquer qu'il s'agissait d'une « leçon de choses » .
« Une demi-heure, pas plus, dit ma mère ; et elle emporta Paul qui, tout en dormant, gémissait de faibles protestations. — Et tout d'abord, dit mon oncle, examinons les armes ! » Il alla prendre dans le buffet, derrière les assiettes, un bel étui de cuir fauve (je fus tout honteux de ne pas l'avoir découvert plus tôt), et il en tira un très joli fusil, qui paraissait tout neuf. Les canons étaient d'un beau noir mat, la gâchette était nickelée et, sur la crosse sculptée, s'allongeait un chien, noyé dans le bois verni .
Mon père prit l'arme de l'oncle, l'examina, et fit un petit sifflement d'admiration .
« C'est le cadeau de noces de mon frère aîné, dit l'oncle : un calibre seize de Verney-Carron. À percussion centrale. » Il le reprit, fit jouer les verrous ; l'arme s'ouvrit avec un joli « clic », et il regarda la lampe à travers les canons .
« Parfaitement graissé, dit-il. Mais demain, nous reverrons ça de plus près. » Il se tourna vers mon père, et dit : « Où est le vôtre ? — Dans ma chambre. » Il sortit à grands pas .
J'ignorais qu'il possédât un fusil, et je fus indigné qu'il eût gardé un si beau secret : j'attendis son retour avec une vive impatience, essayant de deviner, par le son de ses pas, et le bruit d'une clef, en quel endroit il l'avait caché. Cet espionna- ge fut vain, et je l'entendis redescendre d'un pas pressé. Il nous apportait un grand étui jaune, qu'il avait dû acheter — à mon insu — chez le brocanteur, car de longues éraflures disaient son âge, et avouaient par leur fond blanchâtre que cet objet était l'ouvrage d'un fabricant de papier mâché. Il ouvrit cette dérisoire cartonnade, et il dit, avec un sourire un peu gêné : « Celui-ci va faire une pauvre figure auprès d'une arme aussi moderne : mais c'est mon père qui me l'a donné. » Ayant ainsi transformé cette antique pétoire en un respecta- ble souvenir de famille, il tira de l'étui les trois morceaux d'un immense fusil .
L'oncle les prit, les ajusta et les verrouilla avec une rapidité magique, puis, considérant les dimensions de l'arme, il s'écria : « Seigneur Dieu ! C'est une arquebuse ? — Presque, dit mon père .
Mais il paraît qu'il est très précis. — Ce n'est pas impossible », dit l'oncle .
La crosse n'en était pas sculptée, et elle avait perdu son vernis ; la gâchette n'était pas nickelée, et les chiens étaient si grands qu'ils avaient l'air d'un ouvrage de ferronnerie. Je me sentis un peu humilié .
L'oncle Jules ouvrit la culasse, et l'examina d'un air pensif. « Si ce n'est pas un calibre inconnu de l'ancien temps, ça doit être un douze ! — Oui, c'est un douze, affirma mon père. J'ai acheté des douilles du calibre douze ! — À broche, bien entendu .
— Oui, à broche. » Il prit dans une boîte de carton deux ou trois cartouches vides, qu'il tendit à l'oncle. De leur base de cuivre, sortait un petit clou sans tête. L'oncle en glissa une dans le canon. . « Il est légèrement dilaté, dit-il, mais c'est effectivement un douze à broche... Ce système a été abandonné depuis assez longtemps, parce qu'il présente un certain danger. — Quel danger ? demanda ma mère .
— Minime, dit l'oncle, mais danger tout de même. Voyez- vous, Augustine, c'est en frappant sur ce petit clou de cuivre que le chien met le feu à la poudre. Mais ce petit clou est extérieur, rien ne le protège : il peut recevoir un choc imprévu. — Par exemple ? — Par exemple... si une cartouche échappe aux doigts du chasseur, et si elle tombe sur la broche, elle peut éclater à vos pieds .
— Ça, ce ne serait pas mortel, dit Joseph d'un ton rassurant. Et puis, il ne m'arrivera jamais de laisser tomber une cartouche .
— Pourtant, dit ma mère à mi-voix, tu as laissé tomber trois fois la savonnette ce matin.. .
— D'abord, dit mon père vexé, une savonnette est un objet extrêmement glissant, parce que c'est un corps gras, ce qui n'est pas le cas d'une cartouche ; ensuite, on ne prend guère de précautions quand on saisit une savonnette : on sait bien qu'elle n'explosera pas. Enfin, il faut ajouter que j'avais les yeux fermés, puisque je me savonnais la tête — et aucun homme de bon sens ne ferme les yeux pour manipuler des cartouches. Donc, rassure-toi sur ce point. — Joseph a raison, dit l'oncle. Et je suis à peu près sûr qu'il ne laissera pas tomber ses munitions. Mais il peut y avoir d'autres accidents, et j'en ai vu un très singulier. « J'étais très jeune, puisque c'était le temps des fusils à broche. Le président de la Société de chasse, M. Bénazet (il prononçait Bénazette), était si gros que de loin, la nuit, on l'aurait pris pour un demi-muid, et il avait fallu coudre ensemble deux cartouchières pour lui en faire une... Un jour, après un bon déjeuner de chasseurs, il a glissé, et il a roulé du haut en bas des escaliers, avec son immense cartouchière autour du corps : elle était garnie de cartouches à broche... Eh bien, on aurait dit un feu de peloton... Et j'ai le regret de vous apprendre qu'il en est mort.. .
— Joseph, dit ma mère toute pâle, il faut acheter un autre fusil, sinon tu n'iras pas à la chasse ! — Allons donc ! dit mon père en riant. D'abord je n'ai rien d'un demi-muid, et ensuite je ne présiderai pas un "bon déjeuner de chasseurs" dans un pays de grands vinassiers — car je suis bien sûr que l'explosion de M. Bénazette a dû libérer d'abord un geyser de vin rouge ! — C'est assez probable, dit l'oncle Jules en riant. Et d'ail- leurs, Augustine, je puis vous assurer qu'un tel accident est encore unique en son genre. » Il se leva brusquement, et épaula le calibre douze. Ma mère me cria : « Reste où tu es ! Ne bouge pas ! » L'oncle répéta cinq ou six fois sa manoeuvre, visant tour à tour la pendule, la suspension, le tournebroche. Enfin, il rendit sa sentence .
« Ce fusil est très ancien, et il pèse trois livres de trop. Mais il est bien en main et il monte bien à l'épaule. À mon avis, c'est une arme excellente ! » Mon père fit un beau sourire, et il regardait l'assistance avec une certaine fierté, lorsque l'oncle ajouta : « Si toutefois il n'éclate pas .
— Quoi ? dit ma mère épouvantée .
— Ne craignez rien, Augustine, nous ferons tous les essais nécessaires, et nous tirerons les premières cartouches à la ficelle. S'il éclate, Joseph n'aura plus de fusil, mais il conservera sa main droite et ses yeux. » Il examina de nouveau la culasse, et dit encore : « Il se pourrait aussi que, sous l'effet d'une charge un peu forte, il change de calibre, et se transforme en canardière. Enfin, nous serons fixés demain. Ce soir, préparons nos munitions ! » Il prit une voix de commandement : « Tout d'abord, éteignez tous les feux de la maison ! Le danger que représente cette lampe à pétrole est déjà assez grand ! » Il se tourna vers moi pour ajouter : « On ne plaisante pas avec la poudre ! ! » Ma mère, terrorisée, courut à la cuisine, et versa une casserole d'eau sur les dernières miettes de braise qui rougeoyaient encore dans le fourneau. Cependant, mon père vérifiait l'étanchéité de la lampe de cuivre, et la solidité de la suspen- sion .
Ces précautions prises, l'oncle s'assit devant la table, et fit placer mon père en face de lui .
Ma tante, pour qui cette dangereuse cérémonie semblait n'avoir aucun secret, monta dans sa Ma tante, pour qui cette dangereuse cérémonie semblait n'avoir aucun secret, monta dans sa chambre, pour donner son biberon au petit Pierre, et n'en redescendit plus. Ma mère s'était assise sur une chaise, à deux mètres de la table : je restai debout devant elle, entre ses genoux. Je pensais qu'ainsi mon corps la protégeait en cas d'explosion. Alors mon oncle prit une des fioles de fer-blanc, et gratta avec précaution la bande gommée qui en assurait l'étanchéité. Je vis paraître, sortant du bouchon, un minuscule cordonnet noir : il le saisit délicatement entre le pouce et l'index, il tira, le bouchon suivit .
Alors il inclina le goulot vers la feuille de papier blanc et une pincée de poudre noire en sortit. Je m'approchai, hypnoti- sé... C'était donc ça, la poudre, la terrible substance qui avait tué tant de bêtes et tant d'hommes, qui avait fait sauter tant de maisons, et qui avait lancé Napoléon jusqu'en Russie.. .
On aurait dit du charbon pilé, rien de plus... Mon oncle prit un gros dé à coudre de cuivre, fixé au bout d'un petit manche de bois noir .
« Voici la jaugette pour mesurer la charge, me dit-il. Elle est graduée en grammes et décigrammes, ce qui nous permet une précision suffisante. » Il la remplit à ras bord, et la vida sur le plateau du trébu- chet. Le plateau descendit, puis remonta lentement, et resta en équilibre .
« Elle n'est pas humide, dit-il. Elle pèse son juste poids, elle brille, elle est parfaite. » Alors commença le remplissage des douilles, opération à laquelle mon père collabora : il enfonçait, sur la poudre, les bourres grasses cuisinées par l'oncle Jules. Puis ce fut le tour des plombs, puis d'une autre bourre, et cette dernière fut surmontée d'une rondelle de carton sur laquelle un gros chiffre noir indiquait la grosseur du plomb .
Ensuite eut lieu le sertissage : le petit appareil à manivelle rabattit le bord supérieur de la cartouche, et en fit une sorte de bourrelet, qui enferma définitivement la meurtrière combinai-son .
« Le seize, demandai-je, c'est plus gros que le douze ? — Non, dit l'oncle. C'est un peu plus petit. — Pourquoi ? — Oui ! dit mon père. Pourquoi les plus petits numéros sont ceux des calibres les plus gros ? — Ce n'est pas un grand mystère, dit l'oncle Jules d'un air doctoral, mais vous faites bien de me poser la question. Un calibre seize, c'est un fusil pour lequel on peut fabriquer seize balles rondes avec une livre de plomb. Pour un calibre douze, la même livre de plomb ne fournit que douze balles rondes, et s'il existait un calibre un, il tirerait des balles d'une livre. — Voilà une explication fort claire, dit mon père. Est-ce que tu as compris ? — Oui, dis-je. Plus on fait de balles avec la livre, moins elles sont grosses. Et alors ça fait que le trou du fusil est plus petit quand c'est un gros numéro .
— Vous parlez bien d'une livre de cinq cents grammes ? — Je ne crois pas, dit l'oncle. Je crois qu'il s'agit d'une livre ancienne, celle de quatre cent quatre-vingts grammes. — À merveille ! dit mon père soudain très intéressé. — Pourquoi ? — Parce que je vois là une mine de problèmes pour le cours moyen : "Un chasseur qui possédait sept cent soixante grammes de plomb, a pu fondre vingt-quatre balles pour son fusil. Sachant que le poids de l'ancienne livre est de quatre cent quatre-vingts grammes et que le chiffre représentant le calibre représente aussi le nombre de balles que l'on peut faire pour son arme avec une livre de plomb, quel est le calibre de son fusil ?" » Cette invention pédagogique m'inquiéta un peu, car je craignais qu'elle ne fût expérimentée aux dépens de mes jeux. Mais je fus assuré par la pensée que mon père paraissait trop enflammé par sa nouvelle passion pour sacrifier ses vacances à la dévastation des miennes, et la suite me prouva que j'avais raisonné juste .
La soirée, qui se termina par l'alignement d'un bataillon de cartouches multicolores, rangées comme des soldats de plomb, m'avait très vivement intéressé .
Pourtant je sentais une sorte de gêne, une insatisfaction dont je n'arrivais pas à préciser la cause .
C'est en tirant mes chaussettes que je la découvris. L'oncle Jules avait parlé toute la soirée en savant et en professeur, tandis que mon père, lui qui était examinateur au certificat d'études, l'avait écouté d'un air attentif, d'un air ignare, comme un élève .
J'en étais honteux et humilié .
Le lendemain matin, pendant que ma mère versait du café dans mon lait, je lui fis part de mes sentiments. « Ça te plaît, toi, que papa aille à la chasse ? — Pas trop, me dit-elle. C'est un amusement dangereux. — Tu as peur qu'il tombe dans l'escalier avec ses cartouches ? — Oh non ! dit-elle. Il n'est pas si maladroit... Mais tout de même, cette poudre, c'est traître .
— Eh bien, moi, ce n'est pas pour ça que ça ne me plaît pas .
— Alors, c'est pourquoi ? » J'hésitai un instant, que je mis à profit pour avaler une bonne gorgée de café au lait .
« Tu n'as pas vu comme l'oncle Jules est fier ? C'est toujours lui qui commande, et qui parle tout le temps ! — C'est justement pour lui apprendre, et il le fait par amitié .
— Moi, je vois bien qu'il est rudement content d'être plus fort que papa. Et ça ne me plaît pas du tout .
Papa le gagne toujours, aux boules ou aux dames. Et là, je suis sûr qu'il va perdre. Je trouve que c'est bête de jouer à des jeux qu'on ne sait pas. Moi, je ne joue jamais au ballon parce que j'ai les mollets trop petits, et les autres se moqueraient de moi. Mais je joue toujours aux billes, ou aux barres, ou à la marelle, parce que je gagne presque toujours .
— Mais, gros bêta, la chasse, ce n'est pas un concours ! C'est une promenade avec un fusil, et puisque ça l'amuse ça lui fera beaucoup de bien. Même s'il ne tue pas de gibier. — S'il ne tue rien, eh bien moi, ça me dégoûtera. Oui, ça me dégoûtera. Et moi je ne l'aimerai plus. » J'avais une envie de pleurer, que j'étouffai d'une tartine. Ma mère le vit bien, et elle vint m'embrasser. « Tu as un peu raison, me dit-elle. C'est bien vrai qu'au commencement, papa sera moins fort que l'oncle Jules. Mais au bout d'une semaine, il sera aussi adroit que lui, et dans quinze jours, tu verras que c'est lui qui donnera des conseils ! » Elle ne mentait pas pour me rassurer. Elle avait confiance. Elle était sûre de son Joseph. Mais moi, j'étais dévoré d'inquié- tude, comme le seraient les enfants de notre vénéré président de la République, s'il leur confiait son intention de s'engager dans le Tour de France cycliste.