French 03
– Laisse-nous partir, camarade, voyons ! ditil
; fais pas la bête, quoi.
– Ne me touche pas, répondit Chvéïk, je suis
là pour vous surveiller. Dans le service, on n’a
pas d’amis.
Mais le feldkurat apparut sur le seuil :
– Pas moyen d’avoir la caserne, dit-il. Vous
pouvez disposer, saligauds, mais retenez bien que
dans le service il est interdit de se soûler. Filez, et
au trot !
Disons, à l’honneur de M. le feldkurat, qu’il
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n’avait pas téléphoné à la caserne pour la bonne
raison qu’il n’avait pas le téléphone chez lui, et
qu’il avait tout simplement parlé dans le socle
creux d’une lampe.
2
Depuis trois jours que Chvéïk était au service
du feldkurat Otto Katz, il ne l’avait vu qu’une
seule fois ; le troisième jour il en eut alors des
nouvelles par l’ordonnance du lieutenant
Helmich, qui fit dire à Chvéïk de venir chercher
son maître.
Pendant le trajet, l’ordonnance apprit à Chvéïk
qu’après une dispute véhémente avec le
lieutenant Helmich le feldkurat avait cassé le
piano, qu’il restait avec une cuite effroyable et
qu’il n’y avait pas moyen de l’avoir dehors ; que
du reste, le lieutenant Helmich n’était pas moins
soûl, qu’il avait jeté le feldkurat dans le corridor
où ce dernier demeurait assis sur le sol, tout
somnolent.
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Chvéïk arrivé dans le corridor, secoua le
feldkurat et, lorsque celui-ci ouvrit les yeux en
grommelant, le salua et dit :
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que je suis déjà là.
– Vous êtes là... et qu’est-ce que vous voulez ?
– Je vous déclare avec obéissance que je viens
vous chercher, monsieur l’aumônier.
– Vous venez me chercher... et où est-ce qu’on
ira après ?
– À la maison, monsieur l’aumônier.
– Et pourquoi faut-il que j’aille à la maison ?
est-ce que ce n’est pas chez moi, ici ?
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que vous êtes en ce moment assis
dans le corridor d’une maison étrangère.
– Et qu’est-ce diantre, je suis venu y faire ?
– Je vous déclare avec obéissance que vous
êtes venu ici en visite.
– Mais, je n’ai jamais fait de visites... Vous
faites erreur...
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Chvéïk aida son maître à se lever et l’adossa
au mur. Le feldkurat, qui était incapable de se
tenir debout, ondulait d’un côté à l’autre et
tombait contre Chvéïk en ne cessant de répéter
avec un sourire idiot :
– Je sens que je vais tomber.
Enfin, Chvéïk réussit à l’appuyer solidement
contre le mur, mais alors, il s’endormit.
Mais Chvéïk l’éveilla.
– Qu’est-ce que vous désirez ? demanda le
feldkurat qui voulait se laisser glisser par terre
pour s’asseoir. Qui êtes-vous ?
– Je vous déclare avec obéissance, répondit
Chvéïk en le retenant maintenant contre le mur,
que je suis votre tampon, monsieur l’aumônier.
– Je n’ai aucun tampon, moi, dit péniblement
le feldkurat, tout en essayant encore de rouler sur
Chvéïk ; et puis, je ne suis pas aumônier.
D’ailleurs, je suis un cochon, ajouta-t-il avec la
franchise des ivrognes ; lâchez-moi, monsieur, je
ne vous connais point.
La courte lutte qui s’ensuivit finit par la
240
victoire de Chvéïk. Celui-ci en profita pour
traîner le vaincu au bas de l’escalier. Dans le
vestibule, la lutte reprit de plus belle, le feldkurat
résistant à outrance pour ne pas être tiré dans la
rue. « Je ne vous connais point », ne cessait-il de
répéter, en regardant fixement Chvéïk. « Et vous,
est-ce que vous connaissez Otto Katz ? C’est
moi. Je viens de voir l’archevêque, hurla-t-il en
s’accrochant au battant de la porte, comprenezvous
? Le Vatican s’intéresse à moi. »
Renonçant désormais aux formules de respect
et à son « je vous déclare avec obéissance »,
Chvéïk recourut à un autre ton et à des
expressions plus familières.
– Lâche la porte que j’te dis, fit-il, ou je te
casse la patte. On s’en va chez nous, je ne veux
plus d’histoires. Rouspète pas !
Le feldkurat lâcha la porte en roulant sur
Chvéïk de tout son poids et hoqueta :
– Je veux bien aller quelque part avec toi, mais
pas chez le bistro Suha, j’dois de l’argent au
garçon.
241
Chvéïk sortit le feldkurat dans la rue et essaya
de le pousser dans la direction de leur domicile.
– Qui est ce monsieur ? demanda un passant.
– C’est mon frère, répondit Chvéïk, il est en
permission ; il est venu me voir et s’est soûlé de
joie en me revoyant parce qu’il avait cru que
j’étais mort.
Le feldkurat, qui pendant cette scène sifflotait
un air d’opérette d’une façon méconnaissable, se
retourna à ces dernières paroles de son
ordonnance vers les curieux et leur dit :
– S’il y a des morts parmi vous, il faut qu’ils
viennent faire leur déclaration de décès au corpskomando
dans le délai de trois jours, pour
l’aspersion de la dépouille.
Et il tomba dans le mutisme, faisant tout ce
qu’il pouvait pour s’étaler sur le trottoir et
plonger son nez dans la boue. Chvéïk le traînait
toujours. La tête en avant et en arrière, ses jambes
inertes comme celles d’un chat auquel on aurait
cassé les reins, le feldkurat bégayait : Dominus
vobiscum... et cum spiritu tuo. Dominus
242
vobiscum.
À la station de fiacres Chvéïk assit son maître
contre le mur d’une maison et s’en fut négocier
avec les cochers.
Un des cochers déclara qu’il connaissait très
bien le monsieur, qu’il l’avait déjà chargé plus
d’une fois et qu’il n’en voulait plus.
– Il m’a vomi plein toute la voiture, une
infection, dit-il très franchement. Même qu’il me
doit encore de l’argent. Je l’ai baladé une fois
pendant deux heures sans qu’il se rappelle son
adresse. Trois fois, je suis allé réclamer mon
pognon chez lui et, à la fin des fins, une semaine
après, il m’a juste donné cinq couronnes.
Après d’interminables négociations, un cocher
consentit à les prendre.
Chvéïk retourna vers le feldkurat qui s’était
rendormi. Son chapeau melon – car il ne sortait
pas souvent en uniforme – s’était éclipsé.
Chvéïk le réveilla et, le cocher aidant, réussit à
le hisser dans la voiture. Le feldkurat tomba
aussitôt dans une hébétude totale, prenant Chvéïk
243
pour le colonel Just du soixante-quinzième de
ligne, et répétant :
– Ne te fâche pas, camarade, que je te tutoie.
Je suis un cochon.
À un moment donné on put croire que le
roulement du fiacre allait le retaper un peu. Assis
tout droit, il se mit à chanter une chanson, fruit
probablement d’une improvisation poétique :
Je pense toujours à ce beau temps passé
Où tu me prenais sur tes genoux,
On était heureux sans jamais se lasser
De vivre à Merklin, pays si doux.
Mais un instant il retomba dans son hébétude
et demanda à Chvéïk, en clignant de l’oeil :
– Comment allez-vous, chère madame ?
Et un peu plus tard :
– Partez-vous bientôt en villégiature, chère
madame ? Se prenant à voir double, il demanda
244
encore :
– Vous avez déjà un fils aussi grand que cela ?
Ce fils imaginaire se confondit immédiatement
avec Chvéïk :
– Veux-tu bien t’asseoir ! cria Chvéïk quand le
feldkurat voulut monter sur la banquette ; je
t’apprendrai à te tenir, attends voir un peu.
Le feldkurat, sidéré, se tut du coup, regarda
par la fenêtre de la voiture de ses petits yeux
porcins sans se rendre compte où on le
conduisait.
Il perdit même toute connaissance des notions
les plus élémentaires et, s’adressant à Chvéïk, il
dit :
– Veuillez me donner, madame, une première
classe.
Et il fit le geste d’ôter son pantalon.
– Veux-tu te boutonner tout de suite,
saloperie ! s’écria Chvéïk ; tous les cochers te
connaissent pour avoir vomi dans leurs voitures.
Il ne manquerait plus autre chose. Et ne va pas
croire que tu te balades encore ce coup-ci à l’oeil.
245
C’est pas comme la dernière fois, tu m’entends !
Le feldkurat saisit mélancoliquement sa tête
dans ses mains et se mit à chanter : « Moi,
personne ne m’aime plus... » Il s’interrompit pour
faire remarquer : Enstchuldigen sie, lieber
Kamerad, sie sind ein Trottel, ich kann singen
was ich will !1
Voulant probablement siffler un air, il fit sortir
de sa gorge un roulement si sonore que le cheval,
le prenant pour le signal d’arrêt, stoppa au milieu
de sa course.
Chvéïk sans s’émouvoir ordonna au cocher de
continuer. Le feldkurat se mit en devoir d’allumer
son porte-cigarettes.
– Il ne prend pas ! cria-t-il éperdument après
avoir usé toutes ses allumettes. Vous me soufflez
dessus.
Mais il perdit immédiatement le fil de ses
pensées et s’esclaffa :
– C’est rigolo, nous sommes tout seuls dans le
1 Excusez, cher camarade, vous êtes un crétin, je peux
chanter ce que je veux.
246
tram, n’est-ce pas, monsieur et cher collègue ? Et
il fouillait ses poches avec agitation.
– J’ai perdu mon billet ! criait-il ; arrêtez, il
faut que je le retrouve.
Mais il fit un geste résigné :
– Continuez plutôt...
Puis il divagua :
– Dans la plupart des cas... Oui, tout va bien...
En tout cas... Mais vous vous trompez, monsieur,
c’est évident... Comment ! le deuxième étage...
Mais c’est un prétexte qui ne tient pas debout...
Remarquez bien, madame, qu’il ne s’agit
nullement de moi... c’est plutôt pour vous, je
suppose... Garçon, payez-vous... J’ai un café
nature...
Dans son engourdissement, il se disputait avec
un ennemi imaginaire en lui prouvant qu’il avait
tort de lui contester le droit de s’asseoir près de la
fenêtre. Ensuite, prenant le fiacre pour un
compartiment de chemin de fer, il hurla dans la
rue, en tchèque et en allemand : « Nymburk, on
change de train ! »
247
Chvéïk le tirant en arrière, le feldkurat se
résolut à imiter la voix de différents animaux. Il
s’attarda surtout à faire le coq et son « kikeriki ! »
triomphant retentit au loin.
Par moments, sa vivacité n’avait plus de
bornes : Ne pouvant tenir en place, il essayait de
passer par la fenêtre. Il insultait les passants en
les traitant de vagabonds. Il jeta son mouchoir sur
la chaussée et cria au cocher d’arrêter, prétendant
qu’il avait perdu ses bagages. Puis, il raconta :
« À Budejovice, il y avait dans le temps un
tambour-major... Il s’est marié. Un an après il
était déjà mort ». Il pouffa en ajoutant : « N’estce
pas, que c’est drôle ? »
Pendant qu’il faisait tout cela, Chvéïk s’était
conduit envers son officier sans le moindre égard.
À toutes les tentatives d’émancipation, il le
ramenait impitoyablement à la réalité par des
coups de poing dans les côtes. Le feldkurat s’y
résignait avec une mansuétude extraordinaire.
Il ne se révolta qu’une seule fois en essayant
de sauter par la fenêtre de la voiture en pleine
vitesse, après avoir déclaré qu’il savait
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parfaitement qu’on voulait le rouler et le faire
descendre à Podmokli au lieu de Budejovice.
Quelques secondes suffirent à Chvéïk pour
réprimer cette révolte et pour faire rasseoir le
feldkurat à sa place. Ce qui préoccupait surtout
Chvéïk, c’était la crainte de voir le feldkurat
s’endormir. Il le rappelait sans cesse à la réalité
par des exhortations courtoises, par exemple :
– T’endors pas, espèce de charogne crevée !
Envahi tout à coup d’une humeur
mélancolique, le feldkurat fondit en larmes et
s’enquit auprès de Chvéïk s’il avait encore sa
mère.
– Moi, mon pauvre monsieur, je suis tout seul
au monde ! cria-t-il par la fenêtre ; ayez pitié de
moi !
– La ferme ! c’est honteux, l’admonestait
Chvéïk ; on va encore savoir que tu t’es soûlé, eh,
tourte !
– Je n’ai rien bu, camarade, protestait le
feldkurat, je ne suis absolument pas soûl.
Une minute après, il se démentait déjà en se
249
levant avec ces paroles :
– Ich melde gehorsamst, Herr Oberst, ich bin
besoffen.1
Et il réitéra dix fois de suite avec un désespoir
sincère :
– Je suis un cochon.
S’adressant de nouveau à Chvéïk, il l’implora
avec une insistance touchante :
– Jetez-moi hors de cette automobile.
Pourquoi m’avez-vous pris avec vous ?
Ensuite, il murmura :
– Il y a des ronds autour de la lune. Est-ce que
vous croyez à l’immortalité de l’âme, capitaine ?
Est-ce qu’un cheval peut entrer au ciel ?
Il éclata de rire, puis, sa tristesse le reprenant,
il fixa sur Chvéïk un regard apathique :
– Permettez, monsieur, il me semble que je
vous ai déjà vu quelque part. N’avez-vous jamais
été de passage à Vienne ? Je me rappelle vous
avoir souvent rencontré au séminaire.
1 Je déclare avec obéissance, mon colonel, je suis saoul.
250
Passant ensuite aux vers latins, il murmura :
– Aurea prima satast ætas, quæ vindice nullo.
Et il ajouta :
– Je n’en sais pas plus long, fichez-moi à la
porte ! Vous ne voulez pas ? Vous avez peur que
je me démolisse ? Mais non, mais non, allez...
S’il faut que je tombe, je veux tomber sur le nez,
proféra-t-il d’une voix énergique.
Il reprit ensuite :
– Monsieur, mon cher ami, donnez-moi une
gifle, je vous en supplie.
– C’est une seule qu’il vous faut ou plusieurs ?
demanda Chvéïk.
– Deux.
– Les voilà...
Le feldkurat compta les gifles à haute voix,
manifestant un vif contentement.
– Ça me fait vraiment du bien, dit-il, surtout à
l’estomac ; ça fait digérer, je suis tout à fait à
mon aise. Maintenant, déchirez-moi mon gilet.
Variant dans ses goûts, il demanda à Chvéïk
251
de lui scier la jambe, de l’étrangler pour un petit
moment, de lui faire les ongles et de lui arracher
les dents de devant.
Il se voulait martyr et demanda à Chvéïk de lui
couper la tête pour la jeter dans la Vltava.
– Les étoiles autour de ma tête m’iraient
vraiment très bien, s’enthousiasmait-il, mais,
moi, j’en voudrais dix.
Il parla ensuite des courses de chevaux et
passa de là au ballet.
– Est-ce que vous aimez danser le csardas ? Et
est-ce que vous connaissez le pas de l’ours ?
Tenez, c’est comme ça...
Il tenta de faire le vide autour de lui pour
danser et s’écroula sur Chvéïk. Celui-ci le boxa
en règle et le déposa ensuite sur la banquette.
– Je sais que je veux quelque chose, cria le
feldkurat, mais je ne sais pas ce que c’est. Ne
savez-vous pas ce que je veux ?
Il baissa la tête, en proie à une résignation
profonde.
– Ce que je veux, ça ne me regarde pas, fit-il
252
gravement, et vous, monsieur, ça ne vous regarde
pas non plus. Je ne vous connais pas. De quel
droit fixez-vous sur moi vos yeux intelligents ?
Êtes-vous capable de me donner satisfaction sur
le terrain ?
Cette ardeur belliqueuse ne dura pas
longtemps, et il tenta de faire tomber Chvéïk de
la banquette.
Son Mentor l’ayant ramené au calme en lui
prouvant nettement sa supériorité physique, le
feldkurat s’égara dans un autre ordre d’idées :
– Sommes-nous aujourd’hui lundi ou
vendredi ?
Il chercha aussi à s’informer si on était au
mois de décembre ou de juin, et il fit preuve
d’une remarquable mobilité d’esprit en posant les
questions les plus diverses :
– Êtes-vous marié ? Aimez-vous le roquefort ?
Avez-vous des punaises dans votre chambre ?
Votre santé est-elle toujours bonne ? Est-ce que
votre petit chien a eu la maladie ?
Il devint confidentiel. Il raconta qu’il devait de
253
l’argent pour des bottes à l’écuyère, une cravache
et une selle, et que, quelques années auparavant,
il avait attrapé une blennorragie qu’il soignait au
moyen du permanganate de potasse.
– Je n’avais pas eu l’embarras du choix, n’estce
pas, dit-il, quoique ce soit un traitement un peu
dur. Vraiment, il n’y avait rien à faire,
pardonnez-moi de vous raconter ça. Un thermos,
continua-t-il, oubliant ce qu’il venait de dire,
c’est un récipient spécial pour tenir chauds les
boissons et les aliments. Quel jeu est plus
sérieux : le banco ou le vingt-et-un ? Qu’en
pensez-vous, cher collègue ? Bien sûr que je t’ai
déjà vu quelque part, s’exclama-t-il ensuite en
approchant de la figure de Chvéïk ses lèvres
écumantes, puisqu’on était camarades d’école.
Un temps :
– Ah ! ma pauvre petite, dit-il en caressant sa
jambe gauche, comme tu as grandi depuis que je
ne t’ai vue. La joie de te retrouver me console de
toutes les souffrances supportées jusqu’ici.
Dans une poétique effusion il évoqua un
paysage paradisiaque de figures heureuses et de
254
coeurs fervents.
À genoux dans la voiture, il récita un Ave
Maria, ce qui le secouait d’une hilarité
inextinguible.
La voiture s’arrêta enfin devant la maison,
mais le feldkurat ne voulait pas descendre.
– Nous ne sommes pas encore arrivés ! cria-til
: au secours ! c’est un enlèvement ! Je veux
continuer le voyage.
On dut l’extraire de la voiture comme un
escargot de sa coquille. Un instant on put
craindre de l’avoir complètement désarticulé, les
pieds du feldkurat étant retenus dans la banquette.
Lui riait de leurs angoisses :
– Vous ne réussirez pas à me démettre la
carcasse, messieurs, dit-il ; je suis trop costaud
pour ça.
On le traîna tant bien que mal à travers le
vestibule dans l’escalier jusqu’à son logis où on
le jeta sur le canapé comme un sac de chiffons.
Le feldkurat refusa énergiquement de payer le
chauffeur, étant donné qu’il n’avait pas
255
commandé d’auto. Il fallut plus d’un quart
d’heure pour lui expliquer qu’il ne s’agissait
point d’une auto, mais d’un simple fiacre.
Il fit remarquer alors qu’il ne prenait jamais de
fiacre à un seul cheval, comme on prétendait le
lui faire croire, mais toujours une voiture à deux
chevaux.
– Vous voulez me rouler, disait-il en clignant
un oeil malin à ses deux porteurs ; vous savez
bien que nous sommes allés tous les trois à pied.
Mais, dans un accès de générosité subite, il
jeta son porte-monnaie au cocher.
– Prends tout, lui cria-t-il, ich kann bezahlen1.
Je ne suis pas à un sou près.
Il aurait mieux fait de dire qu’il n’était pas à
36 kreutzer près, car le porte-monnaie ne
contenait que cette somme. Par bonheur, tout en
le menaçant de « lui casser la gueule », le cocher
résolut de le fouiller à fond.
– Ben, gifle-moi, si tu veux, lui répondait le
feldkurat, je n’en mourrai pas, va ! Je t’autorise à
1 Je peux payer.
256
aller jusqu’à cinq.
Dans une poche du gilet du feldkurat le cocher
trouva un billet de dix couronnes. Il s’en saisit et
sortit en maudissant sa destinée et le feldkurat qui
lui avait fait perdre son temps.
Le feldkurat s’engourdit peu à peu, mais il ne
pouvait s’endormir à cause des projets qui
bourdonnaient dans sa tête. Il avait envie de jouer
du piano, d’aller à une leçon de danse, de se
cuisiner lui-même une carpe au beurre, etc.
Il promettait aussi à Chvéïk de le marier à sa
soeur – qui d’ailleurs n’existait pas. Il émit aussi
le voeu d’être transporté dans son lit et, à la fin, il
s’assoupit, après avoir exigé « qu’on honorât en
lui l’être humain qu’il était » et s’être proclamé
d’ailleurs « un parfait cochon ».
Lorsque le lendemain matin, Chvéïk pénétra
dans la chambre du feldkurat, il le trouva couché
sur le canapé et plongé dans de profondes
réflexions. Le feldkurat se demandait qui avait
bien pu l’inonder de ce liquide, de provenance
inconnue, qui tenait la plus grande partie de son
pantalon collé au canapé.
257
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que cette nuit...
C’est par ces paroles réticentes que Chvéïk
expliqua à son maître qu’il faisait erreur en
s’imaginant victime d’une manoeuvre
malveillante. Mais le feldkurat qui avait la tête
lourde, était fort déprimé.
– Je ne peux pas me rappeler comment je suis
arrivé de mon lit sur le canapé.
– Votre lit, il ne vous a même pas vu ; à peine
rentrés, nous vous avons mis sur le canapé.
– J’ai dû en faire de belles, probable, hein ?
Est-ce que je n’aurais pas été soûl, par hasard ?
– Vous aviez pris ce qu’on appelle une cuite
pas ordinaire, monsieur l’aumônier. C’est comme
je vous le dis, c’était une petite cuite à la hauteur.
Si maintenant vous vous laviez un peu et mettiez
du linge propre, je crois que ça ne vous ferait pas
de mal.
– J’ai l’impression d’avoir les jambes et les
bras cassés, geignit le feldkurat. J’ai soif aussi.
Est-ce que je me suis battu, hier ?
258
– Pour la batterie, ça n’a pas été si grave que
ça ; vraiment, on ne peut pas le dire. Maintenant,
si vous avez soif, rien d’étonnant à ça : c’est
toujours celle d’hier qui continue. Quand on a
soif, ça ne passe pas si vite que ça. J’ai connu un
ébéniste qui s’était soûlé à la Saint-Sylvestre
1910 et qui au Jour de l’An avait encore
tellement soif qu’il a été obligé de s’acheter un
hareng saur et de recommencer à boire ; le pauvre
type n’en pouvait plus. Il y a quatre ans de ça, ce
satané réveillon le fait boire sans arrêt, il faut
qu’il boive de plus en plus, et tous les samedis il
se fait une provision de harengs pour toute la
semaine. C’est comme aux chevaux de bois,
comme aurait dit mon vieux sergent-major du
quatre-vingt-onzième de ligne.
Le feldkurat avait mal aux cheveux et se
trouvait fortement démoralisé. À entendre ses
expressions de repentir, on aurait cru qu’il
fréquentait assidûment les conférences du docteur
Alexandre Batek sur des sujets comme : « Guerre
à outrance au démon de l’alcool qui tue nos
meilleurs fils » et qu’il avait pour livre de chevet
« Les cent et un bons conseils », opuscule du
259
même docteur.
Il apporta cependant aux paroles de M. le
docteur Batek quelques variantes de son cru.
– Si, au moins, je buvais des liqueurs de grand
luxe, comme l’arrac, le marasquin ou le cognac !
Mais non, je ne bois jamais que d’immondes
crasses. Hier, j’ai encore pris un de ces genièvres.
Je me demande comment j’ai pu avaler ça. Il
avait un goût à vous retourner l’estomac. Si, au
moins, ç’avait été de la griotte ! Mais il n’y a rien
à faire. L’humanité invente des saletés
abominables et s’en rince le gosier comme avec
de l’eau de source. Prenez, par exemple, le
genièvre : ça n’a ni goût ni couleur, et ça brûle
seulement la gorge. Si encore c’était du vrai,
comme j’en ai bu une fois en Moravie ! Mais
celui d’hier était certainement distillé avec de
l’esprit de bois et de l’huile de pétrole. Vous
m’entendez roter. L’eau-de-vie, c’est du poison,
continua-t-il dans sa méditation, et encore faut-il
qu’elle soit d’origine garantie, de la vraie, quoi,
et pas fabriquée à froid par les Juifs. C’est la
même blague pour le rhum. Il est rare d’en
260
trouver du bon. Si on avait une goutte de vrai
brou de noix, soupira-t-il ensuite, de celui que
boit le capitaine Chnable à Brouska !
Il fouilla ses poches et examina son portemonnaie.
– J’ai 36 kreutzer, dit-il, c’est toute ma
fortune. Si je vendais mon canapé ? qu’est-ce que
vous en pensez ? Je dirai à mon propriétaire que
je l’ai prêté à un ami, ou qu’on vous l’a volé.
Vous pourriez aussi aller voir de ma part le
capitaine Chnable et lui demander cent
couronnes. Il a de l’argent, je l’ai vu qui gagnait
hier aux cartes. S’il n’y a rien à faire, vous irez à
la caserne de Verchovice, et vous demanderez les
cent couronnes au lieutenant Mahler. Si là encore
c’est la peau, vous irez trouver le capitaine Ficher
au Hradcany. Vous lui direz que j’ai besoin de
cette somme pour payer le fourrage, que je l’ai
bue. Et si Ficher ne marche pas, vous irez mettre
le piano au Mont-de-Piété, je m’en fous. Pour les
officiers, je vous écrirai un mot. Ne vous laissez
pas faire. Dites bien à tous ces messieurs que j’ai
un terrible besoin d’argent, que je suis resté sans
261
un sou. Inventez tout ce que vous voulez, mais ne
revenez pas les mains vides. Vous demanderez
aussi au capitaine Chnable de vous donner
l’adresse de son fournisseur de brou de noix.
Chvéïk remplit brillamment sa mission. Son
air ingénu et son regard franc lui conquirent la
confiance générale ; on le crut sur parole.
Il avait jugé opportun de raconter aux
capitaines Chnable et Ficher et au lieutenant
Malher que son maître devait payer, non pas le
fourrage, mais à sa maîtresse délaissée une
pension alimentaire. Il n’essuya donc aucun
refus.
Quand, après cette expédition glorieusement
terminée, Chvéïk exhiba les trois billets de cent
couronnes au feldkurat, celui-ci – qui s’était lavé
et avait fait toilette – eut peine à en croire ses
yeux.
– Je les ai ramassés tous les trois à la fois,
expliqua Chvéïk ; comme ça nous n’aurons plus
besoin de chercher de l’argent demain ou aprèsdemain.
Ça a marché tout seul, il n’y a eu un peu
de tirage qu’avec le capitaine Chnable, devant qui
262
j’ai dû me mettre à genoux. Ça doit être un sale
type, celui-là. Mais, quand je lui ai dit que nous
devions payer une pension...
– Une pension ? questionna le feldkurat tout
inquiet.
– Mais oui, une pension, monsieur l’aumônier,
pour consoler votre demoiselle. Vous m’aviez dit
d’inventer quelque chose et il n’y a que cette
idée-là qui m’est venue. Dans notre maison
logeait dans le temps un cordonnier qui avait sur
le dos cinq petites femmes avec cinq pensions. Il
était misérable comme tout, aussi tapait-il tout le
monde et le pognon lui pleuvait de tous les côtés,
comme chacun s’apitoyait sur sa triste situation.
Ces messieurs m’ont demandé ce que c’était que
cette personne, et je leur ai dit qu’elle était très
jolie et qu’elle n’avait pas quinze ans. Alors, ils
m’ont demandé son adresse.
– Vous en avez fait de belles, Chvéïk ! soupira
le feldkurat qui se mit à arpenter la chambre.
Nous voilà jolis, se lamenta-t-il, c’est un scandale
de plus ! Si, au moins, je n’avais pas si mal à la
tête...
263
– Je leur ai donné l’adresse d’une vieille
femme sourde comme un pot qui habite dans la
rue de mon ancienne logeuse, expliquait Chvéïk.
Je voulais mener l’affaire à bonne fin, parce que
vous m’en aviez donné l’ordre formel. Un ordre
est un ordre. Je ne voulais pas me laisser
éconduire et je devais bien inventer quelque
chose, monsieur l’aumônier. Je dois aussi vous
dire que les déménageurs attendent dans
l’antichambre. Je les ai fait venir pour porter le
piano au Mont-de-Piété. Ce n’est pas une
mauvaise idée de nous en débarrasser. On aura
plus de place pour se remuer et plus d’argent en
poche. Ainsi on sera tranquille pour quelques
jours. Si le proprio demande pourquoi nous
faisons enlever le piano, je lui dirai que c’est pour
une réparation. Je l’ai déjà dit à la concierge pour
que ça ne lui fasse pas trop d’effet de voir arriver
les déménageurs. J’ai trouvé aussi un acheteur
pour le canapé. C’est un de mes amis, un
marchand de meubles, qui va venir cet aprèsmidi.
Un canapé de cuir, ça vaut son prix
aujourd’hui.
– C’est tout ce que vous avez fait ? demanda
264
le feldkurat qui se tenait la tête dans les mains et
courait dans la chambre comme s’il allait devenir
fou.
– Je vous déclare avec obéissance qu’au lieu
de deux bouteilles de brou de noix, du même
qu’achète le capitaine Chnable, j’en ai apporté
cinq, pour avoir une réserve, ainsi on aura une
goutte à boire à la maison. Est-ce que les hommes
peuvent entrer maintenant pour le piano, avant
que le clou ne ferme ?
Le feldkurat fit un geste désespéré, et un
instant après les déménageurs procédaient à leur
besogne.
Revenu du Mont-de-Piété, Chvéïk trouva son
maître assis devant la bouteille de brou de noix et
vociférant : on lui avait servi à midi une côtelette
pas cuite.
Le feldkurat était de nouveau à son affaire. Il
déclara à Chvéïk qu’à partir du lendemain il allait
commencer une vie nouvelle ; que boire de
l’alcool était une preuve du matérialisme le plus
vulgaire et qu’il fallait revenir à la vie spirituelle.
265
Ses méditations philosophiques durèrent une
demi-heure. Il venait de déboucher la troisième
bouteille de brou de noix, lorsque le marchand de
meubles se présenta. Le feldkurat lui céda le
canapé un prix dérisoire et l’invita à rester un
moment pour faire un bout de causette avec lui. Il
fut très mécontent que le marchand s’excusât de
décliner son invitation, car il allait encore passer
chez un autre client pour une table de nuit.
– Je regrette de n’en n’avoir pas, fit le
feldkurat d’un ton de reproche, mais qu’est-ce
que vous voulez ? on ne peut pas penser à tout,
n’est-ce pas ?
Le marchand de meubles parti, c’est à Chvéïk
que le feldkurat ordonna de lui tenir compagnie,
et avec lui qu’il but encore une autre bouteille. Il
disserta surtout des femmes et du jeu de cartes.
Les deux hommes restèrent attablés très
longtemps. Le soir les surprit encore plongés
dans leur amical entretien.
Pendant la nuit un petit changement devait
avoir lieu. Le feldkurat retomba dans son ivresse
de la veille et confondit Chvéïk avec une de ses
266
connaissances. Il lui disait : « Ne vous en allez
pas encore ; est-ce que vous vous souvenez du
petit officier roux du train ? »
Cette idylle dura jusqu’au moment où Chvéïk
déclara avec une énergie qui ne souffrait pas de
réplique :
– J’en ai soupé, tu vas maintenant te mettre au
lit et roupiller, c’est compris ?
– T’emballe pas, mon chéri ! tu vois bien, je
t’obéis, bégayait le feldkurat. Tu te rappelles
encore le temps où on était ensemble en
troisième, quand je faisais tes devoirs de
mathématiques ? Tes parents ont une villa à
Zbraslav, ne me contredis pas. Vous pouvez aller
à Prague en bateau, malins. Vous connaissez bien
la Vltava.
Chvéïk l’obligea à ôter ses souliers et à se
déshabiller. Il obéit mais grogna, faisant appel à
des témoins imaginaires.
– Vous avez vu, messieurs, dit-il debout
devant son armoire, comment je suis traité par ma
famille. Je ne veux plus connaître ma famille,
267
décida-t-il en s’installant sous la couverture.
Même si le ciel et la terre se liguaient contre moi,
ils n’y feraient rien, je ne veux plus connaître ma
famille.
La chambre à coucher retentit bientôt d’un
ronflement d’enfer.
3
C’est dans ces premiers jours que Chvéïk
passa chez le feldkurat que se place la visite qu’il
fit à son ancienne logeuse, Mme Muller. Chvéïk ne
trouva qu’une cousine de cette dernière, qui lui
annonça, en pleurant, que Mme Muller, elle aussi,
avait été arrêtée chez elle le jour même où elle
avait conduit son locataire devant la commission
de recrutement, dans l’île des Tireurs. Jugée par
un tribunal militaire, la pauvre femme avait été
envoyée au camp de concentration des
prisonniers militaires à Steinhof. Elle avait déjà
écrit de là-bas à sa cousine, à laquelle elle avait
confié sa maison.
268
Chvéïk prit entre ses mains cette touchante
relique et lut :
« Ma chère Anne, tout va très bien ici, surtout
rapport à la santé. La voisine du lit d’à côté est
toute rouge de... et nous avons ici aussi la petite...
À part ça, tout va au mieux. Le manger est très
abondant et nous ramassons des... de pommes de
terre pour en faire de la bonne soupe. J’ai appris
que M. Chvéïk était déjà... je te prie de t’informer
où ça lui est arrivé, parce que je voudrais bien
fleurir sa tombe, quand on en aura fini avec cette
guerre. J’ai oublié de te dire que j’ai mis au
grenier dans un coin une boîte avec un ratier, un
tout petit chiot. Mais il y a déjà plusieurs
semaines qu’il ne doit plus avoir eu à manger, il a
mangé juste le jour où les... sont venus me
chercher. Par conséquent, je crois qu’il doit être
aujourd’hui... la même chose ».
La carte était sabrée par les lettres rouges de
l’estampille : Zensuriert ! K. u. k.
Konzentrationslager, Steinhof1.
1 Censuré ! camp de concentration impérial et royal,
Steinhof.
269
– Vous savez, le petit chien était vraiment
crevé, sanglota la cousine de Mme Muller, et votre
chambre, je crois que vous ne la reconnaîtriez
plus. Je l’ai louée à des petites couturières, et
elles en ont fait un vrai salon, sur les murs il n’y a
que des modes et la fenêtre est pleine de fleurs.
La cousine de Mme Muller écoutait à peine les
consolations que Chvéïk lui prodiguait.
Tout en se lamentant, elle émit la supposition
que Chvéïk était certainement déserteur, et en
venant la voir il voulait son malheur. Elle finit
par le déclarer une fripouille sans scrupules et le
traita en conséquence.
– C’est rigolo, tout ce que vous me dégoisez
maintenant, railla Chvéïk, ça me plaît. Eh ! bien,
sachez-le, M’ame Kejr, vous avez raison, j’ai
foutu le camp et me voilà déserteur... Mais, vous
savez, ça n’a pas été si facile que ça, il a fallu que
je descende à peu près quinze gendarmes et
sergents... Surtout, motus, hein !...
Et Chvéïk s’éloigna de son foyer qui ne
voulait plus de lui, en disant :
270
– J’ai donné à la blanchisserie quelques cols et
plastrons, vous serez bien aimable, M’ame Kejr,
d’aller les chercher quand vous aurez un petit
moment. J’en aurai besoin en civil. Vous ferez
aussi attention, s’il vous plaît, à mon costume
dans l’armoire, que les mites ne me le bouffent
pas. Vous direz aussi bonjour de ma part à ces
demoiselles qui couchent dans mon lit.
Chvéïk dirigea ses pas vers le Calice.
Lorsqu’elle l’aperçut, Mme Palivec déclara qu’elle
ne lui servirait rien du tout, car il venait
certainement de déserter.
– Mon mari, dit-elle en recommençant à
débiter la vieille histoire, avait été si prudent, et
le voilà en prison – et pour rien du tout, le pauvre
homme ! Et dire qu’il y a des gens qui se
promènent comme ils sortiraient de boire une
bière et qui fichent le camp du régiment ! Vous
savez que la semaine dernière, on a encore
demandé après vous.
Plein d’intérêt, un vieux serrurier qui écoutait
la conversation s’approcha de Chvéïk et lui
souffla à l’oreille :
271
– Attendez-moi dehors ; j’ai quelque chose à
vous dire.
Dans la rue, les deux hommes se comprirent
tout de suite. Le serrurier s’obstinait à prendre au
sérieux les paroles de Mme Palivec sur la désertion
de Chvéïk.
Chvéïk protesta, mais en vain. Le serrurier lui
confia que son fils avait déserté aussi et se
cachait chez une tante à Jasena près de Josefov.
Et il serra la main de Chvéïk en lui insinuant dans
la paume un billet de vingt couronnes.
– C’est pour vos premiers besoins, dit-il en
poussant Chvéïk dans un restaurant de vin qui
tenait le coin de la rue, je vous comprends si
bien ! vous n’avez rien à craindre avec moi.
Chvéïk revint tard dans la nuit chez le
feldkurat qui, lui, n’était pas encore rentré.
Il arriva le matin seulement, réveilla Chvéïk et
lui dit :
– Demain, nous disons une messe au camp.
Tâchez de faire du café au rhum. Ou plutôt, faites
un grog : j’aime autant ça, d’ailleurs.
272
XI
Chvéïk sert la messe au camp.
1
C’est toujours au nom d’une divinité
bienfaisante, sortie de l’imagination des hommes,
que se prépare le massacre de la pauvre
humanité.
Avant de couper le cou à un prisonnier de
guerre, les Phéniciens célébraient un service
divin assez semblable à celui que célébraient
encore leurs descendants quelques milliers
d’années plus tard avant d’aller se battre.
Les anthropophages des îles de la Guinée et de
la Polynésie, avant de manger dans un festin
solennel leurs prisonniers de guerre ou les gens
qui les incommodent – missionnaires,
273
explorateurs, négociants ou simples curieux –
sacrifient à leurs dieux selon des rites divers.
Notre civilisation ne s’introduisant chez eux
qu’au ralenti, ils ne revêtent point de chasubles,
mais ornent leurs reins de plumes aux couleurs
éclatantes.
Aux temps de la Sainte Inquisition, avant de
mettre le feu au bûcher, on célébrait le service
divin le plus solennel, la grande messe chantée.
À chaque exécution d’un condamné à mort
assiste un prêtre qui l’obsède de sa présence.
En Prusse, le pasteur escorte le malheureux
jusqu’à la hache ; en France, le prêtre
l’accompagne au pied de la guillotine ; en
Amérique, le condamné, auquel le fauteuil
électrique tend les bras, est également flanqué
d’un prêtre ; en Espagne, un ecclésiastique est
indispensable à une pendaison ; en Russie, un
pope barbu honore de sa présence l’exécution des
révolutionnaires, etc.
Et en tous ces lieux les serviteurs des Églises
brandissent leur crucifix comme pour dire : « On
va te couper la tête, on va te pendre, on va
274
t’égorger, ton corps va être traversé par 15.000
volts, mais ta souffrance n’est rien du tout auprès
de celle du Crucifié ».
Et les abattoirs de la Grande Guerre n’ont pu
fonctionner non plus sans la bénédiction des
prêtres. Les aumôniers de toutes les armées
chantèrent la messe pour la victoire des maîtres
dont ils mangeaient le pain.
Les exécutions des soldats mutinés ne
pouvaient avoir lieu sans prêtres, non plus que
celles des légionnaires tchèques, faits prisonniers
par l’Autriche.
Rien de changé depuis le temps où un brigand
du nom d’Adalbert, alias « le Saint », un sabre
dans une main et un crucifix dans l’autre,
contribua vigoureusement à noyer dans leur sang
les Slaves de la mer Baltique.
En Europe, les gens marchaient comme du
bétail aux abattoirs où les conduisaient – dignes
auxiliaires des empereurs bouchers, des rois et
des généraux, – les prêtres de toutes les religions,
qui leur donnaient leur bénédiction et leur
faisaient jurer que « sur terre, sur mer, dans les
275
airs, etc. »
Les messes du camp avaient toujours lieu en
deux occasions spéciales : avant le départ des
soldats pour le front, et, au front même avant la
tuerie. Je me rappelle qu’au front, à une de ces
messes, un aéroplane ennemi jeta une bombe
juste sur l’aumônier, dont il ne subsista que des
loques sanglantes.
Il passa aussitôt martyr, tandis que les
aéroplanes autrichiens faisaient de leur mieux
pour procurer cette même béatitude immortelle à
des aumôniers de l’autre côté du front.
L’aventure de notre aumônier nous amusa
beaucoup et sur la croix provisoire, plantée à
l’endroit où reposaient ses restes, on put lire un
matin l’épitaphe suivante :
Ce qui arrive à tous, t’est arrivé à toi
Qui promettais le ciel à ceux qui ne sont pas
/ lâches.
Comme une tuile tombant du haut d’un toit,
276
La bombe t’écrasa ne laissant qu’une
/ pauv’tache.
2
Chvéïk prépara un grog qui « était un peu là »
et dépassait de loin ceux dont les vieux matelots
ont le secret. Celui-ci était digne de rincer le
gosier des pirates du XVIIIe siècle.
Le feldkurat en fut enchanté.
– Où avez-vous appris à faire des choses aussi
épatantes ? demanda-t-il.
– En voyageant, répondit Chvéïk ; c’est à
Brème qu’un vieux cochon de matelot m’a
appris. Il m’a dit cent fois qu’un grog devait être
assez fort pour que celui qui l’avait bu, s’il lui
arrivait de tomber à la mer, fût capable de nager
sans bouger un doigt à travers toute la Manche ;
tandis qu’avec un grog pas assez fort dans le
ventre, les buveurs étaient sûrs de se noyer
comme un chiot.
277
– Avec un grog comme ça dans le corps,
Chvéïk, notre messe ira toute seule, approuva le
feldkurat ; je crois que je serai même assez en
forme pour faire un discours d’adieux aux
soldats. Une messe au camp n’est pas quelque
chose d’aussi drôle que dans la chapelle de la
prison de la place, ou qu’un sermon pour les
canailles qui l’écoutent. À une messe pareille, on
ne triche pas, il faut avoir les idées nettes. Notre
autel de campagne, nous l’avons, c’est toujours
ça. Il est pliant, un très chic exemplaire de poche.
Jésus-Maria, Chvéïk ! gémit-il en se bourrant le
front de coups de poings, mais nous sommes
totalement idiots. Savez-vous où il est resté, notre
autel pliant ? Dans le dessous du canapé qu’on a
bazardé, bonté divine !
– Ça, il n’y a pas, c’est un malheur, dit
Chvéïk ; je connais bien le marchand, mais j’y
pense, j’ai rencontré sa femme avant-hier. Elle
m’a dit que son mari était en prison à cause d’une
armoire volée qu’il avait achetée, et que notre
canapé était maintenant chez un instituteur à
Varchovice. Ça nous fera toute une histoire, cet
autel de camp. Ce que je propose, c’est de boire
278
encore un grog et de nous mettre à sa recherche,
parce que, à mon avis, il est impossible de dire
une messe sans autel.
– C’est vrai, il nous faut absolument l’avoir !
dit le feldkurat d’un ton désespéré ; à part ça, tout
est prêt au champ de manoeuvres. On a déjà
planté l’estrade. La monstrance, c’est le couvent
de Brevnov qui doit nous la prêter. Pour ce qui
est du calice, je dois avoir le mien, mais je ne sais
plus ce qu’il est devenu.
Il réfléchit un instant et reprit :
– Supposons qu’il est perdu. Dans ce cas-là, je
pourrais demander au lieutenant Witinger du
soixante-quinzième de ligne sa fameuse coupe de
sport. Dans le temps, il prenait part à des courses
à pied et il a une fois gagné cette coupe comme
premier prix offert par le Sport-Favori. C’était un
champion comme on n’en voit pas tous les jours.
Il a fait et d’ailleurs il s’en vante assez, les
quarante kilomètres de trajet Vienne-Modling en
une heure quarante-huit minutes. Je l’ai vu hier et
c’est une affaire entendue entre nous, il me prête
sa coupe qui fera un calice épatant. Il faut être un
279
crétin comme moi pour remettre toujours à la
dernière minute des préparatifs comme ça. Mais
c’est bien fait pour moi. J’ai eu tort de ne pas
ouvrir le compartiment du canapé avant de m’en
séparer.
Sous l’influence de la recette du vieux cochon
de matelot, expert en grogs, il se livra à un
véritable examen de conscience, se décernant les
titres des plus variés du règne animal et végétal.
– Il s’agira de se grouiller pour remettre la
main sur notre autel de camp, dit Chvéïk ; il fait
déjà jour. Je vais mettre mon uniforme et
m’appliquer encore un grog.
Ils partirent enfin. En route, le feldkurat
raconta à Chvéïk qu’il avait gagné la veille
beaucoup d’argent aux cartes et que, si tout
marchait bien, il pourrait bientôt dégager son
piano du Mont-de-Piété.
Dans des moments comme celui-là, le
feldkurat avait l’optimisme des païens toujours
prêts à promettre des offrandes à leurs dieux,
pour le cas où ceux-ci feraient réussir leur
entreprise.
280
À moitié endormie, la femme du marchand de
meubles leur donna l’adresse de l’instituteur,
récent propriétaire du canapé. En récompense, le
feldkurat fit preuve d’une prodigalité
remarquable : il ne dédaigna pas de pincer la joue
de la marchande et de la chatouiller sous le
menton.
Tous deux partirent pour Verchovice, à pied,
car le feldkurat avait déclaré qu’il voulait prendre
un peu l’air, afin de changer ses idées.
Une légère surprise les attendait. L’instituteur
ayant examiné le contenu du meuble le jour
même où il l’avait acheté et y ayant découvert
l’autel, avait cru à une manifestation de la
volonté divine : en donateur généreux, il l’avait
offert à l’église de Verchovice, le munissant de
l’inscription suivante : « Don de François
Kolarik, instituteur retraité, en l’an de grâce
1914, pour l’honneur et la plus grande gloire de
Dieu. » Il resta donc perplexe devant la
réclamation du feldkurat qui l’avait trouvé dans
le plus intime négligé.
Les paroles de l’instituteur laissaient deviner
281
qu’il avait tenu sa découverte pour miraculeuse,
un avertissement de Dieu. Il raconta qu’une voix
intérieure l’avait incité à fouiller le canapé, voix
qui lui disait : « Va et regarde ce qu’il y a dans le
compartiment. » Ce songe lui aurait aussi montré
un ange lui donnant cet ordre péremptoire :
« Ouvre tout de suite le compartiment du
canapé ! » Il lui avait obéi.
En y voyant l’autel à trois parties avec une
voûte pour le tabernacle, le brave homme était
tombé à genoux et dans une copieuse prière avait
remercié le bon Dieu de lui faire connaître ainsi
sa volonté d’embellir l’église de Verchovice.
– Tout ça, je m’en moque, répondit le
feldkurat ; vous avez trouvé une chose qui ne
vous appartenait pas : il fallait la porter au
commissariat de police au lieu d’en faire cadeau à
une sacrée sacristie.
– Avec votre miracle, ajouta Chvéïk, vous
pouvez avoir pas mal de fil à retordre. Ce que
vous avez acheté, c’est un canapé et pas un autel
militaire. Fallait pas vous en laisser accroire par
les anges. Vous me rappelez un type de Zhor qui,
282
en labourant son champ, avait trouvé un calice
qu’un voleur devait y avoir caché en attendant
qu’on ait oublié son sacrilège. Ce type, qui était
dans votre genre, avait reconnu aussi là-dedans le
doigt de Dieu, et, au lieu de fondre le calice pour
en vendre l’or, s’en est allé trouver le curé dans
l’intention d’offrir l’objet à l’église. Bonne idée,
mais le curé a eu ses soupçons et, prenant le type
pour le voleur qui serait revenu poussé par des
remords, il l’a dénoncé au maire, et le maire aux
gendarmes. À la fin des fins, malgré son
innocence, il a été condamné pour sacrilège,
surtout qu’il avait des miracles plein la bouche.
Pour essayer de s’en tirer, il a cru malin de
débiter des blagues sur les anges, et il a mêlé la
Sainte Vierge à cette histoire ; total, dix ans de
prison. Vous, ce que vous avez de mieux à faire,
c’est de nous accompagner chez le curé pour
qu’il nous rende un objet qui est la propriété de
l’armée. Un autel de campagne, ce n’est pas un
chat ou un bas russe, qu’on le distribue au
premier venu.
En s’habillant, le vieil instituteur tremblait de
tout son corps et claquait des dents.
283
– Je n’avais aucune mauvaise intention,
messieurs, en vérité, je vous le jure ! J’avais cru
seulement obéir à la volonté de Dieu en
enrichissant d’un ornement notre pauvre église de
Verchovice.
– Sur le dos de l’Intendance militaire, bien
entendu, dit Chvéïk brutalement. Merci pour une
volonté de Dieu comme ça. Un certain Pivonka
de Chotebor avait cru aussi au doigt de Dieu, la
fois qu’il avait trouvé sur la route un collier de
vache et que ce collier entourait justement le cou
d’une vache que personne ne gardait.
Le pauvre vieil instituteur fut totalement affolé
par ces paroles et renonça à se défendre ; il ne
pensait plus qu’à se vêtir au plus vite pour régler
cette affaire pénible.
Les trois hommes trouvèrent le curé de la
paroisse de Verchovice plongé dans un profond
sommeil. Réveillé en sursaut, il pensa qu’on
l’appelait pour administrer un malade et se mit à
crier.
– Est-ce qu’ils ne me laisseront jamais la paix
avec leur Extrême-Onction ! monologua-t-il en
284
s’habillant à contre-coeur : ne peuvent-ils choisir
pour mourir que le moment où je dors enfin ! Et
avec ça, ils oseront encore marchander.
Le représentant du bon Dieu auprès des civils
catholiques de Verchovice et le représentant de
Dieu ici-bas et auprès des autorités de l’armée se
rencontrèrent dans l’antichambre.
En somme, la question se réduisait à un
différend entre un civil et un militaire.
D’une part le curé affirmait que le dessous
d’un canapé n’était pas un endroit où loger un
autel de campagne, d’autre part le feldkurat
opinait que la place d’un autel de ce genre était
encore moins dans une église exclusivement
fréquentée par des civils.
Chvéïk jugea nécessaire d’émettre quelques
observations. Il trouvait par exemple qu’il était
très facile pour une pauvre église de s’enrichir
comme ça aux dépens de l’Intendance militaire. Il
eut soin de prononcer le mot « pauvre » entre
guillemets.
Ils se rendirent enfin à la sacristie et le curé
285
restitua l’autel pliant contre ce reçu en règle :
« Je soussigné, déclare avoir reçu un autel de
campagne, qui était arrivé par hasard dans
l’église de Verchovice. »
L’aumônier militaire : Otto KATZ.
L’autel de campagne sortait des ateliers de la
maison juive Moritz Mahler à Vienne, fabricante
d’objets nécessaires à la messe et d’articles de
piété, comme, par exemple, chapelets et images
saintes.
Comme toute pompe de l’Église, cet autel,
composé de trois parties, brillait d’oripeaux
criards.
Sans se fier à son imagination, personne
n’aurait pu deviner ce que représentaient les
images décorant les trois panneaux. Elles
donnaient seulement l’impression de pouvoir
servir aussi bien aux ministres de quelques cultes
païens dans le Zambèze qu’aux Chamans des
Bouriates et des Mongols.
286
Peint avec vulgarité, il ressemblait de loin à un
de ces tableaux colorés dont se servent les
médecins des compagnies de chemins de fer pour
découvrir les employés daltonistes.
Une figure dominait, espèce d’être humain
portant une auréole, nu et de couleur verdâtre
comme le croupion de l’oie quand il est au
premier degré de décomposition et commence à
embaumer.
Flanqué de deux côtés par un personnage ailé
censé représenter un ange, cet homme saint et nu
ne supportait qu’avec horreur la compagnie que
le peintre lui avait donnée, car les deux anges
avaient l’aspect de dragons de contes de fées :
c’était un ambigu de chat sauvage ailé et de bête
d’Apocalypse.
Le deuxième panneau devait figurer la Sainte-
Trinité. Pour la Colombe, le peintre ne risquait
rien. Il avait simplement retracé un oiseau qui
pouvait être une colombe tout aussi bien qu’une
poule de la race de wyandottes blanches.
Mais, ce qui était propre à épouvanter, c’était
Dieu le Père qui avait les traits d’un de ces
287
sauvages brigands de l’Ouest qui sévissent dans
les films américains.
Le Fils, tout au contraire, apparaissait jeune,
allègre et bien portant, doué d’un embonpoint
assez florissant et couvrant sa nudité d’une sorte
de caleçon de bain. Il avait tout d’un sportsman.
Il soutenait sa croix d’un geste d’une suprême
élégance comme s’il tenait une raquette de tennis.
De loin, tout se fondait en une tache évoquant
l’entrée d’un train dans une gare.
Quant au troisième panneau, il était
absolument impossible d’en comprendre le sujet.
Les opinions, à son propos, des soldats
exposés à contempler ce chef-d’oeuvre tout le
long d’une messe, étaient partagées et s’égaraient
dans les suppositions les plus fantaisistes. Un
soldat reconnut un jour dans cette peinture un
paysage de la Sazava.
Une inscription au bas du panneau limitait
seule les conjectures. On y lisait : « Heilige
Marie, Mutter Gottes, erbarme Dich unser. »1
1 Sainte Marie, Mère de Dieu ayez pitié de nous.
288
Chvéïk héla un fiacre, y installa l’autel et le
feldkurat, et monta lui-même à côté du cocher.
Le cocher était une âme subversive. Il se
permettait des remarques très désobligeantes sur
« la victoire des armes autrichiennes », disant par
exemple : « Ce qu’on vous a balancé de Serbie,
là-bas, non, quelle vitesse ! »
À l’octroi, Chvéïk répondit à l’employé qui lui
demandait ce qu’il y avait dans la voiture :
– La Sainte Trinité et la Vierge avec mon
feldkurat.
Pendant ce temps-là les compagnies prêtes à
partir pour le front attendaient avec impatience
l’arrivée du feldkurat. Mais celui-ci était loin
d’avoir rassemblé tout ce qui lui manquait encore
pour la cérémonie. Aussi la voiture les
conduisait-elle sans désemparer chez le lieutenant
Witinger, qui devait prêter sa coupe de sport ; il
fallait aussi s’arrêter au couvent de Brevnov pour
y prendre la monstrance et le ciboire, ainsi
qu’une bouteille de messe.
– Tu comprends, dit Chvéïk au cocher, ça a
289
l’air d’un travail à la va-comme-je-te-pousse,
mais il y a tant de fourbis qu’on ne peut pas
penser à tout.
Et il n’avait que trop raison, car, en arrivant au
champ de manoeuvres, au pied de l’estrade où
devait se dresser l’autel, le feldkurat s’aperçut
qu’il était dépourvu d’enfant de choeur...
Le feldkurat avait coutume de confier ces
fonctions à un fantassin, téléphoniste du génie,
mais celui-ci avait préféré aller au front.
– Ça ne fait rien, monsieur l’aumônier, lui dit
Chvéïk, je peux bien le remplacer.
– Et est-ce que vous vous y connaissez au
moins ?
– Non, monsieur l’aumônier, mais il faut
toujours essayer tout. C’est la guerre et
aujourd’hui des gens font certaines choses
auxquelles ils n’auraient jamais pensé
auparavant. Je ne suis pas assez bête pour ne pas
savoir lâcher un et cum spiritu tuo en réponse de
votre Dominus vobiscum. C’est pas si difficile
que ça de tourner autour de vous comme un chat
290
autour d’une assiette de purée chaude. Et je suis
parfaitement capable de vous laver les mains et
de vous verser du vin de la burette...
– Ça pourra aller, dit le feldkurat, mais je vous
préviens qu’avec moi il faut mettre du vin aussi
dans la burette à eau ; occupez-vous-en tout de
suite, voulez-vous ? Du reste, je vous ferai
toujours signe de passer à droite ou à gauche,
suivant que j’aurai besoin de vous. En sifflant,
tout bas, bien entendu, – une fois, ça voudra dire
« à droite », en sifflant deux fois ce sera « à
gauche ». Quant au livre de messe, pas la peine
de le transbahuter tout le temps, enfin, vous
verrez. En somme, tout ça, c’est une bonne farce.
Vous n’avez pas le trac ?
– Je ne crains rien au monde, pas même quand
je dois servir la messe.
Le feldkurat avait raison en disant que tout
cela n’était pour lui qu’une bonne farce. Tout
marcha comme par enchantement. Le discours du
feldkurat fut très succinct.
– Soldats, dit-il, avant notre départ pour le
front, nous nous rassemblons ici pour élever nos
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coeurs vers Dieu, pour le prier de nous donner la
victoire et de nous garder sains et saufs. Je ne
veux pas vous retenir plus longtemps et je vous
souhaite très bonne chance.
– Repos ! commanda le vieux colonel.
Les messes de camp portent ce nom parce
qu’elles sont régies par les mêmes lois que les
opérations en campagne. Pendant la guerre de
Trente ans elles se distinguaient par leur longue
durée, sans doute en proportion avec la durée de
la guerre.
D’accord avec la tactique contemporaine qui
exige que les mouvements des armées soient
prestes et rapides, les messes de camp doivent
nécessairement obéir au même rythme.
Celle du feldkurat dura juste dix minutes. Les
soldats les plus rapprochés de l’autel furent très
étonnés de s’apercevoir que l’officiant sifflait.
Chvéïk mit beaucoup d’adresse à évoluer
suivant les signaux convenus, passant de la
gauche à la droite de l’autel, et ne disant autre
chose que « Et cum spiritu tuo ».
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Ces trémoussements évoquaient une danse
indienne autour de la pierre du sacrifice. Ils
eurent cependant l’effet salutaire de faire passer
aux soldats l’ennui que leur inspirait le morne et
poussiéreux champ de manoeuvre avec une allée
de pruniers à l’horizon et, malheureusement
beaucoup moins loin, une rangée de latrines qui
exhalaient leur odeur, destinée sans doute à
remplacer le parfum des encensoirs.
Les soldats rigolaient ferme. Les officiers
groupés autour du colonel se racontaient des
petites histoires piquantes. De temps en temps on
entendait un des hommes dire :
– Passe-moi une bouffée.
Et la fumée des cigarettes montait vers le ciel
comme la fumée d’un bûcher rituel. Comme le
colonel avait allumé un cigare, tous les sousofficiers
l’imitèrent.
Enfin le commandement strident de Zum
Gebet1 perça l’air poussiéreux, et tout le carré
d’uniformes gris plia le genou devant la coupe de
sport du lieutenant Witinger.
1 À la prière.
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Le calice était rempli à ras bord, et le geste
énergique qu’eut le feldkurat pour le vider suscita
dans l’opinion publique une réaction exprimée
par la phrase suivante :
– Comme il y est allé pour s’envoyer son
pinard !
Le feldkurat refit encore par deux fois son
geste si suggestif. Par deux fois, aussi, le
commandement « À la prière ! » retentit aux
oreilles des soldats, et la musique entonna enfin
« Dieu protège notre Empereur... » La messe était
finie.
– Ramassez-moi tous ces trous, dit le
feldkurat à Chvéïk en montrant du doigt l’autel
pliant, la monstrance, le ciboire et le « calice » ; il
s’agit de rendre les objets prêtés.
Le cocher, loué pour toute la matinée, les
reconduisit chez leurs « fournisseurs » qui
rentrèrent en possession de leur bien, à
l’exception cependant de la bouteille de vin.
De retour au logis, après avoir invité le cocher
à se faire payer au commandement de la place de
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Prague, Chvéïk demanda au feldkurat :
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que je voudrais bien vous poser une
question : Est-ce que l’enfant de choeur doit être
de la même confession religieuse que l’officiant ?
– Parbleu, répondit le feldkurat, sans cela la
messe est nulle.
– Dans ce cas, monsieur l’aumônier, il est
arrivé un accident bien regrettable, car moi, je
suis sans confession. C’est bien ma guigne, ça !
Le feldkurat observa Chvéïk quelque temps
sans rien dire. Puis, il lui frappa l’épaule et lui
dit :
– Je vous autorise à finir le vin de la messe, il
en est resté un peu dans la bouteille ; quand vous
l’aurez bu, vous pouvez vous considérer comme
rentré dans le sein de l’Église.
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