French 02
Seule, la compagne du portier n’était pas
contente. Elle crut de son devoir de proférer à
l’adresse de Chvéïk plusieurs expressions
choisies, dont la moins pittoresque était celle-ci :
– Espèce de pontife de curé, va !
110
Après le départ des intrus, Chvéïk voulait
remettre tout en ordre avec l’aide de Mme Muller,
et il alla à la cuisine pour l’appeler. Mais il n’y
trouva qu’un bout de papier où la main
tremblante de Mme Muller avait tracé :
Mille pardons, M’sieur le patron, vous ne me
verrez plus, je vais me jeter par la fenêtre.
C’est ainsi qu’elle essaya de traduire son
humiliation de logeuse repentante, après la
regrettable histoire du lit loué au portier.
– Quelle blague ! dit simplement Chvéïk, et il
attendit.
Une demi-heure après, Mme Muller entra à pas
de loup dans la cuisine, et, à son visage désolé,
Chvéïk put bien voir qu’elle attendait ses
consolations.
– Si vous voulez vous jeter par la fenêtre, dit
Chvéïk, allez plutôt dans ma chambre, j’ai ouvert
la mienne. Vous jeter par la fenêtre de la cuisine,
ça n’a aucun sens et je ne vous le conseille pas.
Dans le jardin où vous tomberiez, il y a des roses,
vous pourriez les abîmer et il faudrait les payer.
111
À quoi bon, alors, n’est-ce pas ? Au contraire, de
la fenêtre de ma chambre, vous serez tout à fait à
votre aise : vous tomberez sans faute sur le
trottoir, et, si vous avez de la chance, vous vous
casserez le cou. Si vous n’avez pas de veine, vous
risquez seulement de vous casser les côtes, les
bras et les jambes, et vous aurez des frais
d’hôpital.
Mme Muller fondit en larmes, alla fermer, sans
un mot, la fenêtre de la chambre et, revenue à la
cuisine, elle dit :
– Cette fenêtre-là faisait un courant d’air, et ça
ne vaut rien pour les rhumatismes de M’sieur le
patron.
Puis, elle retourna dans la chambre pour faire
le lit et pour remettre tout en ordre. Quand elle
eut fini, elle alla retrouver Chvéïk à la cuisine et
dit les larmes aux yeux :
– Faut que j’vous dise, M’sieur le patron, que
les deux chiots que vous aviez dans la cour y ont
crevé. Et le saint-bernard s’est sauvé quand la
perquisition a eu lieu ici.
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– Jésus-Marie, s’écria Chvéïk, ça va mal finir
avec c’te pauvre bête-là ! La police va le chercher
partout !
– Il a mordu M’sieur le commissaire qui,
pendant, la perquisition, l’a tiré de dessous le lit,
reprit Mme Muller. D’abord, un de ces messieurs
avait dit qu’il y avait quelqu’un sous le lit et avait
crié : « Au nom de la loi, sortez ! » Comme
personne ne répondait et que rien bougeait, le
commissaire s’est penché et a sorti le pauvre
chien. Vous ne pouvez pas vous figurer quelle vie
il a faite alors. J’ai cru qu’il allait avaler tout le
monde ! Puis, il s’est sauvé et n’est plus revenu à
la maison. Vous savez que, moi, ils m’ont fait
passer aussi à une « interrogation ». Ils m’ont
demandé qui venait chez nous, si nous recevions
souvent de l’argent de l’étranger, puis ils ont eu
l’air de dire que j’étais bête parce que j’avais dit
que vous ne receviez pas souvent de l’argent de
l’étranger, que vous aviez seulement reçu de
Brno, il y a quelques jours, une avance de 60
couronnes de la part de cet instituteur, vous savez
bien, qui avait demandé un chat angora et que
vous lui avez envoyé un chiot de fox-terrier
113
aveugle, dans une boîte à dattes. Après ils ont été
gentils avec moi, et ils m’ont conseillé de prendre
comme sous-locataire, histoire de ne pas être
seule dans la maison, l’individu que vous venez
de mettre à la porte...
– J’ai toujours eu la guigne avec tous ces
bureaux, M’ame Muller ; vous verrez combien ils
vont encore m’envoyer de types pour acheter des
chiens, soupira Chvéïk.
Je ne sais pas si les messieurs qui, au nouveau
régime, sont venus vérifier les Archives de la
Police, ont pu déchiffrer les postes des fonds
secrets de la Police d’État, où il y avait : B... 40
couronnes, F... 50 couronnes, L... 80 couronnes,
etc., mais, dans tous les cas, ils se sont trompés
en pensant que B..., F... et L... étaient les initiales
de quelques personnages qui, pour 40, 50 et 80
couronnes avaient vendu la nation tchèque à
l’Aigle bicéphale. « B » signifie simplement :
chien du saint-bernard, « F » : Fox-terrier et
« L » : Loulou de Poméranie. Tous ces chiens
furent amenés par Bretschneider à la Police ; il
les avait achetés à Chvéïk. C’étaient de
114
monstrueux bâtards en qui ne brillait aucune trace
de la noble origine que Chvéïk avait affirmée à
Bretschneider.
Son saint-bernard était un mélange de tout ce
qu’il y avait de mieux comme chien mouton avec
le premier cabot des rues venu, son fox-terrier
avait les oreilles d’un basset qui aurait eu la taille
d’un chien de trait et des pattes torses en manche
de veste, comme s’il avait eu la danse de Saint-
Guy. Le loulou de Poméranie rappelait, avec sa
tête hirsute, un griffon d’écurie écourté, de la
hauteur d’un basset et l’arrière-train nu, comme
les fameux chiens glabres d’Amérique.
Après ce fut le tour du détective Kalous qui
acheta une bestiole rappelant l’hyène mouchetée,
mais avec une crinière de berger d’Écosse, et,
sous la rubrique du Fonds secret on inscrivit de
nouveau la lettre « D... » 90 couronnes.
Ce monstre était présenté comme un dogue.
Kalous ne put rien tirer non plus de Chvéïk. Il
réussit aussi brillamment que Bretschneider. Les
conversations politiques les plus subtiles ne
pouvaient détourner Chvéïk de la maladie des
115
jeunes chiens, et les ruses les plus diaboliques
aboutissaient à l’achat par le détective d’un
nouveau phénomène de croisement canin.
Ce fut la fin de la gloire de Bretschneider.
Quand il eut chez lui sept de ces animaux, il
s’enferma avec eux dans la chambre du fond et
les tint là si longtemps sans nourriture qu’ils
finirent par le dévorer.
Cet honnête serviteur de l’État lui épargna les
frais d’un enterrement.
Sa fiche, à la Direction de la Police, se
terminait par ces mots tragiques : « Dévoré par
ses chiens ».
Plus tard quand Chvéïk apprit ce drame, il ne
put s’empêcher de dire :
– Il n’y a qu’une chose qui me tracasse la
cervelle, c’est de savoir comment ils feront pour
le recoller au moment du Jugement dernier.
116
VII
Chvéïk s’en va t’en guerre.
À l’époque où les forêts qui bordent la rivière
de Rab en Galicie voyaient les armées
autrichiennes en fuite la traverser
précipitamment ; à l’époque où, en Serbie, les
divisions autrichiennes recevaient la fessée
qu’elles méritaient depuis longtemps, le ministère
impérial et royal de la Guerre se souvint, dans sa
détresse, de l’existence de M. Chvéïk. Le
ministère comptait sur le brave soldat pour se
tirer d’affaire.
L’invitation à se présenter, dans l’île des
Tireurs, devant la commission médicale qui
l’incorporerait éventuellement dans la réserve,
trouva Chvéïk au lit, car il souffrait de nouveau
de ses rhumatismes.
Mme Muller était à la cuisine, à faire du café.
117
– M’ame Muller, appela Chvéïk d’une voix
assourdie, M’ame Muller, venez ici pour un
instant, s’il vous plaît !
Et quand la logeuse, accourue à son appel,
s’arrêta devant le lit, Chvéïk reprit de la même
voix :
– Asseyez-vous, M’ame Muller, s’il vous
plaît.
La voix de Chvéïk prit quelque chose de
mystérieux et de solennel.
Il déclara en se dressant sur son lit :
– Je pars au régiment !
– Vierge Marie ! s’écria Mme Muller ; et
qu’est-ce que vous y ferez, à ce régiment,
M’sieur le patron ?
– Je m’en vais faire la guerre, répondit Chvéïk
d’une voix sépulcrale, l’Autriche est dans un
pétrin abominable. À l’Est, les Russes sont à
deux doigts de Cracovie et foulent le sol
hongrois. Mais nous sommes battus comme du
linge, ma pauvre M’ame Muller, et voilà
pourquoi l’Empereur m’appelle sous le drapeau.
118
J’ai lu hier dans les journaux que de sombres
nuées s’amassaient à l’horizon de notre chère
Autriche-Hongrie.
– Mais puisque vous ne pouvez pas bouger,
M’sieur le patron ?
– C’est pas un prétexte pour manquer à son
devoir, M’ame Muller. Je me ferai pousser en
petite voiture. Vous connaissez le confiseur du
coin de notre rue ? Eh bien, il en a, un petit truc
comme ça. Il y a quelques années, il s’en servait
pour faire prendre le frais à son grand-père. Vous
irez le voir de ma part, et vous lui demanderez de
me prêter sa voiture, et vous me roulerez devant
ces messieurs.
Mme Muller éclata en sanglots :
– Si j’allais trouver un médecin, M’sieur le
patron ?
– Ne bougez pas, M’ame Muller. Sauf mes
jambes, je représente un morceau de
kanonefutter1 assez potable et, du reste, à une
époque où l’Autriche dégringole, tous les
1 Chair à canon.
119
manchots, les jambes de bois, les paralytiques, les
culs-de-jatte et tous les infirmes doivent être à
leur place. Continuez tranquillement à faire votre
café.
Et tandis que Mme Muller, toute tremblante,
versait le café dans sa tasse, en y mêlant ses
larmes amères, le brave soldat Chvéïk se mit à
chanter dans son lit :
Le général Windischgraetz et les autres
/ commandants
Ont commencé la bataille au soleil levant.
Hop, hop, hop !
Ont commencé à se battre et ont poussé des cris :
Jésus-Christ, aidez-nous avec la Vierge Marie,
Hop, hop, hop !
La logeuse épouvantée par ce chant de guerre,
oublia tout à fait son café et, faisant effort pour se
tenir sur ses jambes qui lui rentraient dans le
corps, écoutait bouche bée le « chant » que
Chvéïk continuait à hurler :
120
Avec la Vierge Marie et avec nos quatre ponts !
Où sont tes avants-postes, ô Piémont ?
Hop, hop, hop !
La bataille a eu lieu là-bas à Solférino,
Il y coulait du sang comme s’il tombait de l’eau,
Hop, hop, hop !
Comme s’il pleuvait du sang et de la chair en tas,
Car c’est le dix-huitième qui se battait là-bas.
Hop, hop, hop !
Ô les gars du dix-huitième, y a du bon pour vous !
Les voitures pleines de pèze vous suivent partout,
Hop, hop, hop !
– M’sieur le patron, je vous en supplie au nom
de tout ce que vous avez de plus cher au monde,
finissez ! sanglotait la logeuse dans la cuisine.
Mais déjà M. Chvéïk achevait son chant
guerrier :
Les voitures pleines de pèze et les filles qui
121
/ vous aiment !
Aucun régiment ne vaut le dix-huitième,
Hop, hop, hop !
D’un geste égaré Mme Muller poussa la porte
et courut à la recherche d’un médecin. Elle revint
une heure après. Pendant son absence, Chvéïk
s’était endormi.
Un monsieur corpulent le réveilla. Il tint un
instant la main de Chvéïk dans la sienne et dit :
– Ne vous inquiétez pas, je suis le docteur
Pavek de Vinohrady... faites voir votre main, là...,
mettez-vous ce thermomètre sous le bras... Bien,
tirez la langue... encore... ne la rentrez pas...
Monsieur votre père et madame votre mère sontils
morts et de quoi ?
Et c’est ainsi qu’à une époque où Vienne
désirait voir toutes les nations d’Autriche-
Hongrie donner les exemples les plus brillants de
dévouement et de loyalisme, le docteur Pavek
prescrivait à Chvéïk du bromure pour modérer
son enthousiasme patriotique et recommandait à
122
ce vaillant soldat de ne pas penser au service
militaire :
– Restez couché et ne vous agitez pas, je
repasserai demain.
Le lendemain, le docteur s’arrêta dans la
cuisine et demanda à Mme Muller comment se
portait M. Chvéïk.
– C’est de pire en pire, M’sieur le docteur,
répondit la logeuse avec une franche tristesse ; la
nuit, lorsque les douleurs l’ont pris, il a chanté,
sauf votre respect, l’hymne autrichien.
Le docteur Pavek se vit dans la nécessité
d’augmenter la dose de bromure.
Le troisième jour, Mme Muller déclara que
l’état de santé de M. Chvéïk allait toujours
empirant.
– Figurez-vous, M’sieur le docteur, que
l’après-midi il m’a envoyé chercher la carte du
champ de bataille et, toute la nuit, il a déliré et a
dit des choses fantastiques, comme, par exemple,
que c’te guerre, l’Autriche allait la gagner.
– Et est-ce qu’il prend les potions que je lui ai
123
ordonnées ?
– Il n’a même pas pensé à les acheter, M’sieur
le docteur !
Le docteur Pavek partit après avoir accablé
Chvéïk de tout un orage de reproches et en
assurant qu’il ne viendrait plus soigner un
homme qui refusait avec un tel entêtement les
cachets de bromure.
Il ne restait que deux jours avant celui où
Chvéïk devait paraître devant la commission de
recrutement.
Chvéïk en profita pour prendre ses dernières
dispositions. Tout d’abord il pria Mme Muller
d’aller lui acheter une casquette militaire et de
voir le confiseur pour s’entendre avec lui au sujet
du véhicule. Ensuite, il jugea nécessaire de se
procurer aussi une paire de béquilles. Par
bonheur, le confiseur en avait justement une
paire, relique de son aïeul.
Il ne manquait plus que le bouquet dont se
parent les recrues. Mais Mme Muller pensait à
tout. Pendant les deux derniers jours, la pauvre
124
femme avait maigri à vue d’oeil et ne cessait de
pleurer.
Et c’est ainsi qu’arriva le jour historique où les
rues de Prague virent un émouvant spectacle.
Une vieille femme poussait devant elle un
ancien triporteur occupé par un homme qui,
coiffé d’une casquette militaire qu’ornait « le
petit François », brillant de mille feux, agitait
frénétiquement une paire de béquilles.
Ses béquilles toujours en bataille, l’homme
criait à tue-tête par les rues de Prague :
– À Belgrade ! À Belgrade !
Sa voiturette était suivie par une foule de
badauds dont le nombre augmentait sans cesse.
En route, Chvéïk constatait que les agents
postés à divers carrefours lui faisaient le salut
militaire.
Sur la place Saint-Venceslas son cortège
comptait déjà plusieurs centaines de têtes et au
coin de la rue Krakovska, un bourchak fut
fortement malmené parce qu’il avait crié :
125
– Heil ! Nieder mit den Serben !1
Au coin de la rue Vodickova un détachement
de policiers à cheval chargea contre la foule qui
accompagnait Chvéïk.
L’inspecteur de district, à qui Chvéïk présenta
ses documents où on pouvait lire, « noir sur
blanc » qu’il était appelé, pour le jour même, à
comparaître devant la commission, fut un peu
déçu et, pour empêcher le « rassemblement sur la
voie publique », ordonna à deux agents d’escorter
Chvéïk jusqu’à l’île des Tireurs.
L’incident fut relaté et commenté le lendemain
par la Presse. C’est ainsi que La Gazette
Officielle de Prague publia l’entrefilet suivant :
L’enthousiasme patriotique d’un infirme
Hier, dans la matinée, les passants qui se
promenaient sur les boulevards ont été témoins
d’une scène touchante et qui manifeste
éloquemment que, dans les temps graves et
solennels que nous traversons, il se trouve aussi
1 Heil ! À bas les Serbes.
126
des fils de notre nation tchèque pour faire preuve
d’un loyalisme et d’un attachement exemplaires
envers le trône du vieux monarque. On croirait
revenue l’antique époque des Grecs et des
Romains, l’époque héroïque qui eut des hommes
comme Mucius Scævola qui, on le sait, n’hésita
pas à prendre part à une bataille sanglante au
mépris de son bras qui venait de brûler. Cette
manifestation d’un infirme béquillard que sa
vieille maman voiturait dans un pousse-pousse,
fut une belle exaltation publique du culte dévoué
et de la ferveur profonde que les sujets
autrichiens professent envers l’Empire. Ce fils de
la nation tchèque s’est fait inscrire comme
volontaire, pour être sûr de pouvoir sacrifier sa
vie et ses biens à S. M. l’Empereur. Et si son
appel chaleureux « À Belgrade ! » a eu un écho
si retentissant dans les rues de Prague, c’est
qu’une fois de plus les Praguois ont montré,
devançant par là les autres nations habitant
l’Autriche, un amour éclatant pour notre Patrie
et pour la Maison impériale et royale.
127
L’article du Prager Tagblatt était conçu à peu
près dans les mêmes termes, mais disait que le
martial infirme avait passé accompagné d’une
foule d’Allemands qui lui faisaient un rempart de
leurs corps contre le lynchage que lui réservaient
certainement les agents tchèques de l’Entente
cordiale.
Le second journal allemand, la Bohemia, avait
relaté le fait dans un article priant les citoyens
allemands de récompenser l’ardeur du patriotique
infirme et d’envoyer à l’administration du journal
les cadeaux qu’ils lui destinaient.
En somme, à en croire ces trois journaux, le
pays tchèque n’avait jamais produit un plus noble
citoyen que M. Chvéïk. Malheureusement, ces
messieurs de la commission de recrutement
professaient à son égard une tout autre opinion.
Particulièrement le médecin-inspecteur
Bautze. C’était un homme sans pitié qui voyait
partout des tentatives de fraudes pour échapper
au service militaire, au front, aux balles, aux
shrapnells.
On connaît sa phrase célèbre : Das ganze
128
tchechische Volk ist eine Simulantenbande1.
Depuis les dix semaines de son activité, il
avait repéré, sur un chiffre d’onze mille soldats,
dix mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf
simulateurs, et le dernier soldat n’y aurait pas
coupé non plus si, au moment où Bautze lui
criait : Kehrl Euch2 ! il n’avait pas succombé à un
coup de sang.
– Enlevez-moi ce simulateur, dit Bautze, après
avoir constaté que le pauvre bougre était mort.
C’est donc devant lui que se présenta Chvéïk
en ce jour mémorable, et, nu qu’il était, il
couvrait chastement sa nudité en croisant les
béquilles qui le soutenaient.
– Das ist wirklich ein besonders Feigenblatt3,
dit Bautze ; je crois qu’au Paradis il n’y en avait
pas comme ça.
– Réformé pour idiotie, lut le sergent dans le
dossier.
1 Tout le peuple tchèque est une bande de simulateurs.
2 Demi-tour !
3 C’est vraiment une feuille de vigne d’une espèce
particulière.
129
– Et qu’est-ce que vous avez encore ?
questionna Bautze.
– Je vous déclare avec obéissance que je suis
rhumatisant, mais que je veux tout faire pour
notre Empereur, quand je devrais y laisser ma
peau, répondit Chvéïk avec modestie ; j’ai aussi
les genoux enflés.
Bautze jeta un regard terrible sur le brave
soldat Chvéïk et hurla : « Sie sind ein
Simulant !1 » Puis, s’adressant au sergent, il
ajouta d’un ton glacial : « Den Kerl sogleich
einsperren !2 »
Baïonnette au canon, deux soldats
s’emparèrent de Chvéïk pour le conduire à la
prison centrale de la place de Prague.
Chvéïk s’appuyant sur ses béquilles, s’aperçut
avec horreur que son rhumatisme disparaissait à
vue d’oeil.
Voyant Chvéïk escorté par des soldats avec
baïonnette, la bonne Mme Muller qui l’attendait
avec sa voiture au haut de l’escalier qui
1 Vous êtes un simulateur.
2 Au bloc, ce type et illico !
130
descendait dans l’île des Tireurs, éclata en
sanglots et lâcha le véhicule pour ne jamais plus
s’en occuper.
Pendant ce temps-là, Chvéïk avançait d’un pas
modeste, encadré par deux défenseurs de l’État,
en armes.
Les baïonnettes reflétaient les rayons du soleil.
Passant par Mala Strana, Chvéïk, arrivé devant le
monument du maréchal Radetzky, se tourna vers
la foule qui marchait toujours derrière lui et cria :
– À Belgrade ! À Belgrade !
Du haut de son monument, le maréchal
Radetzky suivait, d’un regard rêveur, le brave
soldat Chvéïk s’éloignant, son bouquet de recrue
piqué sur sa veste, en boitant un peu, tandis qu’un
monsieur à l’air sérieux expliquait aux badauds
d’alentour qu’on emmenait un déserteur...
131
VIII
Comment Chvéïk fut réduit au triste
état de simulateur.
En cette grande époque, les médecins
militaires de l’Autriche tenaient beaucoup à
chasser, du corps des simulateurs, le diable
saboteur des devoirs les plus sacrés et à leur faire
réintégrer le giron de l’armée.
Dans ce dessein fut institué tout un système de
tortures graduelles qu’on appliquait aux
simulateurs et aux gens suspects de l’être, tels
que : phtisiques, rhumatisants, hernieux,
néphrétiques, diabétiques, pneumoniques,
malades atteints de fièvre typhoïde, etc.
L’échelon avait été combiné d’une manière
savante et comportait :
1° La diète sévère : une tasse de thé le matin et
132
le soir et, sans tenir compte de la nature de la
maladie, de l’aspirine à tous les repas, pour
provoquer une transpiration intense ;
2° La cure de quinine en cachets, surnommée
aussi « léchage de la quinine ». On en distribuait
de fortes doses pour « rappeler aux lascars que le
service militaire n’était pas de la rigolade ; »
3° Le lavage de l’estomac avec un litre d’eau
chaude, deux fois par jour ;
4° L’emploi de clystères à l’eau savonnée et à
la glycérine ;
5° Enveloppements humides avec des draps
trempés dans de l’eau glacée.
Il y eut des gens d’une endurance et d’une
vaillance extraordinaire, qui, ayant passé par les
cinq traitements successifs, se firent ensuite
porter dans un cercueil très simple, au cimetière
militaire. Il y eut aussi, par contre, des gens
prompts à se décourager, qui déclaraient, avant
même d’avoir passé par le clystère, qu’ils étaient
guéris et qu’ils ne demandaient pas mieux de
partir pour les tranchées avec le premier bataillon
133
en partance.
À la prison de la place de Prague, on mit
Chvéïk dans un pavillon où étaient rassemblés de
ces simulateurs fatigués dont nous venons de
donner le signalement.
– Je n’en peux plus, déclara le voisin de lit de
Chvéïk, à sa gauche ; il revenait justement de
subir, pour la deuxième fois déjà, le lavage de
l’estomac.
Cet homme simulait la myopie.
– Demain, je pars pour le régiment, décida
l’autre voisin de lit, à droite, qui venait du
clystère. Le malheureux prétendait être sourd
comme une souche.
Sur le lit près de la porte se mourait un
phtisique, enveloppé dans un drap imbibé d’eau
glaciale.
– C’est le troisième cette semaine, observa le
voisin de droite ; et toi, qu’est-ce que tu as ?
– J’ai des rhumatismes, répondit Chvéïk
suscitant une hilarité générale. Le moribond
tuberculeux en riait lui-même aux éclats.
134
– Tu tombes bien avec tes rhumatismes,
prononça à l’adresse de Chvéïk un homme gros et
gras : c’est comme si tu disais que tu as des cors
aux pieds. Je suis anémique, j’ai la moitié de
l’estomac foutu, cinq côtes en moins, et pourtant
on ne veut rien me croire. Par exemple, nous
avons eu ici un sourd-muet. Pendant quinze jours,
on l’a enveloppé toutes les demi-heures dans des
draps trempés dans l’eau froide ; chaque jour on
lui passait un clystère et on lui nettoyait
l’estomac. Tout le monde croyait qu’il avait
gagné la partie et qu’on allait le lâcher, mais un
beau jour le docteur lui a prescrit quelque chose
pour vomir. Et ça lui a été fatal. Il a perdu
courage et, à la fin des fins, il a déclaré qu’il
n’avait plus de force de faire le sourd-muet et
qu’il avait retrouvé l’ouïe et la parole. Nous
autres, on disait tout pour l’encourager et pour
l’empêcher de faire une bêtise. Mais il n’a rien
voulu entendre et le matin, à la visite, il a déclaré
qu’il entendait maintenant très bien et parlait
mieux encore. Il a été fait, bien sûr.
– Celui-là, au moins, a tenu bon pendant assez
longtemps, dit un autre simulateur qui prétendait
135
avoir une jambe plus courte que l’autre d’un
décimètre ; c’est pas comme cet imbécile qui
faisait semblant d’avoir eu une attaque
d’apoplexie. Trois quinines, un lavement et une
journée sans rien manger ont suffi. Il avouait
avant de passer au lavage de l’estomac et il ne se
rappelait plus son apoplexie. Son copain, un type
qui racontait avoir été mordu par un chien enragé,
a résisté un peu plus longtemps. Il mordait et
hurlait que c’était plaisir de l’entendre. Mais il
n’arrivait pas à avoir l’écume à la gueule. On
l’aidait de notre mieux. Quelquefois, nous
l’avons chatouillé pendant une heure avant la
visite jusqu’à lui donner des convulsions et à le
faire devenir tout bleu. Peine perdue, pas
d’écume à la gueule. C’était épouvantable. Le
jour où il s’est vendu, à la visite du matin, il nous
a fait pitié à nous tous. Il était raidi au pied de son
lit, droit comme un cierge, et quand il a salué le
médecin, il a dit : « Monsieur l’oberarzt1, je vous
déclare avec obéissance que le chien qui m’a
mordu n’était probablement pas enragé du tout ».
L’oberarzt l’a regardé avec de si drôles d’yeux
1 Médecin-chef.
136
que le mordu a commencé à trembler et a dit :
« Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’oberarzt, que ce n’est pas un chien qui m’a
mordu. Je me suis mordu tout seul à la main ». Le
paquet lâché, il est passé au conseil de guerre
pour « automutilation », c’est-à-dire qu’il voulait
se couper la main à force d’y mordre, pour ne pas
aller au front.
– Toutes ces maladies, où il faut de l’écume à
la gueule, déclara le simulateur gras, sont
difficiles à imiter. Prenez l’épilepsie. Il y avait un
type ici qui faisait l’épileptique. Il nous affirmait
toujours que simuler une crise était pour lui un
jeu d’enfant et qu’il pouvait en avoir une dizaine
par jour. Il se tordait en convulsions, serrait les
poings, faisait des yeux de crapaud, frappait
autour de lui comme un fou, tirait la langue, bref,
c’était une petite épilepsie soignée, du travail
propre et bien fait. Mais voilà que tout d’un coup
il attrape des furoncles, deux sur le cou, deux sur
le dos, et la comédie a pris fin. Il ne pouvait plus
remuer la tête, ni s’asseoir, ni se coucher. La
fièvre l’a pris et, dans son délire, à la visite, il a
raconté tout ce qu’il savait. Et qu’est-ce qu’il
137
nous a passé, avec ses sacrés furoncles ! On l’a
laissé encore trois jours, et on lui faisait le régime
de première classe, du café avec un petit pain le
matin, une soupe ou une purée le soir. Quelle
chierie, mes enfants ! Nous autres, avec notre
estomac bien nettoyé et affamés comme des
loups qu’on était, on se plantait là à le regarder
bouffer, faire claquer la langue, se gonfler, roter.
Et il a fait encore trois victimes par-dessus le
marché. Trois types qui simulaient une maladie
de coeur, quand ils l’ont vu avouer, se sont fait
balancer avec lui.
– Ce qu’il y a encore de mieux, dit un autre,
c’est de simuler la folie. Dans la salle d’à côté, il
y a deux instituteurs, mes collègues, qui
prétendent être fous. L’un des deux gueule jour et
nuit : « Le bûcher de Giordano Bruno est encore
tout fumant, nous voulons la revision du procès
de Galilée. » L’autre ne fait qu’aboyer, il
commence toujours par répéter trois fois de
suite : oua-oua-oua, il fait ensuite cinq fois : ouaoua-
oua-oua-oua et puis il recommence le
premier couplet. Ils font ce truc-là depuis trois
semaines. Moi aussi, je voulais faire le fou, le fou
138
religieux, et prêcher l’infaillibilité du pape, mais
j’ai réussi à me procurer un cancer à l’estomac.
C’est un coiffeur de Mala Strana qui me l’a refilé
pour quinze couronnes.
– Je connais un ramoneur aux environs de
Brevnov, dit un autre malade, et celui-là pour dix
couronnes, vous fiche une fièvre à vous jeter par
la fenêtre.
– Ce n’est rien, déclara quelqu’un ; il y a, à
Vrsovice, une sage-femme qui, pour vingt
couronnes seulement, vous démet la patte que
vous en avez pour toute votre vie.
– À moi, on me l’a démise pour cinq
couronnes, dit une voix venant d’un lit dans le
fond de la salle, pour cinq couronnes et trois
chopes de bière.
– Et moi, ma maladie me coûte déjà plus de
deux cents, déclara son voisin, mince comme un
jonc ; citez-moi n’importe quel poison et vous
verrez si je n’en ai pas pris. Les poisons, ça me
connaît. J’ai bu du sublimé, j’ai respiré des
vapeurs de mercure, j’ai croqué de l’arsenic, j’ai
bu du laudanum, j’ai mangé des tartines de
139
morphine, j’ai avalé de la strychnine, j’ai gobé du
vitriol et toutes sortes d’acides. Je me suis abîmé
le foie, les poumons, les reins, la poche à fiel, le
cerveau, le coeur et les boyaux.
– Pour ma part, ce qu’il y a de mieux, soupira
un malheureux qui avait son lit près de la porte,
c’est une injection au pétrole que vous vous
piquez sous la peau de la main. Mon cousin a eu
de la chance. Il s’est fait couper ainsi le bras
jusqu’au coude et personne ne l’embête plus
aujourd’hui avec le service militaire.
– Vous voyez bien vous-même, dit Chvéïk,
qu’il faut supporter beaucoup pour
S. M. l’Empereur. Le lavage de l’estomac aussi
bien que le clystère. Quand je faisais mon service
militaire, les conditions étaient pires. Un
malade ? Pour le guérir on le ficelait et on le
foutait au trou. Et là-dedans il n’y avait pas de lits
et pas de crachoir comme ici. Une planche nue
comme le mur, voilà ce qu’on nous offrait pour
reposer nos maux. Une fois, un copain avait pour
de bon la fièvre typhoïde, et son voisin, la petite
vérole. On les a garrottés tous les deux et le
140
regimentsartzt1 leur a flanqué des coups de pied à
l’estomac en les traitant de simulateurs. Une fois
qu’ils ont été morts, l’affaire est venue devant le
Parlement et les journaux en ont parlé. Bien
entendu, on nous a défendu de lire des journaux
où il y avait des articles là-dessus, et on a fouillé
nos cambuses sens dessus dessous pour voir si
nous ne les cachions pas. Moi, je ne suis pas
veinard, et c’est moi qui ai trinqué, c’était couru.
Le seul type qui avait un de ces journaux-là,
fallait que ce soit moi. On m’a conduit au
regimentsrapport2, et notre colonel, un veau,
Dieu l’accueille dans son ciel, m’a demandé de
lui dire qui était le chameau qui avait mis les
journaux au courant. Il a dit qu’il allait me casser
la gueule et qu’il me foutrait à la boîte. Ensuite,
ç’a été le tour du regimentsartzt qui brandissait
tout le temps son poing devant mon nez et
gueulait : « Sie verfluchter Hund, sie schaebiges
Wesen, sie unglückliches Mistvieh3, fripouille
socialiste ! » Moi, je le regarde dans les yeux
1 Médecin-chef.
2 Médecin du régiment.
3 Chien maudit, espèce de ladre, sale bête.
141
sans broncher, la main droite à la casquette, la
main gauche à la couture du pantalon. Ils
tournaient tous les deux autour de moi comme
des chiens, ils aboyaient après moi comme deux
enragés, et moi je n’ouvrais pas la bouche. Je
restais là, la main droite à la casquette et la main
gauche à la couture du pantalon. Après avoir fait
les fous pendant une demi-heure, voilà que le
colonel saute sur moi et hurle : « Est-ce que tu es
idiot ou est-ce que tu ne l’es pas ? » – « Je vous
déclare avec obéissance, mon colonel, que j’suis
un idiot ». – « Vingt et un jours de cachot pour
idiotie », qu’il dit, « sans bouffer deux fois par
semaine ; un mois de consigne ; quarante-huit
heures à être pendu ficelé ; qu’on le foute dedans
tout de suite, sans rien à boulotter ; garrottez-le
pour lui mettre dans la tête que l’armée n’a pas
besoin de crétins pareils. On t’apprendra à lire les
journaux, attends voir ! » Et, pendant que j’étais à
la boîte, il se passait des choses extraordinaires à
la caserne. Le colonel avait expressément
défendu aux soldats de lire n’importe quoi, même
la Gazette officielle de Prague, et à la cantine ils
avaient l’ordre de ne plus emballer le fromage et
142
les saucisses dans du papier de journal. Mais
c’est justement ça qui a eu un effet épatant :
figurez-vous que tous les soldats se sont mis à
lire tout le temps, et notre régiment est devenu le
plus instruit et le plus intelligent. On lisait tous
les journaux possibles et dans chaque compagnie,
il y avait des types qui faisaient des vers et des
chansons pour se payer la tête du colonel. Et,
chaque fois qu’il arrivait une affaire au régiment,
il se trouvait un bon copain qui s’arrangeait pour
la passer aux journaux sous le titre Les Martyrs
de la Caserne. Mais ce n’est pas tout. On s’est
mis aussi à écrire aux députés tchèques à Vienne,
pour leur demander de nous protéger et ils ont
fait à la Chambre des Députés interpellation sur
interpellation. On y disait toujours que notre
colonel était pire qu’une bête féroce. Une fois, un
ministre a envoyé chez nous une commission
d’enquête, et un certain François Hentschel de
Hluboka, qui avait écrit à un député que le
colonel l’avait giflé à l’exercice, s’en est tiré avec
deux ans de prison. La commission partie, le
colonel a fait aligner le régiment entier et a dit
que le soldat était le soldat, qu’il fallait faire son
143
devoir sans rouspéter et que celui qui n’était pas
content, commettait par cela même un « attentat
contre la discipline ». – « Vous vous étiez
imaginé, tas de canailles que vous êtes, qu’avec
la commission il y aurait du bon, qu’il a dit, mais
voilà, vous avez la peau ! Et maintenant, défilez,
et chaque compagnie va répéter ce que j’ai dit. »
Alors, les compagnies défilèrent devant le
colonel et, arrivée à l’endroit où il se tenait sur
son cheval, chacune d’elles criait à vous casser
les oreilles : « Nous nous sommes imaginé, tas de
canailles que nous sommes, qu’avec la
commission, il y aurait du bon, mais voilà, nous
avons la peau ! » Le colonel n’a fait que se tordre
jusqu’au passage de la onzième compagnie. Elle
avance en bon ordre, frappe du pied, mais arrivée
devant le colonel, rien, silence, pas un mot. Le
colonel est devenu rouge comme une écrevisse et
la fait tout recommencer. La même histoire,
personne ne souffle mot et tous les gars de la
onzième, qui n’avaient pas froid aux yeux,
reluquent effrontément le colonel. « Repos ! »
qu’il dit alors, et il fait les cent pas à travers la
cour, se tape avec sa cravache sur les jambières,
144
crache dans tous les sens, et tout d’un coup il
s’arrête et crie : Abtreten ! Après, il est remonté
sur son cheval, et le voilà parti au galop par la
grande porte. On attendait avec impatience ce qui
allait se passer. On a attendu un jour, deux jours,
une semaine, et toujours pas de nouvelles. On n’a
plus jamais revu le colonel à la caserne. Tout le
monde en était content, même les sous-off’s et les
officiers. Puis il a été remplacé par un autre
colonel et on racontait qu’on l’avait mis dans une
maison de santé, parce qu’il avait écrit à Sa
Majesté que la onzième compagnie s’était
révoltée.
L’heure de la visite de l’après-midi approchait.
Le médecin militaire Grunstein, suivi d’un sousofficier
du service sanitaire qui prenait des notes,
allait d’un lit à l’autre.
– Macuna ?
– Présent !
– Clystère et aspirine ! Pokorny ?
– Présent !
– Lavage de l’estomac et quinine ! Kovarik ?
145
– Présent !
– Clystère et aspirine ! Kotatko ?
– Présent !
– Lavage de l’estomac et quinine !
Machinalement, impitoyable et expéditive, la
visite continuait.
– Chvéïk ?
– Présent !
Le docteur Grunstein regarda le nouveau venu.
– Qu’est-ce que vous avez ?
– Je vous déclare avec obéissance que j’ai des
rhumatismes.
Au cours de sa carrière de praticien, le docteur
Grunstein avait contracté l’habitude de parler
avec une fine ironie qui faisait plus d’effet que
des vociférations.
– Des rhumatismes, je comprends, dit-il à
Chvéïk, c’est une maladie très grave. Et c’est
vraiment un hasard, d’attraper des rhumatismes
juste à une époque où il y a une guerre pareille et
où on doit faire son service militaire. Je suis sûr
146
que cela doit bien vous contrarier.
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’oberartzt, que cela me contrarie énormément.
– Je m’en doutais, allez. Ce qui est bien gentil
de votre part, c’est que vous avez pensé à nous,
avec vos rhumatismes. En temps de paix, un
pauvre infirme comme ça gambade comme un
chevreau, mais à peine la guerre déclarée, il
s’aperçoit qu’il a des rhumatismes et que ses
genoux ne sont plus bons à rien. N’avez-vous pas
de douleurs aux genoux ?
– Je vous déclare avec obéissance que si.
– Et la nuit, vous ne fermez pas l’oeil, n’est-ce
pas ? Le rhumatisme est très dangereux, c’est une
maladie très, très grave, et qui fait beaucoup
souffrir. Heureusement nous autres ici, nous
savons ce qu’il faut : avec la diète totale et aussi
avec notre traitement vous guérirez plus vite qu’à
Pistany et vous galoperez au front qu’on ne vous
verra plus, tant vous ferez de poussière.
Puis, s’adressant au sous-officier, le médecin
ajouta :
147
– Écrivez : Chvéïk, diète complète, lavage
d’estomac deux fois par jour, clystère une fois
par jour, et après nous verrons. En attendant,
conduisez-le à la salle de consultation, faites-lui
laver l’estomac et administrez-lui un clystère aux
petits oignons. Il pourra appeler tous les saints du
paradis pour l’aider à chasser ses rhumatismes.
Sur ce, il prononça encore un discours plein de
sagesse à l’intention de tous les « simulateurs »
de la chambrée :
– Il ne faut pas croire que vous avez devant
vous un veau à qui on peut monter tous les
bateaux imaginables. Avec moi, ça ne prend pas,
tenez-vous-le pour dit. Je sais très bien que vous
êtes tous des simulateurs et que vous ne pensez
qu’à déserter. J’agis en conséquence. Les soldats
comme vous, j’en ai vu des centaines et des
centaines ! Sur ces lits, il y a eu des tas de gens
dont la seule maladie était le manque d’esprit
militaire. Tandis que leurs camarades font la
guerre, ils s’imaginent qu’ils n’ont qu’à se pieuter
dans leurs lits et à bien manger à l’hôpital, en
attendant la fin de la guerre. Mais tous ces
148
gaillards se sont rudement trompés, comme vous
d’ailleurs. Dans vingt ans encore vous vous
réveillerez en gueulant quand vous rêverez au
temps où vous avez essayé de m’avoir.
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’oberartzt, fit un voix éteinte dans un lit près de
la fenêtre, que je suis déjà guéri, j’ai déjà vu cette
nuit que mon asthme avait tout à fait disparu.
– Comment vous appelez-vous ?
– Kovarik. Je dois passer au clystère.
– Bien. Mais votre clystère, vous l’aurez
encore comme souvenir pour vous faire penser un
peu à nous en partant, dit le docteur Grunstein. Je
ne voudrais à aucun prix que vous puissiez dire
qu’on ne s’est pas occupé de vous. Bon, et
maintenant, tous les malades dont le nom vient
d’être lu, suivront le sous-officier qui sait ce qu’il
a à faire.
L’ordre fut exécuté et chacun des malheureux
essuya son traitement. Si quelques-uns
s’efforçaient d’attendrir l’exécuteur par des
prières ou en le menaçant de se faire incorporer
149
dans le service sanitaire et de lui en faire autant
un jour, Chvéïk, lui, fit preuve d’un noble
courage.
– Ne me ménage pas, dit-il au soldat qui lui
administrait le clystère ; rappelle-toi ton serment.
Si ton père ou ton frère étaient à ma place, tu
serais obligé de leur foutre ton clystère la même
chose. Mets-toi bien dans la tête que c’est de
clystères comme celui-là que dépend le salut de
l’Autriche, et tu verras, nous aurons la victoire.
Le lendemain, à la visite, le docteur Grunstein
demanda à Chvéïk comment il se plaisait à
l’hôpital militaire.
Chvéïk répondit que cette « institution
militaire était quelque chose d’épatant » et
qu’elle lui inspirait des sentiments élevés.
Comme récompense, le brave Chvéïk eut la
même chose que la veille avec, en outre, de
l’aspirine et trois cachets de quinine que l’on
avait fait fondre dans l’eau, en le priant de
l’avaler à l’instant même.
Chvéïk s’exécuta et but sa ciguë peut-être avec
encore plus de calme que Socrate. Le docteur
150
Grunstein avait passé Chvéïk par les cinq degrés
de son système de tortures.
Tandis qu’on l’enveloppait dans un drap
humide en présence du médecin et que celui-ci
demandait l’avis de Chvéïk, il répondit :
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’oberartzt, que ça me rappelle une piscine ou des
bains de mer.
– Et vous avez toujours vos rhumatismes ?
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’oberartzt, que je ne sens aucune amélioration.
Mais Chvéïk n’était pas au bout de ses
tourments.
Vers ce moment-là, la baronne von
Botzenheim, veuve d’un général d’infanterie, se
donnait beaucoup de peine pour découvrir le
soldat infirme, fervent patriote, dont la Bohemia
avait parlé dans l’article que nous connaissons.
Après une enquête à la Direction de la Police,
on établit l’identité de Chvéïk, qui fut alors facile
à retrouver. La baronne von Botzenheim, suivie
de sa dame de compagnie et d’un laquais qui
151
portait un gros panier de provisions, décida
d’aller visiter l’hôpital militaire de Hradcany, qui
abritait son protégé.
La pauvre baronne ne se doutait point ce que
signifiait un « traitement » à l’infirmerie de la
prison de la place de Prague. Son nom lui ouvrit
la porte de la prison ; au bureau, on lui répondit
avec une politesse extrême et, en cinq minutes,
elle apprit que der brave Soldat Chvéïk,
recherché par elle, était logé au pavillon 3, lit 17.
Le docteur Grunstein, qui accompagnait la
baronne, n’en revenait pas de cette visite.
Chvéïk, après sa « cure » quotidienne, était
assis sur son lit, entouré d’un groupe de
simulateurs amaigris et affamés qui n’avaient pas
encore renoncé à la bataille avec le docteur
Grunstein sur le champ de la diète totale.
En les écoutant, on aurait cru être tombé dans
une société d’experts gastronomes ou assister à
une leçon de l’École supérieure d’art culinaire ou
à un cours spécial destiné aux gourmets.
– On peut manger même des graillons de suif,
racontait l’un d’eux qui soignait ici un « catarrhe
152
gastrique invétéré », quand ils sont bien chauds.
Pour les avoir tout à fait à point on choisit le
moment où le suif est bien fondu. On les retire,
on les écrase pour qu’ils soient bien secs, on sale
et on poivre, et alors ils dégotent les graillons
d’oie, c’est moi qui vous le dis.
– Hé ! là-bas, n’en dites pas trop de mal, des
graillons d’oie, hein ? fit l’homme au « cancer de
l’estomac », y a pas de graillons qui vaillent les
graillons d’oie. Les graillons au lard de porc ne
sont qu’une ratatouille dégueulasse à côté de ça !
Bien entendu, faut qu’ils soient grillés à vous
avoir une petite couleur d’or, à la manière juive.
Et ils s’y connaissent, les Juifs. Ils achètent une
oie bien grasse, ils lui enlèvent la peau et ils la
font griller au feu dans son jus, ensemble avec le
saindoux.
– Pour les graillons de porc, fit observer le
voisin de Chvéïk, vous vous mettez le doigt dans
l’oeil. Il est entendu que je vous parle des
graillons de porc faits à la maison, avec un
cochon qu’on a engraissé soi-même. Comme
couleur, faut qu’ils soient pas trop bruns ni pas
153
trop blonds. Une nuance entre les deux, quoi.
Faut aussi qu’ils soient ni trop durs, ni trop mous.
Surtout, faut pas qu’ils croquent sous la dent,
parce qu’alors c’est qu’ils sont brûlés. Ils doivent
fondre sur la langue, et faut pas que le saindoux
vous coule du menton.
– Est-ce que quelqu’un de vous a déjà mangé
des graillons de lard de cheval ? fit une voix.
Mais personne ne répondit, parce qu’à ce
moment-là le sous-officier du service sanitaire
poussa brusquement la porte et cria :
– Tous au lit ! il y a ici une archiduchesse qui
vient en visite officielle. Surtout, tâchez ne de pas
montrer vos pieds sales !
Une archiduchesse authentique n’aurait pu
faire son entrée dans la chambrée avec un visage
plus grave et plus sérieux que celui de la baronne
von Botzenheim. Derrière elle marchait toute une
suite finissant par le sergent de la comptabilité,
qui voyait dans cette visite la main mystérieuse
de l’autorité suprême et s’attendait à être expulsé
du fromage découvert par lui derrière la zone
d’opérations. Il se voyait déjà jeté en pâture aux
154
shrapnels ou ornant les barbelés devant une
tranchée.
Il était pâle, plus pâle encore que le docteur
Grunstein. La petite carte de visite de la baronne,
sur laquelle ce dernier avait lu « veuve du général
d’infanterie... » ne cessait de danser devant les
yeux du médecin qui flairait, lui aussi, un danger.
Danger représenté par des relations influentes,
des protections, des plaintes, un départ pour le
front et autres catastrophes.
– Voici Chvéïk, madame la baronne, dit-il
avec un calme factice, en arrêtant l’aristocratique
visiteuse devant le lit du brave soldat. C’est un
garçon qui a beaucoup de patience.
S’étant installée près du lit de Chvéïk sur une
chaise qu’on lui approcha, la baronne von
Botzenheim commença :
– La soldat téchèque toit êdre douchours une
brafe soldat, la soldat téchèque peaugoup malate,
mais douchours êdre une héros, moi peaugoup
aimer la Audrichien téchèque !
Et en caressant les joues non rasées de Chvéïk,
155
elle ajouta :
– Moi dout lire tans les chournaux, moi
apporder à mancher, croguer, fumer, sucer, la
soldat téchèque douchours une brafe soldat.
Johann, kommen Sie her !1
Le laquais, dont les côtelettes hirsutes
rappelaient Babinsky, approcha le panier
volumineux, tandis que, assise sur le bord du lit
de Chvéïk, la dame de compagnie de la baronne,
une grosse personne aux yeux gonflés de larmes,
retapait l’oreiller de paille sous le dos du « brafe
soldat ». Elle avait l’idée fixe que c’était là l’une
des attentions qui vont au coeur des héros blessés
et malades.
La baronne se mit en devoir de retirer du
panier les cadeaux qu’il contenait. Une douzaine
de poulets rôtis, enveloppés dans du papier de
soie rose et noués d’un ruban jaune et noir, deux
bouteilles de liqueur comme on en fabriquait
pendant la guerre, dont l’étiquette portait
l’inscription Gott strafe England2 surmontant le
1 Venez ici Jean !
2 Dieu punisse l’Angleterre.
156
portrait de François-Joseph et de Guillaume II.
Les deux empereurs se tenaient la main comme
pour jouer à un jeu bien connu des enfants
tchèques :
« Le petit lapin est tout seul dans son trou,
mon petit chou, qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas
que tu ne peux pas bouger de là ? »
Elle tira encore du panier trois bouteilles de
vin pour les convalescents et deux boîtes de
cigarettes. Elle disposa avec grâce le tout sur un
lit non occupé à côté de celui de Chvéïk, en y
joignant un livre élégamment relié et intitulé
Quelques traits de la vie de notre Souverain,
oeuvre du rédacteur en chef de la Gazette
officielle de Prague, qui adorait pieusement le
vénérable Habsbourg. La couverture se garnit
successivement de paquets de chocolat, portant
aussi la fameuse devise Gott strafe England, ainsi
que l’effigie des deux empereurs ; mais ils ne se
tenaient plus par la main, ils se tournaient le dos,
ce qui donnait l’impression qu’ils « s’étaient
établis chacun à son propre compte ». Parmi les
objets qui furent alors étalés, il y avait aussi une
157
brosse à dents où on pouvait lire Viribus unitis ;
ainsi le soldat qui se nettoierait les dents avec
cette brosse, était sûr de penser à l’Autriche. Il y
avait encore, comme cadeau destiné à faire le
bonheur des soldats partant pour le front, un
service complet de manucure. Le couvercle de la
boîte représentait un homme qui se jetait sur
l’ennemi, baïonnette au canon, tandis qu’un
shrapnel éclatait au-dessus de sa tête. Au bas de
l’image on lisait : « Fuer Gott, Kaiser und
Vaterland !1 » À côté, un paquet de fruits secs
s’enorgueillissait, au lieu d’une image de
circonstance, des vers suivants en allemand :
OEsterreich, du edles Haus,
steck deine Fahne aus,
lass sie im Winde weh’n.
OEsterreich muss ewig steh’n !
De l’autre côté figurait cette traduction
ingénieuse :
1 Pour Dieu, l’Empereur et la Patrie.
158
Autriche, ô noble Empire,
ton drapeau, il faut le sortir
pour qu’il flotte parmi le vent.
L’Autriche en a pour longtemps !
Comme dernier cadeau, la donatrice posa sur
le lit une plante de jacinthes blanches en pot.
Lorsque tous les cadeaux s’étalèrent sur le lit,
la baronne von Botzenheim s’attendrit tellement
qu’elle ne put s’empêcher de se mettre à pleurer.
Plusieurs simulateurs en bavaient. La dame de
compagnie qui soutenait Chvéïk sur son séant
pleurait aussi. Un silence s’établit que Chvéïk
interrompit brusquement : il joignit les mains
comme pour crier et murmura :
– « Notre Père, qui êtes aux cieux, que votre
nom soit sanctifié, que votre règne arrive »...
Pardon, madame, ce n’est pas ça, je voulais dire :
« Dieu de miséricorde, qui êtes notre Père à nous
tous, veuillez bénir tous ces beaux cadeaux dont
nous allons profiter grâce à votre bonté généreuse
159
et infinie. Amen ! »
Ceci dit, Chvéïk s’empara d’un poulet qu’il se
mit à dévorer sous le regard effaré du docteur
Grunstein.
– Quel appétit ! murmura la baronne en extase
à l’oreille du docteur : il est certainement déjà
guéri et pourra bientôt repartir pour le front. Je
suis vraiment contente que ces bagatelles lui ont
fait plaisir.
Puis, elle alla d’un lit à l’autre, en distribuant
des cigarettes et des pralines, et revint vers
Chvéïk. Elle lui passa la main sur les cheveux et
sur les paroles Behuet’euch Gott quitta la
chambrée, sa suite derrière elle.
Avant que le docteur Grunstein, à qui
incombait l’honneur de reconduire la baronne,
eût eu le temps de remonter, Chvéïk avait
distribué les poulets qui furent engloutis par les
malades avec une vitesse vertigineuse. Le
médecin ne retrouva plus que des os nettoyés
aussi proprement que si les poulets étaient
tombés dans une fourmilière et que leurs
carcasses fussent restées ensuite exposées au
160
soleil pendant des mois.
Les flacons de liqueur et les trois bouteilles de
vin étaient vides. De même, le chocolat et les
fruits secs avaient disparu dans la profondeur des
estomacs en révolte. Un des malheureux avait
même bu la fiole de vernis pour les ongles, qui
faisait partie du service de manucure, et avait
mordu dans le tube de dentifrice.
À son retour, le docteur Grunstein, qui avait
retrouvé son aplomb, prononça un long et
menaçant discours. Lorsque la porte de
l’infirmerie s’était refermée derrière la visiteuse,
ç’avait été pour lui un grand soulagement ; il
s’était senti débarrassé d’un grand poids. Les
petits tas d’os dépiautés le confirmèrent dans sa
conviction que ses patients étaient une engeance
incorrigible.
– Soldats, commença-t-il, si vous étiez un peu,
mais un tout petit peu raisonnables, vous n’auriez
touché à rien et vous vous seriez dit qu’autrement
l’oberartzt ne croirait jamais à vos blagues. Par
votre conduite vous avez prouvé une fois de plus
que vous n’appréciez pas ma bonté. Aussi vais-je
161
vous faire laver l’estomac et vous passer le
clystère. Comment ! je me donne toute la peine
du monde pour vous tenir à la diète totale dans
l’intérêt de votre santé, et vous vous bourrez
l’estomac, ce qui démolit tous mes soins ?
Voulez-vous tous vous fiche un catarrhe
gastrique ou un cancer de l’estomac ? Non, ce
n’est pas dans vos intentions, n’est-ce pas ? Voilà
pourquoi, avant même que votre estomac ait pu
essayer de digérer ce que vous lui avez fait
avaler, je m’en vais vous le laver à fond et en
vitesse. Vous vous en souviendrez jusqu’à la
mort et vous raconterez encore à vos enfants
comment, une fois, vous vous êtes régalés de
poulet rôti et d’autres fins morceaux, et comment
vos gueules, sans se reposer du travail fait en
vain, auront dû tout rendre, grâce à un lavage
d’estomac venu au bon moment. Maintenant,
pour vous mettre bien dans la tête que je ne suis
pas un abruti comme vous, mais, tout de même,
un peu plus malin que vous, vous allez de ce pas
m’accompagner à la salle de consultation. Je vous
annonce également que demain je convoquerai ici
ces messieurs de la Commission de contrôle.
162
Moi, je vous ai assez vus. Vous vous portez tous
à merveille, ou bien vous n’auriez jamais pu
abîmer votre estomac comme vous venez de le
faire. J’ai dit. En route !
Au lavage, quand ce fut le tour de Chvéïk, le
docteur Grunstein, s’étant souvenu brusquement
de la singulière visiteuse, demanda au protégé de
cette dernière :
– Vous connaissez Mme la baronne von
Botzenheim ?
– Je suis son beau-fils qu’elle avait abandonné
quand j’étais tout petit et qu’elle vient de
retrouver, dit Chvéïk avec son sang-froid
coutumier.
Le docteur Grunstein dit simplement :
– Ensuite, Chvéïk passera au clystère !
Ce soir-là, la tristesse régna dans le dortoir.
Tout à l’heure, leurs estomacs étaient remplis de
bonnes choses et de friandises et, maintenant, ils
ne contenaient qu’une tasse de thé et un morceau
de pain.
Le 21 soupira de son lit près de la fenêtre :
163
– Vous me croirez si vous voulez, camarades,
mais j’aime mieux le poulet à la sauce que le
poulet rôti.
– En couverte ! cria quelqu’un ; mais ils
étaient tous si affaiblis à la suite du festin
contrarié que personne ne bougea.
Le docteur Grunstein tint parole. Le lendemain
matin on vit arriver plusieurs médecins militaires
constituant la redoutable commission.
Ils passaient gravement entre les lits, et on
n’entendait plus qu’une seule et unique phrase :
– Montrez-nous votre langue !
Chvéïk tira une langue si longue que son
visage se contracta en une grimace involontaire et
que ses yeux clignèrent.
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur le
stabartzt, que ma langue ne peut pas sortir plus
que ça.
Une discussion très intéressante s’ensuivit
entre Chvéïk et la commission.
Chvéïk prétendait avoir fait cette dernière
remarque de crainte que la commission ne crût
164
qu’il dissimulait une partie de sa langue.
Les avis des membres de la commission
étaient partagés. La moitié croyait juger Chvéïk
ein bloeder Kerl, l’autre croyait que c’était un
« fripon qui voulait rigoler avec la guerre ».
– Il faudrait que le tonnerre de Dieu s’y mette
pour qu’on ne puisse pas te pincer ! hurla le
président de la commission.
Chvéïk considérait toute la commission avec
le calme béat d’un petit enfant.
Le médecin-major principal vint tout près de
Chvéïk et lui dit :
– Je voudrais bien savoir, cochon maritime, à
quoi vous êtes en train de penser.
– Je vous déclare avec obéissance que je ne
pense pas du tout.
– Himmeldonnerwetter1 ! cria un autre
membre de la commission, dont le sabre traînait
avec bruit, regardez-moi ça, il ne pense pas ! Et
pourquoi, espèce d’éléphant siamois, ne pensezvous
pas, dites un peu, pourquoi ?
1 Tonnerre de Dieu.
165
– Je vous déclare avec obéissance que c’est
parce qu’il est défendu aux soldats de penser.
Quand je faisais mon service au quatre-vingtonzième
de ligne, il y a quelques années, notre
capitaine nous disait toujours : « Le soldat ne doit
pas penser. Son supérieur pense pour lui. Quand
un soldat se met à penser, ce n’est plus un soldat,
mais une espèce de civil pouilleux. Le soldat qui
pense... »
– Votre gueule ! interrompit avec fureur le
président de la commission, vous êtes connu,
allez. Der Kerl meint : man wird glauben, er sei
ein wirklicher Idiot1. Mais non, Chvéïk, vous
n’êtes pas un idiot, au contraire, vous êtes malin,
roublard, crapule, vagabond, pouilleux,
comprenez-vous ?
– Je vous déclare avec obéissance que je
comprends.
– Nom de Dieu ! je vous ai dit de fermer ça !
M’avez-vous pas entendu ?
– Je vous déclare avec obéissance que j’ai
entendu que je devais la fermer.
1 Le type s’imagine qu’on le prendra pour un véritable idiot.
166
– Himmelherrgott2, fermez-la alors, quand je
vous ordonne de la fermer, cela veut dire que
vous n’avez pas à gueuler !
– Je vous annonce avec obéissance que je sais
que je n’ai pas à gueuler.
Les officiers supérieurs se regardèrent.
Ensuite, ils appelèrent le sergent.
– Cet homme, lui dit le président de la
commission, vous allez le conduire au bureau et
vous y attendrez notre rapport. Ce type est d’une
santé de fer, il fait le malin et, avec ça, il gueule
encore et se paie la tête de ses supérieurs pardessus
le marché. Il s’imagine que nous sommes
ici pour son plaisir, que le service militaire est
une farce à se tordre. Attendez, mon vieux
Chvéïk, la prison de la place de Prague vous
apprendra que le service n’est pas une rigolade.
Chvéïk suivit le sergent et, en traversant la
cour, il fredonnait :
Je me disais toujours :
2 Cré Dieu.
167
« Être sous les drapeaux
C’est l’affaire de quelques jours,
On n’y laisse pas sa peau ».
Et tandis que l’officier de service au bureau
criait à Chvéïk qu’on devrait fusiller des saletés
comme lui, dans les chambrées du premier étage
la commission continuait à tuer les simulateurs à
petit feu. Sur soixante-dix soldats, deux
seulement purent s’en tirer. L’un avait la jambe
coupée par un obus, l’autre un cancer aux os.
Eux seuls ne furent pas expédiés avec la
formule sacramentelle « Tauglich !1 » Tous les
autres, sans exception des trois poitrinaires
mourants, furent reconnus « bons pour le service
armé », ce qui fournit au président de la
commission le prétexte d’un discours.
Ce discours émaillé de jurons n’était pas fort
substantiel. À en croire le président, ce n’étaient
tous que des canailles et du fumier, et il n’existait
pour eux qu’une seule alternative, aller au front et
1 Bon pour le service.
168
se battre pour S. M. l’Empereur, ce qui leur
permettrait de reprendre leur place dans la société
humaine et leur ferait pardonner, après la guerre,
le crime de s’être dit malades pour échapper aux
tranchées. « Mais, pour ma part, ajouta-t-il, je
n’en crois rien, car je suis persuadé, au contraire
que c’est la corde qui vous attend tous ! »
Un jeune médecin militaire, âme pure et non
encore corrompue, demanda de pouvoir à son
tour dire quelques mots. Son discours se
distinguait de celui de son supérieur par une
rhétorique empreinte d’optimisme et d’une
touchante naïveté. Il parlait allemand.
Il s’étendit longtemps sur la nécessité pour
chacun de ceux qui quittaient l’hôpital et allaient
rejoindre leur régiment au front, de devenir un
soldat victorieux, un preux chevalier. Lui-même
était convaincu que tous allaient exceller dans
l’art de la guerre, se comporter vaillamment au
front et rester honnêtes dans toutes les affaires
personnelles et militaires ; qu’ils seraient des
combattants invincibles, dignes de la mémoire du
maréchal Radetzky et du prince Eugène ; qu’ils
169
seraient toujours prêts à abreuver de leur sang les
vastes champs de bataille de la Monarchie et
qu’ils sauraient achever la tâche à laquelle les
vouait l’Histoire ; que, courageux jusqu’à la
témérité, au péril de leur vie, ils iraient toujours
de l’avant et, sous les glorieux drapeaux en
loques de leurs régiments, ils n’hésiteraient pas à
charger l’ennemi pour conquérir de nouveaux
lauriers et de nouvelles victoires.
Dans le couloir, le médecin-major principal
prit à part le jeune médecin, auteur du discours
pathétique :
– Mon cher collègue, je vous assure que vous
avez perdu votre temps. Ces saligauds-là, voyezvous,
ça ne donnera jamais des soldats. Un
Radetzky n’en fera pas plus que votre prince
Eugène. C’est une race peu ordinaire de
malfaiteurs.
170
IX
Chvéïk dans la prison de la place de Prague.
La prison de la place de Prague formait le
suprême refuge de ceux qui ne voulaient pas aller
à la guerre. J’ai connu un agrégé en
mathématiques, qui, répugnant au service de
l’artillerie, décida de voler la montre d’un
oberleutenant pour pouvoir se caser dans la
prison de la place. Il avait agi ainsi après mûre
réflexion. La guerre ne lui disait rien. Expédier
les obus et tuer des agrégés en mathématiques de
l’autre côté du front, il considérait cela comme
parfaitement idiot.
– Je ne veux pas me conduire comme un
brutal, s’était-il dit et il avait froidement volé la
montre.
On procéda d’abord à l’examen de son état
mental, mais, comme il déclarait avoir voulu se
171
faire un peu d’argent, on l’avait mis à la prison de
la place. Il y avait trouvé des embusqués de toute
sorte : des idéalistes et des individus qui l’étaient
moins. On y voyait des individus pour qui le
service militaire n’était qu’un poste lucratif, par
exemple les sous-officiers de comptabilité, qui
truquaient à qui mieux mieux sur la nourriture et
la solde des hommes, tant au front qu’à l’arrière ;
leur troupe était grossie par des petits voleurs, qui
somme toute, valaient cent fois plus que ceux qui
les avaient fait mettre en prison. La prison
renfermait encore des soldats arrêtés pour des
délits d’ordre purement militaire, tels le refus
d’obéissance, la mutinerie, la désertion, etc. Un
genre à part était les prisonniers politiques dont il
y avait quatre-vingts pour cent d’innocents et, sur
ces derniers, la proportion de condamnés
s’élevait à quatre-vingt-dix-neuf pour cent.
La procédure appliquée par les auditeurs
militaires était impressionnante. Un tel appareil
judiciaire distingue toujours un État à la veille
d’une débâcle politique, économique et morale. Il
essaie de conserver son éclat et sa gloire au
moyen de tribunaux, de la police, et en abusant
172
des gendarmes et des dénonciateurs de la plus
basse espèce.
Dans chaque corps militaire jusqu’au plus
infime, l’Autriche avait ses espions, et ces
créatures dénonçaient ceux avec qui elles
partageaient la chambrée ou la tranchée et le
pain.
Évidemment, la Police – en l’espèce
MM. Klima, Slavicek et Cie – assuma avec une
promptitude digne d’elle la charge de fournir
« les matériaux » à la prison de la place de
Prague. À côté d’elle, le service de la censure
militaire livrait à cette prison les auteurs de lettres
écrites du front à leurs familles, dont les membres
subissaient à leur tour le sort de leurs
correspondants. La prison de la place de Prague
voyait aussi passer de vieux campagnards qui
s’étaient permis, en écrivant à leurs fils, de leur
dire leurs misères et de plaindre celles des
soldats ; le conseil de guerre les condamnait tous
invariablement à des peines de douze ans de
forteresse.
Un chemin qui était un triste calvaire
173
conduisait des cachots de la place de Prague au
champ de manoeuvres de Motol. Sur cette
chaussée on rencontrait souvent les convois
suivants : un homme, chargé de menottes et
escorté par des soldats baïonnette au canon,
marchait suivi d’un fourgon contenant un
cercueil. Au champ de manoeuvres de Motol, le
commandement laconique de An ! Feuer !1
mettait fin au défilé. Ensuite, sous forme d’un
ordre du jour du colonel, on faisait connaître
l’exécution à tous les bataillons et tous les
régiments ; les soldats apprenaient qu’un civil de
plus avait été exécuté pour s’être mutiné au
moment où il entrait, avec les autres conscrits, à
la caserne, et que sa femme, qui n’avait pas pu
dire adieu à son mari avait été frappée d’un coup
de sabre par le capitaine de service.
À la prison de la place de Prague gouvernait
un triumvirat composé du gardien-chef Slavik, du
capitaine Linhart et du sergent Riha, ce dernier
portant aussi le surnom de « bourreau ». Tous les
trois étaient là bien à leur place. Combien de
1 En joue, feu !
174
victimes ont péri dans ces cellules, succombant à
leurs blessures sans qu’on en ait jamais rien su !
Peut-être que le capitaine Linhart poursuit sa
carrière d’officier sous la République comme
sous l’Empire. Il mérite qu’on lui compte comme
années de service celles qu’il avait passées à la
prison de la place de Prague. À MM. Slavicek et
Klima de la police d’État on les a bien comptées
pour la pension, leurs années de service ! Repa a
quitté le service militaire pour s’adonner à son
métier de maître-maçon. Il est possible qu’il fasse
aujourd’hui partie de plusieurs sociétés
patriotiques.
Le gardien en chef, le premier sergent-major
Slavik, s’est adonné au vol et purge à présent sa
peine dans les cachots de la République. Ce
pauvre diable n’a pas eu la même chance que ces
autres messieurs qui représentaient la toutepuissance
militaire de l’Autriche.
Il n’est pas étonnant que le gardien en chef
Slavik ait jeté sur Chvéïk, en le recevant en son
pouvoir, un regard de muet reproche :
– Elle doit en avoir des taches, ta réputation »
175
hein ? dit-il. Sans ça, tu ne serais pas ici. Mais
t’affole pas, va ! Comme séjour ici, tu auras
quelque chose de soigné, mon petit, comme,
d’ailleurs, tout le monde qui nous est tombé sous
la main. Et ce n’est pas une main de petite
femme, tu penses !
Et pour renforcer son regard menaçant, il mit
son poing gras et musclé sous le nez de Chvéïk et
dit :
– Renifle-moi ça, vaurien !
Chvéïk obtempéra à son ordre et émit :
– Je ne voudrais pas qu’il m’arrive dans le
nez, ça sent le cimetière.
Les paroles calmes et sensées de Chvéïk
eurent le don de plaire au gardien en chef.
– Hé ! là, lit-il en cognant sur le ventre de
Chvéïk, tiens-toi droit, qu’est-ce que t’as dans tes
poches ? Si tu as des cigarettes, tu peux les
garder, mais pour du pognon, faudra voir à me
lâcher tout, on pourrait te le voler. C’est tout ce
que t’as, bien vrai ? Les menteries, c’est
rudement puni ici, tu sais !
176
– Où est-ce qu’on va le foutre ? demanda le
sergent Riha.
– Au 16, décida son chef, où on a mis les
saligauds en caleçon, vous voyez bien que le
capitaine Linhart a marqué sur le document :
Streng behuten, beobachten1... Oui, dit-il encore
en s’adressant à Chvéïk, avec des crapules
comme toi, on agit en crapule. Ici, les types qui
rouspètent, on les fourre à la cellule ou on leur
casse les côtes ; ils n’en sortent qu’après qu’ils
sont crevés. C’est notre droit. N’est-ce pas ?
Riha, je pense justement à c’te tête carrée du
boucher, le dernier.
– Celui-là était dur, monsieur le gardien en
chef, répondit Riha rêveur, quel costaud ! Quand
je lui ai piétiné dessus, il m’a fallu sauter sur lui
pendant cinq minutes pour que ses côtes
commencent à craquer et que le rouge lui vienne
à la gueule. Et ce chien a encore tenu pendant dix
jours. Il avait l’âme chevillée au corps, c’est le
cas de dire.
– Tu vois, saleté, ce qui t’attend si jamais tu
1 À garder sévèrement, en observation.
177
oses rouspéter ou essayer de foutre le camp,
reprit le sergent Slavik. Une tentative d’évasion,
c’est une espèce de suicide et, chez nous, le
suicide est puni tout pareil. Que Dieu ne te laisse
pas venir en tête, espèce de fumier, de réclamer et
de te plaindre aux inspecteurs ! S’ils viennent et
s’ils te demandent : « Vous n’avez pas de
réclamation à faire ? » il s’agit de te tenir droit,
fripouille, de saluer et de répondre : « Je vous
déclare avec obéissance que je n’en ai aucune et
que je suis très content ici ! » Répète voir,
dégueulasse, comment qu’tu le diras.
– Je vous déclare avec obéissance que je n’en
ai aucune et que je suis très content ici ! répéta
Chvéïk si doucement que le gardien en chef fut
pris et crut avoir affaire à un garçon plein de
franchise et de bonne volonté.
– Grouille-toi pour ôter tes frusques, dit-il
presque gentiment, sans même ajouter
« fripouille », « dégueulasse » ou « fumier ». Tu
ne garderas que ta chemise et ton caleçon et tu
vas aller au 16.
Au 16, Chvéïk trouva une vingtaine d’hommes
178
déshabillés de la même façon que lui. C’étaient
tous des gens dont le dossier portait la fameuse
note Streng behuten, beobachten1, et qu’on
gardait donc à vue avec une sollicitude
particulière, pour les empêcher de prendre la
fuite.
Le sergent-major Repa remit Chvéïk aux soins
du « chef de chambrée », un gaillard poilu à la
chemise bâillante. Celui-ci inscrivit le nom de
Chvéïk sur un bout de papier épinglé au mur et
lui dit :
– Demain, il y aura du bon chez nous. On nous
conduira au sermon à la chapelle. Nous autres,
tous en caleçon comme nous voilà, on nous fait
mettre tout à fait près de la chaire. Tu n’auras
jamais tant rigolé dans ta vie.
Comme toutes les chapelles des maisons
d’arrêt, celle de la prison de la place faisait le
délice des prisonniers. On aurait tort de
s’imaginer que l’obligation d’aller à la messe
répondît à leur désir de se rapprocher de Dieu, de
s’élever et de mieux connaître la morale divine.
1 À garder sévèrement, en observation.
179
Le sermon et la messe n’étaient pour eux
qu’un moyen de se soustraire à l’ennui de la
prison. Ce qui les attirait, c’était, non pas la
ferveur des sentiments religieux, mais bien
l’espoir de trouver, sur le chemin de la chapelle,
des « mégots » semés dans les corridors. Le bon
Dieu avait moins de charme qu’un bout de
cigarette ou de cigare traînant dans la poussière.
Mais la principale attraction était le sermon.
Quelle pure joie il provoquait ! Le feldkurat1 Otto
Katz était le plus charmant ecclésiastique du
monde. Ses sermons se distinguaient par une
éloquence à la fois persuasive et propre à susciter
chez les détenus une hilarité interminable. Il était
vraiment beau à entendre quand il s’étendait sur
la miséricorde infinie de Dieu, quand il
s’évertuait à relever le niveau moral des
prisonniers, « victimes de toutes les
corruptions », et quand il les réconfortait dans
leur abjection. Il était vraiment beau à entendre,
du haut de la chaire ou de l’autel, faisant pleuvoir
sur ses fidèles des injures de toute sorte et des
1 Aumônier.
180
vitupérations variées. Enfin, il n’était pas moins
beau à entendre quand il chantait Ite missa est, et
après avoir dit sa messe d’une façon tout à fait
curieuse et originale, en brouillant et bousculant
les parties de la messe ; quand il avait trop bu, il
inventait même des prières et une messe inédites,
tout un rituel à lui.
Et puis, quelle gaieté quand, par hasard, il
trébuchait et s’étalait par terre avec son calice ou
bien avec le saint sacrement ou le missel, tout en
invectivant contre l’« enfant de choeur » trié sur
le volet parmi les détenus, parce qu’il lui avait
donné méchamment un croc-en-jambe, et en le
menaçant de « le foutre à la boîte et de le faire
pendre ficelé comme un saucisson ! »
Dans ces petits incidents, c’était toujours le
coupable qui se faisait le plus de bon sang, fier
d’avoir contribué à la rigolade générale et d’avoir
brillamment joué son rôle devant ses camarades.
Le feldkurat Katz, ce parfait aumônier
militaire, était d’origine juive. Ceci, du reste, n’a
rien d’étonnant, quand on sait que l’archevêque
Kohn, un ami du poète Marchar, ne l’était pas
181
moins.
Le feldkurat Katz avait à sa charge un passé
encore plus pittoresque que celui du célèbre
archevêque Kohn.
Après avoir achevé ses études à l’Académie de
Commerce de Prague, il était entré dans l’armée
comme volontaire d’un an. À l’Académie, il avait
surtout profité des leçons sur les questions de
bourse et de maniement des traites, ce qui lui
rendit facile d’acculer la Maison Katz et Cie à la
faillite. Katz père partit pour l’Amérique du
Nord, ayant ruminé un concordat sans rien dire à
ses créanciers, ni à son associé qui, lui, avait
préféré l’Argentine.
Après que le jeune Otto Katz eut fait ce beau
cadeau aux Amériques du Nord et du Sud, se
trouvant sans un sou et sans espérances, sans feu
ni lieu, il décida de continuer la carrière
d’officier.
Mais avant de réaliser son projet, il avait eu
l’heureuse idée de se faire baptiser. Devenu
chrétien, il s’adressa à Jésus-Christ pour lui
demander de l’aider dans sa carrière, ce qui, de
182
son point de vue, n’était qu’une convention
commerciale conclue entre lui et le Fils de Dieu.
Le baptême avait eu lieu dans le couvent
d’Emmaüs à Prague. Le fameux Père Alban luimême
avait inondé d’eau bénite le futur aumônier
militaire. Ç’avait été un spectacle édifiant :
comme parrains, le néophyte avait choisi un
commandant notoire pour sa dévotion, ancien
chef de bataillon du régiment où le jeune Otto
Katz avait servi, et une vieille fille, pensionnaire
de l’Institut pour les demoiselles nobles tombées
dans la gêne et, enfin, un vénérable chanoine à
face de bouledogue.
Ayant subi avec succès son examen d’officier
de réserve, le nouveau chrétien se fit
immédiatement mettre de l’active. Au
commencement, le service lui plut et il se mit à
approfondir les mystères de l’art militaire.
Par malheur, ayant bu un jour à ne plus savoir
ce qu’il faisait, il s’en alla au couvent, délaissant
le sabre pour le bénitier. Il avait rendu visite à
l’archevêque à Hradcany et put entrer au
séminaire. La veille de son ordination le trouva
183
encore ivre-mort ; ce n’est qu’après une large
soûlerie dans une maison équivoque en
compagnie de ces demoiselles qu’il avait quitté,
au petit jour, ce local pour figurer dignement
dans la cérémonie sacrée. Sur ce, il se mit en
quête de protections auprès de ses anciens
supérieurs du régiment et fut nommé aumônier.
S’étant acheté un cheval, il commença à circuler
tout fringant à travers Prague et participa aux
beuveries amicales organisées par les officiers de
son régiment.
Dans le corridor du logis du nouvel aumônier
les autres locataires entendaient souvent des
malédictions proférées par ses créanciers. Il
recevait non moins souvent les visites des
péripatéticiennes qu’il ramenait lui-même ou
envoyait chercher par son ordonnance. Il aimait
aussi à jouer au poker, et des mauvaises langues
voulaient qu’il trichât au jeu ; mais personne
n’essaya jamais de tirer des larges manches de sa
soutane militaire la fausse carte. Dans les milieux
d’officiers on l’appelait le « Saint-Père ».
Il ne préparait jamais ses sermons, ce qui le
184
distinguait de son prédécesseur à la prison de la
place. Celui-ci avait l’idée fixe d’améliorer les
détenus. Dans des accès d’exaltation religieuse,
les yeux lui sortaient de la tête et il s’épuisait à
persuader aux prisonniers que la réforme de la
prostitution était aussi urgente que celle de
l’assistance aux filles-mères ; un autre de ses
dadas concernait l’éducation des enfants naturels.
Ses sermons planaient dans l’abstraction et ne
descendaient jamais à l’actualité. En un mot,
c’était l’ennui fait aumônier.
En revanche, l’aumônier Otto Katz avait une
façon de prêcher qui réjouissait chacun.
C’était un moment solennel quand la
chambrée du 16 partait pour la chapelle, toujours
en caleçon, car, en leur octroyant un costume
moins sommaire, les autorités auraient craint de
perdre quelqu’un de ces précieux pensionnaires.
Rangés au pied de la chaire dans leurs caleçons
blancs, on eût dit des anges devant le trône de
Dieu. Certains d’entre eux, qui avaient eu de la
chance de ramasser des mégots en route, avaient
été obligés de les chiquer, manquant, bien
185
entendu, de poches où les mettre.
Les autres prisonniers, placés autour d’eux, ne
se lassaient pas de contempler les vingt caleçons
groupés sous la chaire, où le feldkurat paraissait
enfin, précédé d’un cliquetis d’éperons.
– Garde à vous, cria-t-il, à la prière ! que tout
le monde répète ce que je vais dire ! Et toi, au
fond, espèce de canaille, ne te mouche pas dans
tes doigts, tu es dans la maison de Dieu, et je te
ferai foutre à la boîte. Nous allons voir, tas de
vagabonds, si vous savez encore votre « Pater »,
allons-y... Je me doute bien que vous n’en savez
plus le premier mot, bien sûr, vous ne pensez
guère à prier. Vous aimez mieux vous empiffrer
de boeuf aux haricots, rester à plat ventre sur
votre paillasse, vous fourrager dans le nez et ne
pas vous en faire pour le bon Dieu, c’est bien ça !
Du haut de la chaire, le prédicateur regardait
les vingt chérubins en caleçon, qui se faisaient du
bon sang comme tous les autres fidèles. Ceux du
fond jouaient avec leurs couteaux de poche au
« jeu du boucher ».
– Il y a du bon ici, chuchota Chvéïk à son
186
voisin, personnage soupçonné d’avoir coupé,
moyennant la somme de trois couronnes, à un
camarade tous les doigts d’une main pour le faire
exempter du service militaire.
– Ce n’est pas tout, répondit l’autre, attends
voir. Il a pris encore une cuite aujourd’hui, et
c’est toujours quand il est dans les vignes qu’il
nous sort le chemin épineux du péché.
En effet, le feldkurat était d’une humeur
charmante. Dans son éloquence, il se penchait si
dangereusement en dehors de la chaire qu’à un
moment donné peu s’en fallut qu’il ne perdît
l’équilibre.
– Chantez quelque chose, les gars, cria-t-il, ou
bien voulez-vous que je vous apprenne une
nouvelle chanson ? Chantez avec moi :
C’est ma bien-aimée, ma plus chère,
Que j’aime d’un amour toujours croissant,
Je ne suis pas seul à lui faire la cour !
Nous sommes beaucoup à l’aimer tour à tour,
Et c’est par milliers qu’elle compte ses amants.
187
Elle, ma bien-aimée, ma plus chère.
Elle, la Sainte Vierge Marie...
– Vous n’êtes pas capables de l’apprendre, tas
d’abrutis, continua-t-il, et moi, je suis d’avis
qu’on devrait vous fusiller tous, avez-vous
compris ? Je l’affirme du haut de cette place que
je tiens de Dieu, espèces de gibier de potence,
car, le bon Dieu, c’est quelqu’un qui ne vous
craint pas et qui vous en fera voir de toutes les
couleurs, que votre cervelle, si vous en avez une,
n’y résistera pas. Et vous hésitez encore à vous
tourner vers le Sauveur, et vous vous obstinez à
suivre le chemin épineux du péché.
– Ça y est, c’est la cuite réglementaire !
chuchota allègrement le voisin de Chvéïk.
– Le chemin épineux du péché, espèces
d’andouilles, c’est le théâtre de la lutte contre les
vices. Vous êtes tous des enfants prodigues, et
vous aimez mieux vous la couler douce dans une
cellule que de vous mortifier aux pieds de notre
Père à tous. Élevez votre regard bien haut et bien
loin, vers les hauteurs célestes, et vous vaincrez ;
188
la paix inondera votre âme, vauriens. Celui qui
est dans le coin là-bas, je le préviens qu’il est
grand temps d’arrêter sa trompette. Tu te crois
peut-être un cheval dans une écurie, mais tu es
dans la maison de notre Seigneur. Tenez-vous-le
pour dit, mes petits agneaux. Bon, où en étionsnous
encore ? Ja ueber den Seelenfrieden, sehr
gut1. Enfoncez-vous bien dans la tête, abrutis, que
vous êtes des membres de la société humaine et
que vous avez le devoir de regarder au-delà du
sombre horizon, dans l’espace lointain, et de vous
rappeler que tout passe ici-bas, sauf Dieu qui est
éternel. Sehr gut, nicht wahr, meine Herren2. Je
sais que je devrais prier jour et nuit pour vous le
Dieu de bonté pour qu’il fasse pleuvoir, espèces
d’andouilles, sa miséricorde sur vos coeurs
endurcis et avec sa sainte grâce vous nettoie de
vos péchés et vous adopte à jamais pour siens,
gredins, et vous chérisse jusqu’à la fin du monde.
Allons donc ! Vous vous êtes trompés un rude
coup. Ne comptez pas sur moi pour vous faire
entrer au paradis, je ne suis pas ici pour cela... Le
1 Oui, au sujet de la paix de l’âme, très bien !
2 Très bien, n’est-ce pas, messieurs ?
189
feldkurat hoqueta. – Non, je ne suis pas ici pour
ça, répéta-t-il, je ne veux rien faire pour vous, je
ne suis pas gourde à ce point-là, je sais que vous
êtes des saletés indécrottables. Dans sa haute
sagesse, Dieu ne veut pas connaître même votre
passage sur cette terre, le souffle de l’amour divin
n’amollira jamais vos âmes, et, d’ailleurs, vous
n’en avez pas. Le bon Dieu n’est pas là pour
s’occuper de mecs comme vous ! Est-ce que vous
m’écoutez au moins, vous, les types en caleçon ?
Les vingt caleçons levèrent les yeux vers la
chaire et répondirent comme un seul homme :
– Nous vous déclarons avec obéissance,
monsieur l’aumônier, que nous avons bien
écouté.
– Il ne s’agit pas d’écouter seulement, dit le
feldkurat en poursuivant son sermon. Les
sinistres orages de la vie, vos souffrances dans
cette vallée de larmes, ne seront pas effacés par la
faveur du ciel, vous pouvez en être sûrs, classe de
fourneaux, la bonté de Dieu a ses bornes, et toi,
veau qui renifles là-bas au fond, veux-tu bien
finir, ou je vais te flanquer à la boîte jusqu’à ce
190
que tu sois tout bleu ! Et vous, là-bas, vous
croyez-vous chez un cochon de bistro ? Dieu est
plein de miséricorde, mais la faveur du ciel est
réservée aux gens comme il faut et n’est pas pour
les rebuts de la société humaine qui n’observent
pas ses lois et ne connaissent pas le premier mot
du dienstreglement. Voilà ce que je tenais à vous
dire. Vous ne savez pas ce que c’est que de prier,
et vous prenez la chapelle pour un beuglant ou un
cinéma, où on va rigoler. Des idées comme ça, je
vous les ferai passer, vous verrez si je suis ici rien
que pour vous faire rire et vous donner la joie de
vivre. Je vous ficherai tous en cellule, chacun tout
seul et ça ne va pas traîner, je vous en fiche mon
billet, gredins. Je perds mon temps avec vous, et
je vois que tout ça est peine perdue ; un maréchal
ou un archevêque ne gagnerait rien avec vous,
vous resterez des sales types pour qui le bon Dieu
n’existe pas. Et pourtant, vous vous rappellerez
un jour votre aumônier qui ne pensait qu’à votre
salut.
Du groupe de vingt caleçons monta un
sanglot : Chvéïk se mettait bruyamment à pleurer.
191
Le feldkurat le regarda. Chvéïk s’essuyait les
yeux de ses poings, ce qui réjouissait fort ses
camarades.
Le feldkurat reprenait son sermon, enrichi
d’un motif nouveau :
– Cet homme est digne de servir d’exemple à
tout le monde. Que fait-il ? Il pleure. Ne pleure
pas, je t’en prie, ne pleure pas ! Tu voudrais
rentrer dans le droit chemin ? Tu n’y réussiras
pas si facilement que ça, mon petit. Tu pleures
maintenant, et, une fois rentré à la chambrée, tu te
retrouveras le même voyou qu’avant. Tu n’y es
pas du tout : il te faudra réfléchir rudement sur la
grâce infinie de Dieu et sur sa miséricorde et te
grouiller plus que tu n’as jamais fait pour que ton
âme, chargée de péchés, trouve en ce monde la
voie du vrai bien. Nous avons ici sous les yeux
un homme qui chiale et prouve par là son désir de
se convertir. Eh ! bien, les autres, que font-ils ?
Rien du tout. Là-bas, je vois un saligaud qui
mâche quelque chose comme s’il descendait
d’une famille de ruminants ; dans ce coin-là, je
vois des individus répugnants qui trouvent que la
192
maison de Dieu est le meilleur endroit pour
chercher leurs poux. Est-ce que vous n’avez pas
le temps de vous gratter chez vous ? Il me
semble, monsieur le gardien en chef, que vous ne
vous occupez de rien du tout. Vous ne comprenez
donc pas que vous avez l’honneur d’être des
soldats et non de la vermine de civils ? Il serait
temps, nom de Dieu, de penser au salut de votre
âme, et vous penserez à vos poux quand vous
rentrerez à la chambrée. Amen, abrutis, mon
sermon est fini et je vous demande de vous tenir
convenablement pendant la messe. Je ne veux pas
d’histoires comme la dernière fois, où on a vu des
types faire des échanges de linge contre du pain,
et ils se rinçaient la dalle à l’élévation.
Le feldkurat descendit de la chaire, et, suivi du
gardien en chef, se dirigea vers la sacristie.
Quelque temps après, le gardien en chef revint et,
sans autre forme de procès, tira Chvéïk du groupe
des caleçons pour l’emmener dans la sacristie.
En y rentrant, Chvéïk trouva le feldkurat
commodément assis sur la table et roulant une
cigarette.
193
– Vous voilà, vous, dit le feldkurat. Réflexion
faite, je crois que vous n’êtes qu’un truqueur, tu
m’entends, filou ! C’est la première fois qu’on
chiale à mon sermon.
Il sauta de la table et, secouant Chvéïk par les
épaules, lui cria sous le mélancolique portrait de
François de Sales :
– Avoue, voyou, que tu as pleuré par blague !
Tu ne vas pas prétendre que tu as chialé
sérieusement ?
Du haut de son cadre François de Sales
attachait sur Chvéïk son regard énigmatique. En
face du saint était suspendu un autre tableau
représentant un martyr dont les soldats romains
étaient en train de scier les fesses. Le visage de
leur victime ne reflétait ni souffrance, ni la joie
du sacrifice : il n’était pas illuminé non plus de la
béatitude des martyrs. On n’y lisait qu’un
ahurissement qui semblait dire : Comment est-ce
que je me trouve ici, messieurs, et qu’est-ce que
vous voulez faire de moi ?
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, dit Chvéïk en jouant son va-tout, que
194
je confesse à Dieu tout-puissant et à vous, mon
père, qui êtes à la place de Dieu, que j’ai pleuré
sérieusement par blague. Je me suis dit que vous
aviez besoin d’un pécheur repenti pour votre
sermon. Et alors j’ai voulu vous faire vraiment
plaisir et vous prouver qu’il y avait encore des
gens bien au monde, et pour moi aussi, j’ai voulu
me soulager un peu en rigolant.
Le feldkurat considéra la face débonnaire de
Chvéïk. Les rayons du soleil jouaient sur le
tableau sombre de François de Sales et doraient
de leur clarté le martyr ahuri qui lui faisait
pendant.
– Vous commencez à m’intéresser, fit le
feldkurat, se rasseyant sur la table. De quel
régiment faites-vous partie ? – Et il hoqueta.
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que j’appartiens au quatre-vingtonzième
de la ligne sans y appartenir.
– Et comment êtes-vous arrivé à la prison de la
place ? interrogea le feldkurat entre deux hoquets.
Dans la chapelle, des sons d’harmonium se
195
firent entendre, remplaçant les orgues absentes.
Le musicien, un instituteur emprisonné pour
désertion, en tirait de lugubres airs d’église.
Alternant avec les hoquets réguliers du feldkurat,
ces harmonies constituaient une gamme dorique
absolument nouvelle.
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que je ne sais pas du tout comment je
suis arrivé ici. Mais je ne me plains pas d’y être.
Seulement, j’ai la guigne. Je n’ai jamais que de
bonnes intentions et, à la fin du compte, tout
tourne mal, je suis un vrai martyr comme celui de
ce tableau.
Le regard du feldkurat se leva sur celui-ci. Il
sourit et dit :
– Vous me ravissez de plus en plus ; il faut
que je m’informe de vous auprès du jugeauditeur.
Pour le moment, je vous ai assez vu.
Comme je voudrais être déjà débarrassé de cette
malheureuse messe ! Kehrt euch ! Abtreten !1
Rentré au sein du groupe fraternel des vingt
caleçons, Chvéïk, comme ils lui demandaient ce
1 Demi-tour ! rompez !
196
que le feldkurat lui avait dit, répondit en trois
mots très secs :
– Il est soûl.
La messe, nouveau tour de force du feldkurat,
fut suivie avec une grande attention par les
prisonniers qui ne cachaient pas leur goût pour
l’officiant. L’un d’eux paria même sa portion de
pain contre deux gifles que le feldkurat allait faire
tomber le Saint-Sacrement par terre. Il gagna son
pari.
Il n’y avait pas de place dans ces âmes pour le
mysticisme des croyants ou la piété des
catholiques convaincus. Ils éprouvaient un
sentiment analogue à celui qu’on éprouve au
théâtre quand on ne connaît pas le contenu de la
pièce et qu’on suit avec patience les péripéties de
l’action. Les prisonniers se plongèrent avec
délices dans le spectacle que leur offraient les
évolutions du feldkurat.
Ils n’avaient d’yeux que pour la beauté de la
chasuble qu’avait endossée à rebours le feldkurat
et, pleins d’attention, suivaient avec ferveur tout
ce qui se passait à l’autel.
197
L’« enfant de choeur », un rouquin, ancien
sacristain et pickpocket expérimenté du vingthuitième
régiment, faisait des efforts pour se
remémorer le plus exactement possible les phases
du sacrifice de la messe. Il joignait à ses
fonctions d’« enfant de choeur » celles de
souffleur du feldkurat, qui confondait avec une
insouciance absolue les diverses parties de la
messe et s’embrouillait dans le texte jusqu’à
chanter les prières de l’Avent, au grand
contentement de ses fidèles.
Il manquait totalement d’oreille, et la voûte de
la chapelle résonnait d’un tel piaulement qu’on se
serait cru dans une étable à porcelets.
Devant l’autel, les prisonniers ne retenaient
pas de petits cris de joie et de satisfaction :
– Il est encore rétamé ce coup-ci ; tu parles s’il
est mûr ! Ah, quelle cuite ! je parie qu’il s’est
encore soûlé chez les gonzesses...
Pour la troisième fois déjà la voix du feldkurat
fit entendre son Ite missa est qui résonna dans la
chapelle comme le cri de guerre d’une tribu
indienne, si aigu et si rauque que les vitraux en
198
tremblèrent.
L’officiant plongea encore une fois ses regards
au fond du calice, pour voir s’il ne contenait plus
une goutte de vin, esquissa un geste de dépit et se
tourna vers les fidèles :
– Voilà, gredins, vous pouvez disposer ; la
messe est finie. Je n’ai remarqué en vous aucune
trace de la piété que vous devriez avoir,
vagabonds, et vous êtes dans l’église devant la
face du Saint-Sacrement. Face à face avec Dieu
tout puissant, vous n’avez pas honte de rire à
haute voix, de tousser et de faire du chahut, de
traîner les pieds, et c’est devant moi que vous
osez faire toutes ces saletés, espèces de
fourneaux, devant moi qui tiens ici la place de la
Sainte Vierge, de Notre Seigneur Jésus-Christ et
de notre Père à tous. Si vous continuez à vous
conduire comme ça, vous verrez ce que vous
allez prendre pour votre rhume. Vous verrez alors
qu’il n’y a pas qu’un seul enfer, celui dont je
vous ai parlé la dernière fois, mais qu’il y en a
déjà un sur la terre, et que, même si vous devez
échapper à celui d’en bas, vous n’y couperez pas
199
à l’autre. Abtreten !
Après s’être si bien acquitté de l’oeuvre pie de
la consolation des prisonniers, le feldkurat se
dirigea vers la sacristie, ordonna au rouquin de
verser du vin dans la burette, le but, se rhabilla et
enfourcha son cheval qui l’attendait dans la cour.
Mais tout d’un coup il pensa à Chvéïk, remit pied
à terre et alla trouver l’auditeur Bernis.
Le juge d’instruction Bernis était très
mondain ; charmant danseur et au demeurant
fêtard passionné, il s’ennuyait énormément au
bureau et passait son temps à composer des vers
d’albums, pour en avoir toujours d’avance.
C’était lui le pivot de tout l’appareil de cette
justice militaire : sur son bureau s’amoncelaient
des documents d’affaires en suspens et des
paperasses dans un état de confusion inextricable.
Sa manière de travailler inspirait le respect à tous
les membres du Tribunal militaire du Hradcany.
Il avait l’habitude de perdre les actes
d’accusation et au besoin les inventait de toutes
pièces. Il embrouillait les noms et les causes des
accusés et n’agissait jamais que par lubies. Il
200
faisait condamner les déserteurs pour vol et les
voleurs pour désertion. Il fabriquait aussi avec
rien des procès politiques. Il était capable des
tours de passe-passe les plus compliqués et
s’amusait à accuser les détenus de crimes
auxquels ils n’avaient jamais pensé. Il inventait
des outrages de lèse-majesté et, quand il égarait
le dossier, s’empressait de suppléer les paroles
subversives.
– Servus, dit le feldkurat en lui tendant la
main, comment ça va ?
– Pas fameusement, répondit le juge
d’instruction Bernis ; on m’a encore mêlé mes
paperasses que le diable ne peut s’y reconnaître.
Hier encore, j’ai passé au procureur un acte
d’accusation qui m’avait fait rudement suer, et on
me l’a retourné en disant qu’il ne s’agissait
nullement de rébellion, mais tout simplement du
vol d’une boîte de conserves. Il paraît que j’y
avais marqué aussi un faux numéro d’ordre ; je
ne sais pas comment ils arrivent à dénicher tout
ça.
Le juge cracha.
201
– Est-ce que tu joues encore aux cartes ?
demanda le feldkurat.
– C’est fini, mon vieux, je ne faisais que
perdre. La dernière fois qu’on avait joué au
macao avec le vieux colonel chauve, c’est celuilà
qui a tout encaissé. Mais j’ai pour le moment
une petite. Et toi, saint-père, qu’est-ce que tu
fais ?
– Je cherche un tampon, répondit le feldkurat :
j’en avais un, un vieux comptable sans instruction
supérieure, mais tout de même un avachi de
première classe. Il pleurnichait tout le temps et
priait le bon Dieu de le protéger, je l’ai envoyé au
front avec le bataillon qui y partait justement. On
dit que le bataillon s’est fait esquinter. Ensuite,
on m’a donné comme tampon un type qui était
toujours fourré chez le bistro, où il levait le coude
à mon compte. Il était encore supportable, celuilà,
mais il suait des pieds. Je l’ai envoyé au front,
lui aussi. Aujourd’hui, au sermon, j’ai découvert
un loustic qui s’est mis à pleurer par rigolade.
C’est un type comme ça qu’il me faut. Il
s’appelle Chvéïk et perche au seize. Je voudrais
202
savoir comment il est arrivé ici et si on ne
pourrait pas s’arranger pour me le passer.
Le juge commença à chercher dans ses
paperasses le dossier Chvéïk, mais sans succès.
– Je dois l’avoir passé au capitaine Linhart,
dit-il après une longue recherche infructueuse ; je
me demande comment tous ces documents
peuvent disparaître comme ça. Linhart doit les
avoir, attendez que je lui donne un coup de
téléphone.
– Allô, mon capitaine, le lieutenant-auditeur
Bernis à l’appareil. Je vous prierais de me dire si
vous n’avez pas dans votre bureau des documents
concernant un certain Chvéïk... Comment, c’est
moi qui dois les avoir ?... Ça m’étonnerait
beaucoup... Et c’est à moi-même que vous les
avez transmis ? Je n’en reviens pas... Cet homme
est placé au seize, mon capitaine... En effet, le
seize est de mon ressort, je ne l’ignore pas, mon
capitaine, mais je croyais que les documents
traînaient quelque part chez vous... Comment,
vous m’interdisez de vous parler sur ce ton ?
Vous dites que chez vous il ne traîne rien du
203
tout ?... Allô, Allô...
Bernis raccrocha le récepteur et, s’étant rassis
derrière son bureau, se livra à une charge à fond
contre le désordre qui sévissait dans les affaires
en instruction. Entre lui et le capitaine Linhart
régnait depuis longtemps une hostilité à laquelle
ni l’un ni l’autre ne cherchait à mettre fin. Si, par
hasard, un document quelconque qui devait être
remis à Linhart tombait entre les mains de Bernis,
celui-ci le « classait » avec tant de soin que
personne ne le revoyait jamais. Or, le capitaine
Linhart usait de réciprocité pour les documents
destinés à être étudiés par Bernis. Par exemple,
les annexes qui devaient étayer une accusation
disparaissaient régulièrement et sans retour. Les
documents relatifs à l’affaire Chvéïk ne furent
retrouvés dans les archives du Tribunal militaire
que sous le nouveau régime, c’est-à-dire après la
guerre. Ils étaient accompagnés de la note
suivante : « Il (Chvéïk) se préparait à rejeter son
masque fallacieux pour se mettre au premier plan
d’un mouvement subversif attentatoire à la
personne sacrée de Sa Majesté et à la sûreté de
l’État. » La chemise du dossier Josef Koudela,
204
dans lequel les papiers de Chvéïk avaient été
remis par mégarde, portait l’inscription « Affaire
réglée » et la date du règlement.
– Je n’ai aucun Chvéïk dans tout ça, dit
Bernis. Mais je m’en vais le convoquer et, pourvu
qu’il n’avoue pas, je pourrai le relâcher et je te
l’enverrai. Tu n’auras qu’à t’arranger avec son
régiment.
Après le départ du feldkurat, Bernis fit appeler
Chvéïk et lui enjoignit de se tenir un moment
près de la porte, car il venait justement de
recevoir de la Direction de la Police une dépêche,
l’informant que les pièces à joindre à l’affaire
n° 7267 et concernant le fantassin Maixner
avaient été remises au bureau 1, contre la
signature du capitaine Linhart.
Pendant que l’auditeur Bernis scrutait la
dépêche, Chvéïk examinait curieusement le
bureau.
La chambre était loin de lui produire une
impression agréable. Aux murs, il y avait les
photographies d’exécutions opérées par la
soldatesque autrichienne dans diverses contrées
205
de la Serbie et de la Galicie. Sur ces « photos
artistiques », on voyait des chaumières incendiées
et des arbres servant de potences naturelles, aux
branches alourdies sous le poids des cadavres de
civils. Une photographie particulièrement réussie
montrait toute une famille serbe pendue au
complet : le petit garçon, le père et la mère. Deux
soldats, baïonnette au canon, gardaient l’arbre
aux pendus, et un officier, fièrement campé au
premier plan, fumait une cigarette. Dans le fond
on apercevait une cuisine de campagne d’où
montait la fumée de la soupe.
– Eh bien ! Chvéïk, quelle nouvelle avec
vous ? interrogea Bernis après avoir plié et rangé
la dépêche. Qu’est-ce que vous avez donc
commis ? Voulez-vous tout avouer, ou bien
aimez-vous mieux attendre qu’on dresse votre
acte d’accusation ? Ça ne peut pas continuer
comme ça. N’oubliez pas que vous n’avez pas
affaire à un Tribunal composé d’andouilles
civiles. Chez nous, c’est un tribunal militaire, K.
u. K. Militaergericht1. Votre seul espoir de salut,
1 Tribunal militaire royal et impérial.
206
votre seul moyen d’échapper à une punition
sévère, mais juste, c’est de tout dire de votre
plein gré.
Dans des cas souvent répétés, où le dossier
d’un accusé venait à disparaître d’une façon ou
de l’autre, Bernis avait une méthode spéciale. Il
épiait toujours minutieusement le détenu,
cherchant à lire dans son attitude et sur son
visage les raisons pour lesquelles il se trouvait
sous le verrou.
Sa perspicacité et sa connaissance des
hommes étaient si profondes qu’un tzigane,
soldat envoyé à la prison de la place de Prague
pour y expier le vol de quelques effets de lingerie
(il était occupé au magasin militaire), finit par
être accusé de crimes politiques. D’après l’acte
d’accusation, il aurait entretenu plusieurs soldats
dans une taverne de la restauration prochaine de
l’État tchèque indépendant qui unirait comme
jadis les Pays de la Couronne tchèque avec la
Slovaquie, et qui serait gouverné par un roi slave.
– Nous avons des preuves contre vous et il ne
vous reste qu’à avouer, avait-il dit au malheureux
207
tzigane. Dites-nous dans quelle taverne cela s’est
passé, de quel régiment étaient les soldats en
question, et la date du « crime ».
Ne voyant pas d’autre issue, le tzigane inventa
une date, un bistro et un numéro de régiment et,
revenant de l’instruction, il prit la clef des
champs.
– Alors, il ne vous plaît pas d’avouer ? dit
Bernis à Chvéïk, celui-ci gardant un absolu
mutisme ; vous ne voulez pas me dire comment
vous êtes arrivé ici et pourquoi on vous y a mis ?
C’est bien ça, hein ? Mais je vous conseille de me
dire tout avant que moi je ne vous le dise. Je vous
signale encore une fois qu’il serait bien
préférable d’avouer, dans votre intérêt. Ça facilite
l’instruction, et puis, la sentence est toujours
moins grave. Pour ça, c’est comme dans les
Tribunaux civils.
– Je vous déclare avec obéissance, fit Chvéïk
de sa voix d’agneau du bon Dieu, que je me vois
ici dans la situation d’un enfant trouvé.
– Comment ça ?
208
– Je vous déclare avec obéissance que je m’en
vais vous l’expliquer en deux mots. Dans notre
rue habitait dans le temps un marchand de
charbon qui avait un gosse de deux ans, tout à fait
innocent. Un jour, ce gosse-là s’est mis en route
et a fait le trajet de Vinohrady à Liben. Là, un
agent l’a cueilli et l’a conduit au commissariat où
on l’a enfermé comme si on avait arrêté un adulte
et pas un enfant de deux ans. Comme vous voyez,
c’t’enfant était tout à fait innocent et on l’a
enfermé tout de même. S’il avait pu parler et si
on lui avait demandé pourquoi il était arrêté, il
n’aurait pas pu le dire. C’est mon cas tout craché.
Je suis donc une espèce d’enfant trouvé.
Le regard perçant du juge militaire erra de bas
en haut sur la personne de Chvéïk et se brisa sur
son visage. L’homme qui se tenait devant lui
rayonnait d’une telle innocence et d’une si
tranquille indifférence que Bernis hésita et, très
énervé, se mit à marcher de long en large dans le
bureau. Dieu sait ce que Chvéïk serait devenu si
Bernis n’avait promis au feldkurat de le lui
envoyer sans faute.
209
Enfin, il fit halte devant la table.
– Écoutez, dit-il à Chvéïk qui regardait avec
indifférence autour de lui, si jamais je vous
rencontre encore une fois, je vous ferai voir de
quel bois je me chauffe ! – Emmenez-le.
Chvéïk ayant réintégré le seize, Bernis fit
appeler le gardien en chef Slavik.
– Jusqu’à nouvel ordre, fit-il d’un ton rogue,
on va mettre Chvéïk à la disposition de M. le
feldkurat Katz. Faites apprêter ses papiers de
mise en liberté et qu’on le conduise, sous
l’escorte de deux hommes, chez monsieur le
feldkurat !
– Faut-il lui mettre les menottes en route,
monsieur l’oberleutenant ?
Le juge frappa du poing sur la table :
– Vous n’êtes qu’un veau, tenez. Je vous ai
bien dit de faire dresser le document de sa mise
en liberté, dit-il.
Et toute l’amertume qui, durant cette journée,
avait été amassée dans son âme par la conduite
du capitaine aussi bien que par celle de Chvéïk,
210
déborda comme un torrent impétueux et se
répandit sur la tête du gardien en chef qui dut
encore se laisser dire en sortant :
– Comprenez-vous, maintenant, pourquoi vous
êtes un veau couronné ?
Malgré cette couronne, le gardien en chef
n’était pas content du tout. En quittant le bureau
du juge il frappa du pied le prisonnier de corvée
qui balayait les corridors.
Quant à Chvéïk, le gardien en chef décida
qu’il passerait encore une nuit à la prison de la
place de Prague pour pouvoir s’en souvenir plus
tard.
Une nuit passée à la prison de la place de
Prague se grave dans la mémoire en traits
ineffaçables.
À côté du 16 était située l’affreuse cellule,
sombre trou, d’où, comme presque toujours, cette
dernière nuit que Chvéïk passa dans
l’établissement Riha-Slavik-Linhart, s’échappait
le hurlement déchirant d’un soldat à qui Riha, par
ordre de Slavik, rompait les côtes à coups de
211
bottes.
Quand le silence s’y fit, ce fut le tour du seize,
à cette différence près que, dans cette chambrée,
ne résonnait que le bruit sec des poux que les
prisonniers tuaient entre leurs ongles, avec des
plaisanteries chuchotées sourdement.
Au-dessus de la porte, dans un oeil-de-boeuf
muni d’une grille, était encastrée une lampe à
pétrole dont la flamme trouble fumait. L’odeur du
pétrole se mêlait à l’exhalaison des corps non
lavés et à la puanteur du seau aux besoins de la
communauté, d’où se soulevait, à chaque emploi
répété, un nouveau remugle pestilentiel.
La mauvaise alimentation rendait les
digestions laborieuses et la plupart des
prisonniers étaient affligés de « vents » dont ils
viciaient l’atmosphère et que, pour se distraire, ils
avaient eu l’idée de combiner en un jeu de
signaux qui se faisaient écho.
Dans les couloirs résonnait le pas rythmique
des surveillants, et, par intervalle, le guichet
s’ouvrait pour laisser paraître la tête d’un soldat
de garde.
212
Cette nuit-là quelqu’un racontait, mussé dans
son lit :
– Avant d’essayer de foutre le camp de la
prison et d’être passé ici, au 16, j’étais au 12. Là,
c’est des cas moins graves. Une fois, on y a foutu
un homme qui avait l’air d’un type de la
campagne. Il devait tirer quinze jours pour avoir
logé chez lui des soldats dégoûtés de coucher à la
caserne. On avait cru qu’il s’agissait de désertion,
mais il a fini par avouer qu’il avait logé des
soldats seulement pour de l’argent et sans penser
à mal. Il devait être enfermé avec les prisonniers
légèrement punis, mais, comme la chambrée était
pleine, on l’a placé chez nous, au 12. Donc, ce
type dont je vous parle, il aurait fallu le voir
quand il s’est amené : il était chargé comme un
chameau dans le désert. Paraît qu’il avait la
permission de s’acheter la nourriture sur son
pognon. On le laissait même fumer ! Dans ses
deux havresacs il avait deux gros jambons, des
pains énormes, des oeufs, du beurre, des
cigarettes, du tabac, enfin tout ce qu’il faut pour
se les caler, quoi. Et il avait pensé qu’il boufferait
ça tout seul. Nous autres, c’était la ceinture. L’un
213
après l’autre, on cherchait à le taper, mais il ne
voulait rien entendre. Il disait qu’il n’avait que
quinze jours à tirer et qu’il avait juste de quoi ne
pas s’esquinter l’estomac avec les saletés qu’on
nous donnait à manger, à nous autres. Il nous a
tout de même proposé de nous laisser sa portion
de choux et de pommes de terre pourries, pour se
la partager ou pour la manger chacun son tour.
J’ai oublié de vous dire que c’était un type très
distingué : il ne voulait jamais se servir de notre
seau, il attendait toujours la promenade du matin
pour aller aux latrines. Il était tellement gâté qu’il
avait apporté même ses papiers hygiéniques. Son
offre, bien sûr, on lui a dit qu’on s’en foutait et
nous avons continué à crever d’envie un jour,
deux jours, trois jours. Lui, il ne s’en faisait pas.
Il bouffait tranquillement son jambon, mettait du
beurre sur son pain, épluchait ses oeufs, bref,
vivait comme un prince. Les cigarettes qu’il
fumait n’étaient pas à compter et figurez-vous
qu’il ne nous a pas laissé tirer une seule bouffée !
Il nous refusait ça en disant qu’à nous autres il
était défendu de fumer et que, si on le voyait nous
donner des cigarettes, ça lui ferait du tort.
214
Comme je vous disais tout à l’heure, on a
supporté ça pendant trois jours. Puis, la nuit du
troisième au quatrième jour, on a fait le coup. Le
matin il se réveille – j’ai oublié de vous dire
qu’avant de se bourrer l’estomac, il priait
toujours le bon Dieu, – donc, il se réveille, fait sa
prière et se met à chercher ses sacs. Il les a
trouvés, bien entendu ; seulement, ils étaient
aplatis comme des pruneaux secs. Il s’est mis à
crier qu’on l’avait volé et qu’on ne lui avait laissé
que du papier hygiénique. Puis, pendant cinq
minutes, il a cru qu’on lui avait fait une blague. Il
disait : « Je sais bien, farceurs, que vous me
rendrez mes affaires, mais n’empêche, vous avez
réussi à me faire peur. » Il y avait avec nous un
lascar de Liben, qui dit : « Je vais vous dire,
M’sieur le baron, couvrez-vous la figure avec
votre couverture et comptez jusqu’à dix, vous
verrez voir ce qui va arriver avec vos sacs ».
Notre fermier lui a obéi comme un petit enfant et
il s’est mis à compter : « Un, deux, trois... » –
« Faut pas aller si vite », que lui dit le Libenois.
Alors, le type compte plus doucement. Enfin, il
sort de son lit et court à ses sacs. Il ne trouve rien,
215
bien entendu, et fallait voir la gueule qu’il faisait.
Nous autres, on se tordait. « Allez-y encore un
second coup », que lui dit le Libenois. Le type –
et c’était encore plus crevant – ne s’est pas fait
prier encore cette fois-là. Ce n’est que quand il a
vu qu’il n’y avait rien à faire, qu’il s’est mis à
cogner contre la porte et à crier au secours.
Quand le gardien en chef et Riha sont arrivés,
nous autres, on a prétendu qu’il avait tout bouffé
la veille, même que nous l’avions encore entendu
boulotter tard dans la nuit. Il pleurait et disait
qu’alors il serait resté au moins des miettes de
pain. Vous parlez, si on en a trouvé, des miettes !
On n’était pas assez marteau pour en laisser, nous
autres, n’est-ce pas. Toutes ses provisions y
avaient passé, et ce qu’on n’avait pas pu avaler,
on s’était arrangé pour le monter au deuxième par
la ficelle. Pendant toute la journée, il est resté
sans manger et il faisait attention s’il ne nous
attraperait pas à mâcher de ses provisions ou à
fumer ses cigarettes. Le lendemain, la même
chose. Mais le soir, il a déjà trouvé bon goût à la
pourriture de choux et de pommes de terre.
Seulement, il ne faisait plus sa prière comme au
216
bon temps, quand il avait encore son jambon et
ses oeufs. Nous autres, on n’existait plus pour lui.
Une seule fois il a ouvert la gueule pour nous
parler, c’est quand un type s’était procuré, on ne
sait pas comment, des cigarettes. Il voulait qu’on
lui laisse tirer une bouffée. Vous pensez, s’il a eu
la peau.
– Je craignais déjà que vous lui ayez laissé
tirer c’te bouffée, dit Chvéïk, ça aurait gâté toute
ton histoire. Ça n’arrive que dans les romans,
mais, à la prison de la place, il n’est pas permis
d’être si idiot que ça, dans des conditions
pareilles.
– Et le passage à tabac, vous ne l’avez pas
oublié, fit une voix.
– On n’y a pas pensé, bon Dieu !
Cette petite omission de la part des copains du
12 donna lieu à une discussion à voix basse. La
plupart étaient d’avis que le type qui avait bouffé
tout seul méritait largement le passage à tabac.
Petit à petit, les bavardages languissaient. Les
détenus s’endormaient en se grattant sous le bras,
217
sur la poitrine et sur le ventre, aux endroits
préférés par les poux. Ils tiraient sur leurs visages
les couvertures vermineuses pour ne pas être
gênés par la lumière de la lampe à pétrole...
À huit heures du matin on convoqua Chvéïk
au bureau.
– Devant la porte du bureau, à gauche, il y a
un crachoir où on jette des mégots, dit l’un des
co-prisonniers à Chvéïk. Au premier, il y en a
encore un autre. Comme on ne balaie les
corridors qu’à neuf heures, tu es sûr d’y trouver
quelque chose.
Mais Chvéïk déçut l’espoir des fumeurs. Il ne
devait plus retourner au 16, au grand étonnement
des dix-neuf caleçons.
Un soldat de la landwehr1, couvert de taches
de rousseur et doué d’une vive imagination,
colporta que Chvéïk avait tiré un coup de fusil
sur le capitaine et qu’on l’avait conduit au champ
de manoeuvre de Motol, pour l’exécuter.
1 Territoriale.
218
X
Comment Chvéïk devint le tampon de
l’aumônier militaire.
1
L’odyssée de Chvéïk recommença, cette fois,
sous l’escorte honorifique de deux soldats qui,
baïonnette au canon, le conduisirent chez le
feldkurat.
Ces deux soldats se complétaient l’un l’autre.
Si le premier était une perche, l’autre était un vrai
pot à tabac. La perche boitait de la jambe droite,
le pot à tabac de la jambe gauche. Ils avaient été
mobilisés à l’arrière, car avant la guerre on les
avait dispensés de tout service.
Ils marchaient gravement le long du trottoir,
jetant par moment un regard sournois à Chvéïk
219
qui s’avançait à deux pas devant eux et ne
manquait pas de saluer les militaires qu’il
rencontrait. Son costume civil et la casquette de
soldat qu’il s’était achetée dans son enthousiasme
de nouveau conscrit étaient restés au magasin de
la prison de la place : on lui avait donné un
antique accoutrement militaire, défroque d’un
vétéran pansu qui devait avoir une tête de plus
que Chvéïk.
Quant au pantalon, il était si volumineux qu’il
aurait pu contenir encore trois Chvéïk ; il lui
pendait autour des jambes comme celui d’un
clown. Ses plis énormes qui remontaient jusqu’à
la poitrine frappaient les passants de stupeur. Une
veste non moins énorme, rapiécée aux coudes,
sale et graisseuse, flottait autour du torse de
Chvéïk qu’elle rendait semblable à un
épouvantail à moineaux. On l’avait muni d’un
képi qui lui descendait au-dessous des oreilles.
Chvéïk répondait aux sourires des passants par
un doux sourire, par un regard chaud et tendre de
ses yeux de grand enfant.
Les trois hommes marchaient vers la demeure
220
du feldkurat, sans dire un seul mot.
Ce fut le pot à tabac qui adressa le premier la
parole à Chvéïk. Ils se trouvaient justement sous
les arcades de Mala Strana.
– De quel patelin que tu es ? demanda-t-il.
– De Prague.
– Et est-ce que tu ne vas pas essayer de foutre
le camp ?
À ce moment la perche crut nécessaire
d’intervenir. C’est un fait très curieux : tandis que
les pots à tabac sont habituellement crédules, les
perches, en revanche, sont enclines au
scepticisme.
La perche fit donc remarquer au pot à tabac :
– S’il pouvait, il le ferait.
– Et pourquoi qu’il foutrait le camp, répliqua
ce dernier, puisqu’il est en liberté ? Il ne
retournera plus à la prison. J’ai ses documents
dans mon paquet.
– Et qu’est-ce qui est écrit sur son compte,
dans tes documents ? questionna la perche.
221
– Je n’en sais rien.
– Ben, si tu n’en sais rien, n’en parle pas.
Ils s’engageaient sur le Pont Charles et se
turent. C’est seulement dans la rue Charles que le
pot à tabac reprit le fil de la conversation.
– Tu ne sais pas pourquoi on t’amène chez le
feldkurat ?
– Pour me confesser, répondit négligemment
Chvéïk ; je dois être pendu demain. Avec les
condamnés à mort on fait toujours des trucs
comme ça : ça s’appelle la consolation suprême.
– Et pourquoi que tu dois être ?... demanda
prudemment la perche, tandis que le pot à tabac
regardait Chvéïk avec compassion.
– Je n’en sais rien, dit ce dernier, son sourire
ingénu aux lèvres ; tu peux m’en croire. Probable
que c’est mon sort.
– Tu es né sous une mauvaise étoile, ça peut
arriver des choses comme ça, fit remarquer le pot
à tabac ; chez nous, à Jasen, près de Josephof, au
temps de la guerre avec la Prusse, les Prussiens
ont pendu un type de la même façon. Un beau
222
matin, ils sont venus le prendre et l’ont pendu
sans lui donner la moindre explication.
– Je crois, dit la perche toujours sceptique,
qu’on ne pend pas un homme pour rien du tout ;
il faut toujours une raison pour motiver la...
chose.
– Dans le temps de paix, oui, ça se passe
comme ça, répartit Chvéïk, mais, quand il y a la
guerre, un individu ne compte pas. Tué au front
ou pendu en ville, c’est kif-kif.
– Écoute voir, est-ce qu’il n’y aurait pas, des
fois, de la politique là-dessous ? À la façon dont
la perche prononça ce dernier mot, on sentait bien
qu’elle commençait à se prendre d’affection pour
le prétendu condamné à mort.
– Je te crois qu’il y en a ! rigola Chvéïk.
– Et n’es-tu pas du parti socialiste tchèque ?
La prudence dont s’écartait la perche s’imposa
maintenant au pot à tabac. Aussi intervint-il
énergiquement :
– Tout ça ne nous regarde pas, bon Dieu ! ditil.
Tu vois bien qu’on nous reluque de tous les
223
côtés. Si, au moins, on pouvait ôter les
baïonnettes dans un passage pour que ça ne soit
pas si remarquant ! Dis donc, tu ne foutras pas le
camp ? On aurait des embêtements, tu penses
bien. Est-ce que j’ai pas raison, Toine ? ajouta-t-il
en s’adressant à la perche.
– C’est pourtant vrai, les baïonnettes, on
pourrait bien les ôter. C’est un des nôtres, tout de
même, riposta la perche.
Son scepticisme évaporé fit place à une
compassion qui emplit son âme. Ils trouvèrent un
passage où les soldats enlevèrent leurs
baïonnettes. Le pot à tabac permit à Chvéïk de
marcher à côté de lui.
– Tu as bien envie de fumer, hein ? dit-il ; estce
qu’on te permettra de fumer avant ?... Il
entendait « avant de te pendre », mais n’acheva
pas sa phrase, sachant que ça serait une faute de
tact.
Ils fumèrent alors tous les trois et les gardiens
de Chvéïk se mirent à l’entretenir de leurs
familles, qui habitaient Hradec Kralové, de leurs
femmes et de leurs enfants, de leurs petits
224
champs et de la vache qui était leur seule
propriété à chacun.
– J’ai soif, émit Chvéïk tout à coup.
La perche et le pot à tabac échangèrent un
regard.
– Pour ce qui est de la soif, on boirait bien un
coup aussi, nous autres, prononça le pot à tabac,
ayant compris que la perche était de son avis,
mais où est-ce qu’on irait pour ne pas trop se
faire remarquer ?
– Allons au Kouklik, proposa Chvéïk ; vous
poserez vos flingots à la cuisine, le patron
Serabona, c’est un Sokol ; avec lui on est
tranquille, vous n’aurez rien à craindre.
– C’est une boîte où on fait de la musique,
reprit Chvéïk ; il y vient des petites femmes et
des gens très bien, à qui on interdit l’entrée de la
Maison Municipale.
La perche et le pot à tabac se regardèrent de
nouveau. Puis la perche déclara :
– Allons-y. Karlin est encore loin.
Chemin faisant, Chvéïk leur raconta de petites
225
histoires, et ils arrivèrent enfin au Kouklik.
Laissant leurs fusils à l’endroit désigné par
Chvéïk, ils pénétrèrent dans la salle où les
accueillit la chanson alors en vogue : « À
Pankrac, là-haut, sur la colline, il y a une gentille
allée... »
Une demoiselle, assise sur les genoux d’un
gigolo aux cheveux pommadés, chantait d’une
voix enrouée : « ma seule amie que j’aimais tant
a pris un autre amant... »
À une table, la tête entre les mains, dormait un
marchand ambulant de sardines à l’huile. Par
moments il sortait de son somme, frappait de la
main sur la table et bégayait : « Ça ne va pas,
non, ça ne va pas du tout, du tout ! » Derrière le
billard, trois habituées de la maison interpellaient
un jeune cheminot : « Dis donc, beau blond, paienous
un vermouth, quoi ? » Plus loin, deux
individus se querellaient sur l’arrestation d’une
fille du nom de Marianne. L’un prétendait avoir
vu de ses yeux les flics l’emmener au poste,
l’autre affirmait qu’il « l’avait vue qu’elle s’en
allait coucher avec un soldat à l’hôtel Vals ».
226
Près de la porte était installé un soldat en
compagnie de quelques civils, les entretenant de
sa blessure en Serbie. Il tenait son bras en
écharpe, et ses poches regorgeaient des cigarettes
qu’on lui avait données. Il répétait qu’il ne
pouvait plus boire, mais un vieux monsieur
chauve l’exhortait sans cesse à boire encore un
coup. « Mais buvez donc, voyons, buvez, mon
petit soldat ! qui sait si on se retrouvera encore
une fois ? Voulez-vous que je fasse jouer pour
vous une chanson ? Est-ce que vous aimez :
L’enfant est devenu orphelin ? »
Aussitôt le violon et l’harmonica firent
entendre les premiers accords de la chanson que
le vieux monsieur chauve mettait au-dessus de
toutes les autres. Les larmes lui vinrent aux yeux
et il chanta d’une voix tremblante d’émotion : À
l’âge de raison, le pauv’enfant demanda où était
sa maman...
Des voix s’élevèrent de l’autre table :
– Oh, là là ! – La barbe ! – Ben, vrai, en v’là
une goualante ! – Il en a du vice, le vieux ! –
C’est pas fini encore ?
227
Et pour faire taire l’« orchestre », la table
ennemie entonna : « Ah ! l’heure des suprêmes
adieux, qu’il est triste mon coeur amoureux... »
– Hé, François ! criaient au soldat blessé les
occupants de la table hostile après avoir fait taire
l’« orchestre » et son Enfant devenu orphelin...
laisse ces abrutis et viens t’asseoir ici... Qu’est-ce
que t’attends pour les envoyer paître ?... Passenous
les cigarettes, au moins... T’es donc ici pour
les amuser, ces gourdes, non ?
Chvéïk et ses gardiens contemplaient le
spectacle avec intérêt.
Chvéïk évoquait les jours où il venait ici en
temps de paix. Il se rappelait les « descentes »
opérées dans ce local par le commissaire de
police Draschner, il revoyait les filles qui
redoutaient le célèbre policier, tout en ayant l’air
de se moquer de lui. Il pensait surtout à un soir où
les filles avaient chanté en choeur :
Un jour que Draschner s’amenait,
Il est arrivé un bien bon malheur :
228
La Marie s’est soûlée et prétendait
Que Draschner ne lui faisait pas peur.
Chvéïk croyait encore voir s’ouvrir la porte
pour livrer passage au commissaire Draschner
avec son armée de policiers. Ils avaient rassemblé
tous les clients en un groupe. Chvéïk fut arrêté lui
aussi, parce qu’il avait eu l’audace de poser cette
question au commissaire Draschner au moment
où celui-ci lui demandait sa carte d’identité :
« Est-ce que vous avez la permission de la
Police ? » Chvéïk songeait aussi à un poète qui
était assis près de la glace et y composait des
poèmes qu’il lisait ensuite aux filles.
En revanche, les gardiens de Chvéïk, eux, ne
caressaient pas de réminiscences semblables.
Venus pour la première fois dans ce local, ils
trouvaient tout charmant, car tout pour eux était
nouveau. Le pot à tabac manifesta le premier son
contentement, car l’optimisme des êtres comme
lui va toujours de pair avec une soif de
jouissances. La perche luttait avec elle-même.
Elle finit par perdre ses scrupules comme naguère
229
son scepticisme.
– Je vais danser, dit-elle en vidant sa
cinquième chope de bière.
Le pot à tabac prenait de plus en plus goût aux
plaisirs des sens. Assise à côté de lui, une fille lui
tenait un langage obscène qui allumait de luxure
ses yeux lubriques.
Chvéïk se bornait à boire. Après quelques
danses, la perche amena sa danseuse à la table.
On chantait, buvait, dansait, et les plus hardis
pelotaient abondamment leurs compagnes. Dans
cette atmosphère d’amour à bon marché, de
nicotine et d’alcool, tout le monde mettait en
pratique le mot célèbre : « Après nous le
déluge ! »
L’après-midi, un soldat vint s’asseoir à leur
table et leur proposa de leur faire avoir, pour dix
couronnes, un furoncle ou un phlegmon. Il leur
montra une seringue et leur expliqua qu’en se
faisant une injection de pétrole dans le bras ou
dans la jambe ils seraient sûrs de garder le lit
pendant deux mois, et, s’ils avaient soin
d’humecter la plaie avec de la salive, pendant six
230
mois au moins, après quoi on les rendrait
certainement à la vie civile.
La perche, qui avait déjà perdu son équilibre
mental, accepta l’offre du soldat qui lui pratiqua
une injection à la jambe.
Le soir venu, Chvéïk proposa de continuer la
route, étant donné que le feldkurat les attendait.
Le pot à tabac, qui commençait déjà à divaguer,
essaya de retenir Chvéïk encore quelque temps.
La perche se rangeait de son avis et ajouta que
rien ne pressait, puisque le feldkurat les attendrait
tout de même. Mais Chvéïk trouvait le temps
long et les menaça de s’en aller tout seul.
Les gardiens s’inclinèrent donc en stipulant
qu’on s’arrêterait encore ailleurs.
Cette nouvelle « station » se présenta sous la
forme d’un petit café de la rue de Florence, où, à
court d’argent, le pot à tabac vendit sa montre
pour pouvoir se régaler tous les trois.
De là, Chvéïk se vit dans la nécessité de
guider ses surveillants, en les tenant chacun par
un bras, ce qui lui donna d’ailleurs bien du
231
tintouin. Les deux lascars étaient incapables de se
tenir debout et proposaient à chaque instant
d’« aller boire encore un coup quelque part ». Peu
s’en fallut que le pot à tabac ne perdît le paquet
de documents qu’il devait remettre au feldkurat.
Chvéïk fut obligé de le porter lui-même.
Il dut aussi les alerter à la rencontre de chaque
officier à saluer. Enfin, après un effort
surhumain, il réussit à les traîner jusqu’à la
maison qu’habitait le feldkurat dans la rue
Royale.
Il leur remit les baïonnettes au canon et, en
leur bourrant les côtes, les empêcha d’oublier que
c’était à eux de conduire le prisonnier, et non le
contraire.
Au premier étage ils s’arrêtèrent devant une
porte où brillait la carte de visite de « Otto Katz,
Feldkurat » et à travers laquelle venait un
brouhaha de voix et un tintement de verres. Un
soldat vint ouvrir la porte.
– Wir... melden... gehorsam... Herr...
Feldkurat, dit la perche d’une voix entrecoupée,
en le saluant d’un geste vaguement militaire,
232
ein... Paket... und ein Mann mitgebracht1.
– Restez pas dehors, dit le soldat, d’où est-ce
que vous vous amenez avec une cuite comme ça,
bon Dieu ! C’est comme le feldkurat, tous les
mêmes... Et il cracha.
Tandis que le soldat, qui avait débarrassé le
pot à tabac du paquet de documents, s’en alla
prévenir le feldkurat, le trio attendit dans
l’antichambre. Le feldkurat ne se dérangea pas
tout de suite, mais brusquement la porte de la
chambre s’ouvrit comme sous une rafale. Il était
en gilet et tenait d’une main un cigare.
– Comme ça, vous voilà ? dit-il à Chvéïk. Et
on vous a escorté, pourquoi ?... Avez-vous des
allumettes ?
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que je n’en ai pas.
– Et pourquoi que vous n’en avez pas ? Un
soldat doit toujours avoir des allumettes sur lui.
Le soldat qui n’a pas d’allumettes... c’est un...
quoi donc ?...
1 Nous... déclarons... avec obéissance, M. l’Aumônier...
apportons un paquet et un homme.
233
– C’est un soldat sans allumettes, monsieur
l’aumônier, répondit Chvéïk.
– C’est ça, il est sans allumettes et ne peut
donner de feu à personne. Premier point. Au
second maintenant : Est-ce que vous ne puez pas
des pieds ?
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que non.
– Tant mieux ! Au troisième point : Est-ce que
vous buvez de l’eau-de-vie ?
– Je vous déclare avec obéissance, monsieur
l’aumônier, que je ne bois jamais d’eau-de-vie,
sauf du rhum.
– De mieux en mieux. Maintenant, regardezmoi
cette gourde d’ordonnance. Il est le tampon
du lieutenant Feldhuber qui me l’a prêté pour
aujourd’hui. Ce coco-là ne boit rien de rien, il est
abstinent et voilà pourquoi il s’en va au front
avec le bataillon qui part après-demain. Il s’en va
au front, parce que moi, je n’ai pas besoin d’un
gaillard comme ça. Ce n’est pas un tampon, ça,
c’est une vache. Les vaches, ça ne boit que de
234
l’eau et ça beugle comme un veau.
– Tu es abstinent, toi ? dit Chvéïk en
s’adressant à la malheureuse ordonnance, et tu
n’en as pas honte ? Tu mériterais qu’on te casse
la gueule.
Le feldkurat qui pendant son entretien avec
Chvéïk n’avait cessé de regarder les gardiens de
ce dernier, se tourna maintenant vers eux. Ils
vacillaient et faisaient des efforts désespérés pour
se tenir droits en s’appuyant contre leurs fusils.
– Vous vous êtes... soûlés, dit le feldkurat, et
vous... vous... êtes soûlés en service commandé,
vous n’y couperez pas... À la boîte ! Chvéïk,
prenez leurs fusils, vous les conduirez à la cuisine
et vous les surveillerez jusqu’à l’arrivée de la
patrouille. Je m’en vais téléphoner à la caserne.
Et c’est ainsi que les paroles de Napoléon :
« Sur le champ de bataille, la situation peut
changer de face de minute en minute », se
trouvèrent une fois de plus entièrement
confirmées.
Pas plus tôt que le matin, les deux soldats
235
avaient mené Chvéïk sous leur escorte et
craignaient qu’il ne prît la fuite ; mais les rôles
changeaient : c’était Chvéïk, maintenant qui leur
servait de guide et allait même devoir les
surveiller.
Au premier moment, les deux gardiens ne se
rendirent pas compte de ce renversement de
situation. Ils ne le comprirent qu’en se voyant
dans la cuisine, désarmés et gardés à vue par
Chvéïk baïonnette au canon.
– Ce que j’ai soif ! soupirait le naïf pot à
tabac, tandis que la perche, revenue à son
scepticisme, se plaignait de cette trahison noire.
Tous deux accusaient Chvéïk de les avoir mis
dans cette mauvaise passe ; ils lui reprochaient de
leur avoir dit qu’il allait être pendu le lendemain
et prétendaient qu’il avait voulu seulement se
payer leur tête.
Chvéïk ne proféra pas un seul mot et ne quitta
pas son poste près de la porte.
– Ce qu’on était andouilles pour te croire !
criait la perche.
236
À la fin, quand ils eurent exposé tous leurs
griefs, Chvéïk déclara :
– Au moins, vous savez maintenant que le
service militaire n’est pas une rigolade. Je ne fais
que mon devoir. J’y ai écopé moi aussi ;
seulement, comme on dit, Dame Fortune a bien
voulu me sourire.
– Ce que j’ai soif, bon Dieu ! répéta le pot à
tabac.
La perche se leva et se dirigea en tibulant vers
la porte.