French 01
Jaroslav Hasek
Le brave soldat Chvéïk
roman
Traduit du tchèque par Henri Horessi
La Bibliothèque électronique du Québec
Collection À tous les vents
Volume 933 : version 1.1
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Le brave soldat Chvéïk
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I
Comment le brave soldat Chvéïk
intervint dans la grande guerre.
– C’est du propre ! M’sieur le patron,
prononça la logeuse de M. Chvéïk qui, après
avoir été déclaré « complètement idiot » par la
commission médicale, avait renoncé au service
militaire et vivait maintenant en vendant des
chiens bâtards, monstres immondes, pour
lesquels il fabriquait des pedigrees de
circonstance.
Dans ses loisirs, il soignait aussi ses
rhumatismes, et, au moment où la logeuse
l’interpella, il était justement en train de se
frictionner les genoux au baume d’opodeldoch.
– Quoi donc ? fit-il.
– Eh ! bien, notre Ferdinand... il n’y en a
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plus !
– De quel Ferdinand parlez-vous, M’ame
Muller ? questionna Chvéïk tout en continuant sa
friction. J’en connais deux, moi. Il y a d’abord
Ferdinand qui est garçon chez le droguiste
Proucha et qui lui a bu une fois, par erreur, une
bouteille de lotion pour les cheveux. Après, il y a
Ferdinand Kokochka, celui qui ramasse les
crottes de chiens. Si c’est l’un de ces deux-là, ce
n’est pas grand dommage ni pour l’un, ni pour
l’autre.
– Mais, M’sieur le patron, c’est l’archiduc
Ferdinand, celui de Konopiste, le gros calotin,
vous savez bien ?
– Jésus-Marie, n’en v’là d’une nouvelle !
s’écria Chvéïk. Et où est-ce que ça lui est arrivé,
à l’archiduc, voyons ?
– À Saraïévo. Des coups de revolver. Il y était
allé avec son archiduchesse en auto.
– Ça, par exemple ! Ben oui, en auto... Vous
voyez ce qu’c’est, M’ame Muller, on s’achète
une auto et on ne pense pas à la fin... Un
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déplacement, ça peut toujours mal finir, même
pour un seigneur comme l’archiduc... Et surtout à
Saraïévo ! C’est en Bosnie, vous savez, M’ame
Muller, et il n’y a que les Turcs qui sont capables
de faire un sale coup pareil. On n’aurait pas dû
leur prendre la Bosnie et l’Herzégovine, voilà
tout. Ils se vengent à présent. Alors, notre bon
archiduc est monté au ciel, M’ame Muller ? Ça
n’a pas traîné, vrai ! Et a-t-il rendu son âme en
tout repos, ou bien a-t-il beaucoup souffert à sa
dernière heure ?
– Il a été fait en cinq sec, M’sieur le patron.
Pensez donc, un revolver, ce n’est pas un jouet
d’enfant. Il y a pas longtemps, chez nous, à
Nusle, un monsieur a joué avec un revolver et il a
tué toute sa famille, y compris le concierge qui
est monté au troisième pour voir ce qui se passait.
– Il y a des revolvers, M’ame Muller, qui ne
partent pas, même si vous poussez dessus à
devenir fou. Et il y en a beaucoup, de ces
systèmes-là. Seulement, vous comprenez, pour
servir un archiduc on ne choisit pas de la
camelote, et je parie aussi que l’homme qui a fait
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le coup s’est habillé plutôt chiquement. Un
attentat comme ça, c’est pas un boulot ordinaire,
c’est pas comme quand un braco tire sur un
garde. Et puis, des archiducs, c’est des types
difficiles, n’entre pas chez eux qui veut, n’est-ce
pas ? On ne peut pas se présenter mal ficelé
devant un grand seigneur comme ça, y a pas à
tortiller. Il faut mettre un tuyau de poêle, sans ça
vous êtes coffré, et, ma foi, allez donc apprendre
les belles manières au poste !
– Il paraît qu’ils étaient plusieurs.
– Bien sûr, M’ame Muller, répondit Chvéïk en
terminant le massage de ses genoux. Une
supposition : vous voulez tuer l’archiduc ou
l’empereur, eh ! bien, la première chose à faire,
c’est d’aller demander conseil à quelqu’un.
Autant de têtes, autant d’avis. Celui-ci conseille
ci, l’autre ça, et alors « l’oeuvre réussit », comme
on chante dans notre hymne national. L’essentiel,
c’est de choisir le bon moment lorsqu’un tel
personnage passe devant vous. Tenez, vous devez
vous rappeler encore ce M. Luccheni qui a percé
à coups de tiers-point feu notre impératrice
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Élisabeth. Celui-là a fait encore mieux ; il se
promenait tranquillement à côté d’elle et, tout
d’un coup, ça y était. C’est qu’il ne faut pas trop
se fier aux gens, M’ame Muller. Depuis ce
temps-là les impératrices ne peuvent plus se
promener. Et c’est pas fini, il y a encore bien
d’autres personnages qui attendent leur tour.
Vous verrez, M’ame Muller, qu’on aura même le
tzar et la tzarine, et il se peut aussi, puisque la
série est commencée par son oncle, que notre
empereur y passe bientôt... Il a beaucoup
d’ennemis, vous savez, notre vieux père,
beaucoup plus encore que ce Ferdinand. C’est
comme disait l’autre jour un monsieur au
restaurant ! le temps viendra où tous ces
monarques claqueront l’un après l’autre, et même
le Procureur général n’y pourra rien. La
douloureuse venue, ce monsieur dont je vous
parle n’avait pas de quoi régler, et le propriétaire
a dû appeler un agent. Le monsieur a accueilli
cette décision en allongeant une gifle au patron et
deux à l’agent et on l’a amené en panier à salade
où vous savez. Vrai, M’ame Muller, il s’en passe
des choses à c’te heure ! Et l’Autriche ne fait
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qu’y perdre. Quand je faisais mon temps, un
fantassin a tué un capitaine. N’est-ce pas, le
pauvre bougre charge son fusil et s’en va au
bureau. Là, on l’envoie promener, mais il insiste
qu’il veut parler au capitaine. Finalement, le
capitaine sort du bureau et colle au copain quatre
jours de consigne. À partir de ce moment, ça
allait tout seul : le copain va chercher son fusil et
envoie une balle directement dans le coeur du
capitaine. Elle lui sort par le dos et fait encore des
dégâts au bureau. Elle casse une bouteille d’encre
et tache les paperasses.
– Et ce soldat, qu’est-ce qu’il est devenu ?
questionna Mme Muller pendant que Chvéïk
s’habillait.
– Il s’est pendu avec une paire de bretelles,
répondit Chvéïk en époussetant son chapeau
melon. Avec des bretelles qui n’étaient pas à lui,
s’il vous plaît ! Il avait dû les emprunter au
gardien-chef, sous prétexte que ses pantalons
tombaient. Et dame ! pourquoi attendre que le
conseil de guerre vous condamne à mort, n’est-ce
pas ? Vous comprenez, M’ame Muller, que, dans
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des circonstances pareilles, on perd la tête. Le
gardien-chef a été dégradé et il a attrapé six mois
de prison. Mais il n’a pas pourri au violon. Il a
foutu le camp en Suisse où il a trouvé un poste de
prédicant de je ne sais plus quelle Église. Les
gens honnêtes sont rares aujourd’hui, vous savez,
M’ame Muller. On se trompe facilement. C’était
certainement le cas de l’archiduc Ferdinand. Il
voit un monsieur qui lui crie « Gloire ! » et il se
dit que ça doit être un type comme il faut. Mais
voilà, les apparences sont trompeuses... Est-ce
qu’il a reçu un seul coup ou plusieurs ?
– Il est écrit sur les journaux, M’sieur le
patron, que l’archiduc a été criblé de balles
comme une écumoire. L’assassin a tiré toutes ses
balles.
– Parbleu ! On va vite dans ces affaires-là,
M’ame Muller. La vitesse, c’est tout. Moi, en
pareil cas, je m’achèterais un browning. Ça n’a
l’air de rien, c’est petit comme un bibelot, mais
avec ça vous pouvez tuer en deux minutes une
vingtaine d’archiducs, qu’ils soient gros ou
maigres. Entre nous, M’ame Muller, vous avez
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toujours plus de chance de ne pas rater un
archiduc gras qu’un archiduc maigre. On l’a bien
vu au Portugal. Vous vous rappelez cette histoire
du roi troué de balles ? Celui-là était aussi dans le
genre de l’archiduc, gros comme tout. Dites donc,
M’ame Muller, je m’en vais maintenant à mon
restaurant Au Calice. Si on vient pour le ratier –
j’ai déjà touché un petit acompte sur le prix, –
vous direz, s’il vous plaît, qu’il se trouve dans
mon chenil à la campagne, que je viens de lui
couper les oreilles et qu’il n’est pas en état de
voyager tant que ses oreilles ne sont pas
cicatrisées, il pourrait prendre froid. La clef, vous
la remettrez à la concierge.
Au Calice il n’y avait qu’un seul client. C’était
Bretschneider, un agent en bourgeois. Le
propriétaire, M. Palivec, rinçait les soucoupes, et
Bretschneider essayait en vain d’entamer la
conversation.
Palivec était célèbre par la verdeur de son
langage, et il ne pouvait pas ouvrir la bouche sans
dire « cul » ou « merde ». Mais il avait des lettres
et conseillait à qui voulait l’entendre de relire ce
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qu’a écrit à ce sujet Victor Hugo dans le passage
où il a cité la réponse de la vieille garde de
Napoléon aux Anglais, à la bataille de Waterloo.
– Nous avons un été superbe, commença
Bretschneider désireux de faire parler le patron.
– Autant vaut la merde, répondit Palivec en
rangeant les soucoupes sur le buffet.
– Ils en ont fait de belles dans ce sacré
Saraïévo ! hasarda Bretschneider avec un faible
espoir.
– Dans quel « Saraïévo » ? questionna Palivec.
Le bistro de Nusle ? Ça ne m’étonnerait pas du
tout, là on se bat quotidiennement tous les jours.
Tout le monde sait ce que c’est que Nusle...
– Mais je vous parle de Saraïévo en Bosnie,
patron. On vient d’y assassiner l’archiduc
Ferdinand. Qu’est-ce que vous en dites ?
– Des choses comme ça, je ne m’en mêle pas.
Celui qui vient m’emmerder avec des conneries
pareilles, je l’envoie chier, répondit poliment
Palivec en allumant sa pipe. S’occuper des
affaires de ce genre-là aujourd’hui, ça pourrait
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vous casser les reins. Je suis commerçant, n’estce
pas ? et, quand quelqu’un vient pour me
demander de la bière, je suis à son service. Mais
n’importe quel Saraïévo, la politique ou feu notre
archiduc, tout ça ne fait pas notre affaire. Ça ne
peut rapporter qu’un séjour à Pankrac.
Déçu dans son attente, Bretschneider se tut et
regarda autour de la salle vide.
– Dans le temps, vous aviez ici un tableau
représentant notre empereur, reprit-il après un
moment de silence ; il était accroché juste là, où
il y a maintenant la glace.
– Ça, vous avez raison, riposta le patron. Mais,
comme les mouches chiaient dessus, je l’ai fait
enlever et mettre au grenier. Vous comprenez, il
vient du monde ici, et il pourrait arriver
facilement qu’on fasse une réflexion
désobligeante, et ça me vaudrait des
emmerdements. Est-ce que j’en ai besoin, moi ?
– Il n’y a pas à dire, ça n’a pas dû être drôle,
ce Saraïévo de malheur, patron ?
À cette question qu’il sentit brûlante, Palivec
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répondit évasivement :
– À c’te époque-là, fit-il, il fait en Bosnie et en
Herzégovine des chaleurs formidables. Quand j’y
faisais mon service militaire, on mettait tous les
jours de la glace sur la tête de notre colonel.
– Dans quel régiment avez-vous servi,
patron ?
– Je ne me charge pas la mémoire avec des
bêtises pareilles. Je ne me suis jamais occupé
d’une telle foutaise et, du reste, je ne suis pas
curieux à ce point-là, répondit Palivec. Trop
chercher nuit.
L’agent garda définitivement le silence. Son
regard s’assombrit et ne s’illumina qu’à l’arrivée
de M. Chvéïk qui en ouvrant la porte commanda
tout de suite « une noire ».
– À Vienne aussi, on est au noir aujourd’hui,
ajouta-t-il.
Les yeux de Bretschneider s’allumèrent
d’espoir.
– À Konopiste, il y a une dizaine de drapeaux
noirs, fit-il sèchement.
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– Il devrait y en avoir douze, dit Chvéïk après
avoir bu de sa bière.
– Pourquoi justement douze ? interrogea
Bretschneider.
– Pour que ça fasse un chiffre rond : une
douzaine, ça se compte mieux comme ça. Et puis,
c’est toujours à meilleur marché quand on achète
par douzaine, répliqua Chvéïk.
Il se fit un long silence que Chvéïk interrompit
en soupirant :
– Le voilà devant la justice de Dieu : que Dieu
l’accueille dans sa gloire. Il n’aura pas vécu assez
pour être empereur. Quand j’étais au régiment, un
général aussi est tombé de son cheval et s’est tué
tout doucement. On voulait le pousser pour
l’aider à remonter à cheval, et on a vu qu’il était
déjà tout ce qu’il y a de plus mort. Lui aussi
aurait été bientôt feld-maréchal. Cela s’est passé
à une revue. Ces revues militaires ne produisent
jamais rien de bon, y a pas d’erreur. Je vous le
dis, moi, à Saraïévo, c’est encore une revue qui a
été la cause de tout. Je me rappelle qu’à une
revue comme ça il me manquait, par hasard, à
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peu près une vingtaine de sales boutons à mon
uniforme. Ah ! bien, on m’a foutu pour quinze
jours en cellule, et pendant deux jours je me suis
tortillé comme un Lazare, ficelé comme un
saucisson. Mais, la discipline à la caserne, je ne
connais que ça, il en faut, voyez-vous. Notre
colonel Makavoc nous disait toujours : « La
discipline, tas d’abrutis, il la faut, parce que, sans
elle, vous grimperiez aux arbres comme des
singes, mais le service militaire fait de vous,
espèces d’andouilles, des membres de la société
humaine ! » Et c’est vrai ! Imaginez-vous un
parc, mettons celui de la Place Charles, et sur
chaque arbre un soldat sans discipline. C’est
toujours ça qui m’a fait le plus peur.
– À Saraïévo, insinua Bretschneider, c’est les
Serbes qui ont tout fait.
– Pas du tout, répondit Chvéïk, c’est les Turcs,
rapport à la Bosnie et à l’Herzégovine.
Et Chvéïk exposa ses vues sur la politique
extérieure de l’Autriche dans les Balkans. En
1912, les Turcs ont été battus par la Serbie, la
Bulgarie et la Grèce. Ils avaient demandé à
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l’Autriche de les aider, et, comme l’Autriche ne
marchait pas, ils viennent de tuer Ferdinand.
Voilà.
– Est-ce que tu aimes les Turcs, toi ? ajouta
Chvéïk en s’adressant au patron ; est-ce que tu les
aimes, ces chiens de païens ? N’est-ce pas que
non ?
– Un client en vaut un autre, dit Palivec, même
si c’est un Turc. Pour nous autres commerçants, il
n’y a pas de politique. Tu paies ton litre, tu as ta
place chez moi. Tu as le droit de gueuler autant
que tu veux, jusqu’à la Saint-Trou-du-cul. Voilà
mon principe. Que le type qui a fait le coup à
Saraïévo soit un Serbe ou un Turc, un catholique
ou un musulman, un anarchiste ou un Jeune-
Tchèque, je m’en bats l’oeil.
– Votre raisonnement est très juste, patron, fit
Bretschneider sentant renaître son espoir de
prendre en flagrant délit au moins un des deux
hommes. Mais vous admettrez que c’est une
grande perte pour la Monarchie ?
Chvéïk se chargea de répondre à la place du
patron :
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– C’en est une, personne ne le nie. Même une
perte énorme. C’est que Ferdinand ne peut pas se
faire remplacer par le premier imbécile venu. Il
ne lui manquait que d’être encore plus gros.
– Qu’est-ce que vous entendez par là ?
demanda vivement Bretschneider.
– Qu’est-ce que j’entends par là ? répéta
Chvéïk d’un air content, mais tout simplement
ceci : S’il avait été plus gros, il aurait déjà depuis
longtemps attrapé une attaque en courant après
les vieilles femmes là-bas, à Konopiste, quand
elles ramassaient des champignons et du bois
mort dans sa chasse, et il n’aurait pas été forcé de
mourir d’une mort si honteuse que ça. Quand j’y
pense ! un oncle de l’Empereur, et on le tue
comme un lapin ! Mais c’est un scandale, tous les
journaux en sont pleins. Chez nous, à Budejovice,
il y a quelques années, on a bousillé au marché,
dans une petite dispute, un marchand de cochons,
un certain Bretislav Ludovic. Il avait un fils qui
s’appelait Geoffroy et, chaque fois qu’il
s’amenait avec ses cochons à vendre, personne
n’en voulait et tout le monde disait :
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« C’est le fils du bousillé de Budejovice, ça
doit être une fine canaille ». Il a fini par se jeter
dans la Vltava à Kroumlov, on a été obligé de
l’en tirer, ils ont dû le faire revenir à lui, il a fallu
lui pomper de l’eau qu’il avait dans le corps et cet
animal-là a claqué dans les mains du médecin
pendant que celui-ci lui donnait une injection.
– Vous en faites des comparaisons ! dit
sentencieusement Bretschneider ; vous parlez
d’abord de l’archiduc et ensuite d’un marchand
de cochons.
– Mais je ne compare rien du tout, dit Chvéïk
pour se défendre ; Dieu m’en garde. Le patron me
connaît bien. Je n’ai jamais comparé personne à
personne, il peut le dire. Seulement, je ne
voudrais pas me trouver dans la peau de la veuve
de l’archiduc. Je vous demande un peu ce qu’elle
va faire à présent. Les enfants sont orphelins et le
domaine de Kanopiste sans maître. Et se remarier
avec un nouvel archiduc, c’est à voir. Qui est-ce
qui lui garantit qu’elle ne retournera plus à
Saraïévo et qu’elle ne deviendra pas veuve un
second coup ? Il y a quelques années vivait à
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Zliua, pas loin de Hluboka, un garde qui avait un
drôle de nom. Il s’appelait Petit-Frère. Eh ! bien
les braconniers l’ont tué et sa veuve, un an après,
s’est remariée encore avec un autre garde, avec
Pepik Sevla de Mydlovary. Celui-là a été tué la
même chose. En troisièmes noces, elle a voulu
encore un garde en se disant : « Toutes les bonnes
choses sont au nombre de trois. Si, à ce coup-là,
ça ne réussit pas, je ne sais plus ce que je ferai. »
Bien entendu, ils l’ont encore tué, et elle avait
déjà en tout six enfants avec ses trois gardes. Elle
était allée se présenter au bureau de Monseigneur
le prince à Hluboka et y avait raconté tous les
malheurs qu’elle avait eus avec les gardes. On lui
a conseillé, pour varier son ordinaire, d’épouser
Yarèche, un garde-pêche. Il avait eu juste le
temps de lui faire deux gosses qu’il a péri en se
noyant à la pêche annuelle d’un étang. Avec ses
huit gosses elle a trouvé encore un châtreur de
Vodnanay, avec lequel elle a convolé en justes
noces. Une nuit, son cinquième lui a ouvert le
crâne avec une hache et est allé se dénoncer tout
seul aux autorités. Et, le jour où on l’a pendu, il a
arraché, en le mordant avec une force
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extraordinaire, le nez du prêtre qui
l’accompagnait à l’échafaud, et il a déclaré qu’il
ne regretterait rien de rien, et il a dit encore une
chose bien vilaine sur le compte de notre
Empereur.
– Et cette chose-là, vous ne savez pas ce que
c’était ? interrogea Bretschneider d’une voix
tremblante d’espoir.
– Ça, je ne peux pas vous le dire, parce que
personne n’a jamais osé le répéter. Mais il faut
croire que c’était quelque chose d’épouvantable
et d’effroyable, parce qu’un conseiller de la Cour,
qui l’a entendu, est devenu fou, et on le tient
encore aujourd’hui au secret, pour étouffer
l’affaire. Ce n’était pas seulement un outrage de
lèse-majesté ordinaire comme on en lâche quand
on est soûl.
– Et quels sont les outrages de lèse-majesté
qu’on fait quand on a bu ? questionna
Bretschneider.
– Je vous en prie, Messieurs, changeons de
conversation, s’il vous plaît, intervint Palivec ; je
n’aime pas ça, vous savez. Les boniments, on les
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regrette quand il est trop tard.
– Quels sont les outrages de lèse-majesté
qu’on lâche quand on est soûl ? répéta Chvéïk.
Soûlez-vous, faites-vous jouer l’hymne autrichien
et vous verrez comme vous vous y mettrez. Si
dans tout ce qui vous passe alors par la tête il n’y
a que la moitié de vrai, il y en aura toujours assez
pour qu’on vous traîne dans la boue pendant le
reste de vos jours. Mais le vieux monsieur ne le
mérite pas. Voyez. En pleine force, il a perdu son
fils Rodolphe, un garçon qui promettait.
Élisabeth, son épouse, on la lui perce avec un
tiers-point. Puis, c’est le tour à Jean Orth de
disparaître on ne sait pas où. N’oubliez pas non
plus Maximilien, le frère à l’Empereur, qui a fini
derrière un mur au Mexique. Et, maintenant qu’il
n’en a plus pour longtemps, voilà encore son
oncle qu’on lui troue de balles. Mais il faudrait
qu’il ait des nerfs d’acier, le pauvre homme ! Et il
y a encore des gens qui n’ont pas honte de
l’engueuler quand ils sont soûls. C’est moi qui
vous le dis : si jamais il y a quelque chose, je
m’engage comme volontaire et je ferai mon
devoir quand je devrais y laisser ma peau.
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Chvéïk vida consciencieusement son verre et
continua :
– Vous vous imaginez que l’Empereur se fiche
de tout ça comme de sa première chemise ? C’est
que vous ne le connaissez pas ! C’est moi qui
vous le dis : il y aura une guerre avec les Turcs.
Vous avez assassiné mon oncle ? Bien, je vais
vous casser la gueule. La guerre est certaine. Et
dans c’te guerre, la Serbie et la Russie vont nous
aider. Ça va barder.
Au moment où il proférait ses prophéties,
Chvéïk était réellement beau. Sa face naïve,
souriante comme la lune en son plein, brillait
d’enthousiasme. Tout lui paraissait lumineux.
– Il se peut évidemment, dit-il en continuant à
prévoir l’avenir de l’Autriche, qu’en cas de
guerre avec la Turquie les Allemands nous
attaquent, parce que, les Allemands et les Turcs,
c’est des alliés. Des salauds comme ça, on en
trouverait peu dans le monde entier. Mais alors
nous pourrons nous unir à la France qui, depuis
1870, en a soupé, des Allemands. Dans tous les
cas, la guerre est sûre et certaine. Je ne vous dis
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que ça !
Bretschneider se leva et dit d’un ton solennel :
– Vous avez assez parlé, venez un peu avec
moi dans le corridor, j’ai quelque chose à vous
dire.
Chvéïk suivit docilement le détective dans le
couloir où l’attendait une petite surprise. Son
compagnon de chope lui montra un aiglon au
revers de sa veste, en lui annonçant qu’il l’arrêtait
et qu’il allait l’emmener à la Direction de la
Police. Chvéïk tenta d’expliquer qu’il y avait
certainement erreur de la part de Monsieur, qu’il
était innocent, qu’il n’avait pas articulé une seule
injure envers qui que ce soit.
Mais Bretschneider lui expliqua que son
affaire était claire, qu’il avait commis plusieurs
délits qualifiés, dont celui de haute trahison.
Ils rentrèrent dans la salle et Chvéïk déclara à
M. Palivec :
– J’ai cinq demis et une saucisse avec du pain.
Donne-moi encore un schnaps, que je te foute le
camp. Je suis arrêté.
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Bretschneider montra de nouveau son aiglon à
M. Palivec et l’interrogea à son tour :
– Vous êtes marié ?
– Voui.
– Et votre épouse serait-elle en état de diriger
votre commerce pendant votre absence ?
– Voui.
– Alors tout va bien, patron, fit joyeusement
Bretschneider ; appelez-la et prenez vos mesures.
On viendra vous chercher dans la soirée.
– T’en fais pas, dit Chvéïk à Palivec pour le
consoler ; moi j’y vais rien que pour haute
trahison.
– Mais moi, bon Dieu ! se lamenta Palivec ;
j’ai toujours été si prudent !
Bretschneider sourit et dit triomphalement :
– Et vous avez dit que les mouches chiaient
sur l’Empereur. On vous apprendra à laisser
l’Empereur en paix.
En sortant de la brasserie Au Calice en
compagnie du détective, Chvéïk, dont le visage
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ne cessait de rayonner de bonté souriante,
questionna :
– Est-ce que je dois descendre du trottoir ?
– Pour quoi faire ?
– Je me demande, comme je suis arrêté, si j’ai
encore le droit de marcher sur le trottoir...
En passant ensemble le seuil du Commissariat
central, Chvéïk ne put s’empêcher de dire :
– Gentille petite promenade, hein ? Est-ce que
vous venez souvent Au Calice ?
Et, tandis qu’on introduisait Chvéïk dans le
bureau, M. Palivec transmettait à sa femme le
gouvernement du Calice et la consolait à sa
façon :
– Crie pas, pleure pas ; qu’est-ce qu’ils
peuvent bien me faire pour un merdeux portrait
de l’Empereur ?
Et c’est ainsi que le brave soldat Chvéïk entra
dans la grande guerre, selon ses habitudes douces
et traitables. Les historiens s’émerveilleront de sa
clairvoyance. Sans doute, si la situation a évolué
un peu autrement qu’il ne l’avait annoncé devant
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le comptoir du Calice, souvenons-nous que notre
ami Chvéïk n’avait pas de formation
diplomatique.
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II
À la direction de la police.
Après l’attentat de Saraïévo, de nombreuses
victimes du régime policier autrichien
remplissaient le Commissariat central. C’était un
va-et-vient d’individus arrêtés, et le vieil
inspecteur qui recueillait leurs noms disait de sa
voix aimable :
– Il vous coûtera cher, votre Ferdinand, allez !
Lorsqu’on eut enfermé Chvéïk dans une des
nombreuses pièces du premier étage du bâtiment,
il s’y trouva en société de six hommes. Cinq
étaient assis à la table et, dans un coin, sur un lit,
comme s’il voulait rester à l’écart, se tenait le
sixième, un homme entre deux âges.
Chvéïk se mit immédiatement à les
questionner, l’un après l’autre, sur le motif de
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leur arrestation.
Les cinq premières réponses furent presque
identiques :
– À cause de Saraïévo !
– À cause de Ferdinand !
– À cause de l’assassinat de Monseigneur
l’archiduc !
– Pour Ferdinand !
– Parce qu’on a dégringolé l’archiduc à
Saraïévo !
L’homme qui se tenait à l’écart répondit qu’il
n’avait rien de commun avec les autres inculpés,
qu’il était au-dessus de tout soupçon, parce que
lui ne se trouvait là que pour une tentative
d’assassinat sur un vieux paysan de Holice.
Chvéïk prit le parti de se mettre à la table des
« conspirateurs » qui, pour la dixième fois, se
racontaient comment « ils s’étaient fait faire ».
Tous, à l’exception d’un seul, avaient connu
cette mésaventure à la taverne, au restaurant de
vins ou au café. Le « conspirateur » qui formait
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l’exception, un gros monsieur avec des lunettes
sous lesquelles coulaient des larmes, avait été
arrêté chez lui parce que, deux jours avant
l’attentat, il avait régalé, à la taverne de
M. Brejska, deux étudiants serbes, élèves de
l’École polytechnique, et que le détective Brixi
l’avait vu ivre en leur compagnie dans la Taverne
de Montmartre, rue Retezova, où il avait payé
toutes les consommations, comme il résultait du
procès-verbal, signé par le malheureux.
En réponse à toutes les questions qu’on lui
posait au commissariat, il hurlait :
– Je suis commerçant en papiers.
À quoi on lui répondait avec la même
régularité :
– Ce n’est pas une excuse.
Un autre monsieur, petit professeur d’histoire,
arrêté chez le bistro, était, le jour fatal, en train
d’y faire, à l’usage exclusif du patron, une
conférence sur l’attentat à travers les âges. On le
troubla au moment où il achevait l’analyse
psychologique de l’attentat par cette phrase :
30
– L’idée de l’attentat est aussi simple que
l’oeuf de Christophe Colomb.
– Et aussi simple que Pankrac qui vous attend,
lui dit à l’interrogatoire le commissaire de police
pour compléter cette conclusion.
Le troisième « conspirateur » était président
d’une société de bienfaisance, qui s’intitulait
L’Ami du Bien et qui avait son siège à
Hodkovicky. Le jour où la nouvelle de l’attentat
y fut connue, une foule se pressait à une fête
champêtre, rehaussée de concert, qu’avait
organisée L’Ami du Bien. Un brigadier de
gendarmerie était venu prier les assistants de se
disperser, à cause du deuil qui venait de frapper
la Monarchie autrichienne. Et le président, bon
garçon, avait tout simplement dit au gendarme,
en faisant signe à l’orchestre : « Attends une
minute, vieux, qu’on ait fini Debout les
Slaves ! »
Et maintenant il baissait la tête et se
lamentait :
– Au mois d’août ma société aura de nouvelles
élections et si, d’ici là, je ne suis pas rentré à la
31
maison, il est possible que je ne sois plus réélu
président. Je l’ai été dix fois de suite et, si, cette
fois-ci, je rate le coup, je ne survivrai pas à ma
honte.
Quant au quatrième individu, type loyal, de
moralité parfaite, feu l’archiduc lui avait
vraiment joué un mauvais tour. Pendant deux
jours, le « conspirateur » s’était scrupuleusement
gardé de parler de Ferdinand, mais, le soir du
troisième jour, au café, en jouant aux cartes, il
n’avait pas pu s’empêcher de dire au moment où
il coupait le roi de pique par un sept d’atout :
– Le roi abattu comme à Saraïévo !
Le cinquième, celui qui avait déclaré être là
« à cause de l’assassinat de Monseigneur
l’archiduc », avait les cheveux et la barbe encore
hirsutes d’épouvante, ce qui le faisait ressembler
à un griffon d’écurie.
Au restaurant où il avait été appréhendé, il
n’avait pas soufflé un seul mot, évitant même de
lire ce que les journaux rapportaient sur la mort
de l’héritier du trône. Il se tenait tout seul à sa
table lorsqu’un monsieur, qui était venu s’asseoir
32
en face de lui, lui avait demandé à brûlepourpoint
:
– Vous l’avez lu ?
– Non, je n’ai rien lu.
– Mais vous savez la nouvelle ?
– Non.
– Enfin, vous savez bien ce que je veux dire ?
– Non. Je ne m’occupe de rien du tout.
– Mais ça devrait vous intéresser tout de
même, voyons ?
– Je ne m’intéresse à rien de rien. Le soir je
fume tranquillement mon cigare, je bois mes
demis de bière, je dîne, mais je ne lis pas. Les
journaux mentent. À quoi bon me fatiguer la
tête ?
– Alors, vous ne vous intéressez même pas à
cet assassinat de Saraïévo ?
– Aucun assassinat ne m’intéresse, qu’il ait
lieu à Prague, à Vienne, à Saraïévo ou à Londres.
Pour ça, il y a des autorités ! les tribunaux et la
police. Moi, ça ne me regarde pas. S’il se trouve
33
des types assez imbéciles pour aller se faire tuer
n’importe où, c’est bien fait pour eux. Il n’est pas
permis d’être crétin à ce point-là.
Ce furent les dernières paroles par lesquelles il
se mêla à la conversation. Depuis lors, il ne
faisait que répéter toutes les cinq minutes :
– Je suis innocent, je suis innocent !
Ces paroles, la porte de la Direction de la
Police les a entendues, le panier à salade qui
transportera le pauvre bougre au tribunal en
retentira aussi, et c’est elles sur les lèvres qu’il
franchira le seuil de son cachot.
Chvéïk, après avoir recueilli ces aveux, crut
bon d’éclairer ses complices sur leur situation
désespérée :
– Ce qui nous arrive à nous tous est
évidemment plutôt grave, ainsi entreprit-il de les
consoler. Vous vous trompez tous si vous croyez
en sortir. La police veille, elle est là, justement,
pour nous punir à cause de ce qui sort de nos
gueules. Si les temps sont tellement graves qu’on
est obligé de tuer les archiducs, personne ne peut
34
s’étonner d’être conduit au poste. Tout ça est
nécessaire, il faut du chambard, et il en faut pour
faire de la réclame à l’archiduc avant son
enterrement. Et tant mieux, si on est en nombre.
Plus on sera nombreux, plus on rigolera, c’est
moi qui vous le dis. Quand je faisais mon service
militaire, il arrivait souvent que la moitié de ma
compagnie passait son temps à la boîte. Et
combien d’innocents payaient pour les autres ! Je
ne vous parle pas seulement du militaire, je vous
parle aussi du civil. Je me rappelle qu’une fois
une bonne femme a été condamnée parce qu’on
lui reprochait d’avoir étranglé ses nouveau-nés,
deux jumeaux. Elle jurait qu’elle n’avait pas pu
étrangler des jumeaux, puisqu’elle avait
seulement accouché d’une petite fille qu’elle
avait réussi, du reste, à étrangler sans douleur.
Serments perdus : elle a été condamnée quand
même pour double assassinat. Ou bien, prenez ce
tzigane, tout à fait innocent, qui voulait
cambrioler, le jour de Noël, la boutique d’une
épicière à Zabehlice. Celui-là a juré aussi qu’il y
était rentré pour se chauffer un peu parce qu’il
faisait un froid de chien. Pas la peine, condamné
35
aussi. Quand un Procureur impérial s’occupe
d’une chose, il y a toujours du mauvais. Et il faut
qu’il y en ait, quoique tous les gens ne soient pas
des fripouilles comme on pourrait le supposer. Ce
qui est embêtant, c’est qu’aujourd’hui, il n’y a
pas moyen de distinguer un homme honnête
d’une crapule. Surtout à cette heure, les temps
sont si durs que les archiducs mêmes y passent.
Quand j’étais au régiment à Budejovice, on a tué
une fois, dans le bois derrière le champ de
manoeuvres, le chien à notre capitaine. Quand il a
appris la nouvelle, il nous a fait aligner et a fait
sortir du rang tous les numéros dix. J’en étais,
moi aussi, bien entendu, et nous restions là au
« garde à vous » sans sourciller. Le capitaine se
promène autour de nous, et tout d’un coup il dit :
« Chenapans, fripons, assassins, hyènes rayées, à
cause de ce chien, j’ai envie de vous foutre tous
au bloc, de vous hacher en pâte pour faire du
macaroni, de vous fusiller et de fabriquer avec
vous des portions de carpes marinées. Mais, pour
vous montrer que je ne vous ménagerai pas, vous
aurez chacun quinze jours de tôle. » Et, n’est-ce
pas, il s’agissait alors d’un malheureux cabot,
36
tandis qu’aujourd’hui c’est l’archiduc qui est
descendu. C’est pour ça qu’il faut terroriser, pour
que le deuil soit à la hauteur de la peine.
– Je suis innocent, je suis innocent ! répéta
l’homme aux poils hérissés.
– Jésus-Christ aussi était innocent, répondit
Chvéïk, et on l’a crucifié quand même. Depuis
que le monde existe, c’est toujours et partout des
innocents qu’on s’est le plus foutu. Maul halten
und weiter dienen !1 comme on disait au
régiment. C’est encore ce qu’il y a de mieux et de
plus chic.
Chvéïk s’allongea sur le lit et s’assoupit avec
satisfaction.
Entre-temps, on introduisit encore deux
« nouveaux ». L’un d’eux était marchand
ambulant de Bosnie. Il marchait de long en large
dans la cellule et il n’ouvrait la bouche que pour
proférer « Ybenti douchou !2 » Il s’affligeait à
l’idée que son panier de gottscheeber allait se
perdre au commissariat.
1 La fermer et obéir !
2 Jurons populaires bosniaques.
37
Le second arrivé fut M. Palivec. Dès qu’il
aperçut son ami Chvéïk, il le réveilla et lui
annonça d’une voix tragique :
– Me voilà ! Je viens te rejoindre !
Chvéïk lui serra cordialement la main et dit :
– Ça me fait vraiment plaisir. Je me doutais
bien que monsieur le détective tiendrait sa parole
quand il a dit qu’il irait te chercher sans faute, toi
aussi. Une exactitude pareille, j’aime ça !
Mais M. Palivec observa qu’il se fichait
parfaitement de cette exactitude, qu’autant valait
la merde, et il demanda à voix basse si les autres
inculpés n’étaient pas par hasard des voleurs, ce
qui pourrait lui faire du tort, vu sa qualité
d’honnête commerçant.
Son ami lui expliqua que tous, à part un seul,
avaient été arrêtés par suite de l’assassinat de
l’archiduc.
M. Palivec se fâcha et déclara que lui était mis
« au chose » non pas à cause d’un idiot
d’archiduc, mais bien à cause de Sa Majesté
l’Empereur. Et, comme les « conspirateurs »
38
s’intéressèrent à son cas, il leur raconta comment
les mouches avaient sali son tableau de François-
Joseph 1er.
– Elles me l’ont bien arrangé, les garces, ainsi
achevait-il son histoire du tableau, et à cause
d’elles me voilà à la tôle par-dessus le marché.
Quelle chierie ! Je ne leur pardonnerai jamais ça,
à ces saletés de mouches !
Chvéïk s’était recouché, mais il ne dormit pas
longtemps. On vint le chercher pour le conduire à
l’interrogatoire.
Et c’est ainsi qu’en montant l’escalier
conduisant à la IIIe Section Chvéïk gravissait son
Calvaire sans s’apercevoir lui-même qu’il était un
martyr désigné.
Ayant remarqué un écriteau : « Défense de
cracher par terre dans les couloirs », il pria le
gardien qui le conduisait de lui permettre de
cracher dans un crachoir, et, rayonnant de
candeur, il entra au bureau.
– Je vous souhaite bonsoir à tous, Messieurs !
dit-il.
39
En réponse à sa politesse, quelqu’un lui donna
un coup entre les côtes et le mit devant une table
derrière laquelle était assis un monsieur à face
glaciale de bureaucrate et aux traits empreints de
cruauté bestiale, comme s’il venait d’échapper du
livre de Lombroso « L’Homme criminel ».
Il fixa son regard sanguinaire sur Chvéïk et
dit :
– Dites donc, ne faites pas l’idiot, hein !
– Ce n’est pas ma faute, répondit gravement
Chvéïk ; j’ai été réformé pour idiotie et reconnu
par une commission spéciale comme étant idiot.
Je suis un crétin d’office.
Le monsieur à la physionomie patibulaire
grinça des dents :
– Ce dont vous êtes accusé prouve assez que
vous jouissez de la plénitude de vos facultés
intellectuelles.
Et il cita à Chvéïk toute une série de crimes,
commençant par la haute trahison et finissant par
la lèse-majesté et les outrages envers les
membres de la maison impériale. Au milieu de la
40
série brillait l’apologie de l’assassinat de
l’archiduc Ferdinand, accompagnée d’autres
crimes de même catégorie, tel le trouble apporté à
la paix publique, Chvéïk ayant parlé en lieu
public.
– Qu’est-ce que vous en dites ? questionna
triomphalement le monsieur aux traits de cruauté
bestiale.
– Ce que j’en dis ? Qu’y en a trop, répondit
Chvéïk d’un air innocent, et, comme on dit, trop
est trop.
– Au moins vous le reconnaissez ?
– Je reconnais tout, moi. Il faut de la sévérité.
Sans elle on n’irait pas loin. C’est comme quand
je faisais mon service militaire...
– Votre gueule ! s’écria le conseiller de
police ; vous parlerez quand on vous dira de
parler. Compris ?
– Bien sûr que je comprends, dit Chvéïk, je
« vous déclare avec obéissance » que je vous
comprends parfaitement et que, dans toutes les
questions qu’il vous plaira de me poser, je saurai
41
parfaitement où j’en suis.
– Quels sont les gens que vous fréquentez
habituellement ?
– Ma logeuse.
– Et dans les milieux politiques vous ne
connaissez personne ?
– Si, j’achète tous les jours l’édition du soir de
La Politique Nationale qu’on appelle La Petite
Chienne, et elle me met au courant de tous les
événements politiques.
– Foutez-moi le camp, lui cria l’homme aux
yeux de bête cruelle.
Tandis qu’on l’entraînait, Chvéïk émit encore
en formule de politesse :
– Bonne nuit, dormez bien, honoré M’sieur.
Rentré dans sa cellule, Chvéïk annonça à ses
co-inculpés qu’un interrogatoire comme il venait
d’en subir un n’était que de la rigolade. On vous
engueule un peu et, à la fin, on vous fout à la
porte.
– Autrefois, continua Chvéïk, c’était bien pire.
42
J’ai lu une fois un livre sur la question
qu’administrait aux torturés le tortionnaire ou
bourreau. Pour prouver leur innocence les
accusés devaient marcher sur du fer rougi au feu,
et on leur coulait du plomb fondu dans la bouche.
Ou bien on les chaussait de brodequins
d’Espagne et on leur appliquait le supplice de la
roue, ou encore on leur chauffait et brûlait les
flancs avec des torches de pompiers, comme on a
fait à Jean Nepomucène. J’ai lu qu’il criait
comme si on l’écorchait et qu’il n’a cessé que
quand on l’a jeté, dans un sac imperméable, du
haut du pont Élisabeth, dans la Vltava. Et ce ne
sont pas les accusés qui manquaient. Il y avait
aussi l’écartèlement et le supplice du pal, c’est-àdire
qu’on vous enfonçait un pieu dans le corps,
ce qui se faisait d’habitude aux environs du
Musée national. Ça fait que celui qu’on foutait
seulement dans une oubliette où on le faisait
mourir de faim, se sentait renaître.
– Aujourd’hui, reprit Chvéïk, aller en prison
n’est qu’une blague, de la petite bière. Pas
d’écartèlement, pas de brodequins d’Espagne.
Bien au contraire, nous avons nos lits, notre table,
43
nous sommes bien au large, on nous sert de la
soupe, du pain, nous avons notre pot à l’eau et,
pour les lieux d’aisance, nous sommes tout
arrivés. En tout on voit le progrès. Il n’y a que le
bureau du commissaire d’instruction, qui est un
peu loin, c’est vrai ; il faut traverser trois
corridors et monter un étage, mais, par contre, les
couloirs sont propres et pleins de monde. Ici on
amène quelqu’un d’un côté, un autre de l’autre, et
on en voit de toutes les couleurs ! jeunes, vieux et
de tous les sexes. À voir ça, on a du plaisir, on ne
se sent pas tout seul. Et tout ça va sans se faire de
bile, sans avoir peur qu’on ne leur dise au
bureau : « Nous avons décidé que demain vous
serez écartelé ou brûlé, à votre choix. » J’estime
qu’en un moment pareil le choix serait pour
beaucoup d’entre nous, plutôt embarrassant et
qu’on en resterait baba. Il faut le dire, notre
situation à nous autres prisonniers d’aujourd’hui
n’est pas la même du tout. On ne veut que notre
bien.
Chvéïk venait d’achever cet éloge du système
pénitentiaire moderne lorsque le gardien ouvrit la
porte et appela :
44
– Chvéïk, habillez-vous : vous allez à
l’interrogatoire !
– Je veux bien, répondit Chvéïk, ça sera de
bon coeur, mais j’ai peur qu’ça ne soit par une
erreur, parce que moi, j’y suis allé, à
l’interrogatoire et on m’a foutu à la porte. Et j’ai
peur aussi que ces messieurs ici ne soient jaloux
de m’y voir passer deux fois de suite, tandis
qu’on les néglige et qu’on ne les appelle pas du
tout.
– Assez causé, hein ? et dépêchons-nous !
répliqua le gardien à cette manifestation bien
digne du gentleman Chvéïk.
Chvéïk se retrouva devant le monsieur de tout
à l’heure, au type de galérien. Celui-ci sans nul
préambule l’interpella d’une voix rauque et
implacable :
– Vous avouez tout ?
L’interrogé leva ses yeux bleus vers l’homme
inflexible et dit de sa voix douce :
– Si vous le désirez, honoré M’sieur,
j’avouerai tout, parce que, moi, ça ne peut pas me
45
faire du tort. Mais si vous dites : « Chvéïk,
n’avouez rien ! » je ferai tout pour me tirer
d’affaire, quand je devrais y laisser ma peau.
Le monsieur plein de rigueur prépara une
feuille de papier, y écrivit quelques mots et la
tendit à Chvéïk pour la lui faire signer.
Et Chvéïk apposa sa signature sur le rapport
de Bretschneider avec son supplément de sorte
qu’il se terminait ainsi :
Je reconnais toutes les accusations portées
contre moi comme fondées.
Joseph CHVÉÏK.
Il se tourna vers le monsieur sévère :
– Dois-je signer encore quelque chose ? dit-il,
ou bien faut-il que je repasse demain matin ?
– Demain matin, répliqua le conseiller, vous
serez transporté au Tribunal criminel.
– À quelle heure, s’il vous plaît, honoré
M’sieur ? J’ai peur de trop dormir. Il est possible
46
que je me réveille en retard.
– Foutez-moi le camp !
– Ça marche comme sur des roulettes ! déclara
Chvéïk, tout satisfait, au gardien qui le
reconduisait vers son nouveau domicile à grilles.
La porte refermée sur lui, il fut pressé de
questions, auxquelles il répondit sans
barguigner :
– Je viens de reconnaître qu’il se peut que j’aie
assassiné l’archiduc Ferdinand.
Effarés, les six hommes se blottirent sous leurs
couvertures pouilleuses. Seul, le Bosniaque
déclara :
– Dobro docheli !1
En se mettant au lit, Chvéïk déclara encore :
– C’est bête qu’on n’ait pas de réveille-matin
ici !
Mais le lendemain on le réveilla sans réveillematin,
et, à six heures précises, le panier à salade
le transportait au Tribunal criminel.
1 Jurons populaires bosniaques.
47
– Heure du matin, heure du gain ! fit Chvéïk à
ses co-voyageurs, pendant que le panier à salade
passait le seuil de la Direction de la Police.
48
III
Chvéïk devant les médecins légistes.
La Cour territoriale du Royaume de Bohême,
faisant office de Tribunal criminel, comporte
aujourd’hui comme du temps de Chvéïk une série
de petites chambres proprettes où l’on se sent
comme chez soi. Aussi firent-elles sur Chvéïk
une impression des plus favorables. Il
contemplait avec plaisir les murs fraîchement
blanchis à la chaux, les grilles peintes en noir et
le gros gardien en chef attaché à la Détention
préventive, M. Demartini, paré de revers et de
galons violets. La couleur violette qui était de
rigueur dans ces lieux est la même que l’Église
prescrit pour les rites du Mercredi des Cendres et
du Vendredi saint.
On eût cru au retour des temps glorieux de la
domination romaine à Jérusalem. Les prisonniers
49
étaient tirés de leurs cellules et conduits au rezde-
chaussée pour être présentés aux Ponce-
Pilates de l’an mil neuf cent quatorze. Et les juges
instructeurs, ces Pilates de la nouvelle époque, au
lieu de se laver les mains pour se disculper, se
faisaient apporter du paprika et de la bière de
Pilsen et remettaient continuellement au
Procureur impérial les actes d’instruction
préalable, rédigés par eux.
C’est là que disparaissait la logique et que l’on
voyait le § triompher, le § vous étrangler, le §
faire une tête idiote, le § cracher, le § se tordre de
tout, le § se faire menaçant et le § impitoyable.
Ces magistrats n’étaient que des jongleurs de la
loi ; des sacrificateurs aux lettres mortes des
Codes ; des mangeurs d’inculpés ; des tigres de la
jungle autrichienne, qui d’après les numéros du
paragraphe mesuraient le bond à faire pour
s’emparer de leur victime.
Il y avait cependant une exception à la règle.
Quelques messieurs (ils étaient, du reste,
quelques-uns à la Direction de la Police) ne
prenaient pas la loi trop au sérieux, mais on
50
trouve partout du bon grain parmi l’ivraie.
C’est devant une exception de ce genre que
l’on conduisit Chvéïk pour lui faire subir son
interrogatoire. C’était un homme excellent, de
mine débonnaire, ayant eu son heure de célébrité
au moment où il avait été chargé d’instruire
l’affaire de l’assassin Vales. Il ne manquait
jamais de dire chaque fois à ce dernier :
« Veuillez vous asseoir, monsieur Vales, il y a
justement une chaise de libre ».
Tandis qu’on lui amenait Chvéïk, il l’invita
avec sa bonhomie coutumière à prendre place, lui
aussi, et dit :
– Alors, c’est vous Monsieur Chvéïk ?
– Je le crois bien, répondit Chvéïk, et il n’doit
pas y avoir erreur, parce que mon père était bien
Monsieur Chvéïk et, ma mère, Mme Chvéïk. Je ne
peux pourtant pas leur faire l’affront de renier
mon nom.
Un doux sourire effleura le visage du
conseiller à la Cour, chargé de l’instruction.
– Mais vous en avez de belles, vous ! Vous
51
devez avoir la conscience bien chargée ?
– En effet, honoré M’sieur, elle est bien
chargée, ma conscience, dit Chvéïk en souriant
encore plus aimablement que le juge ; sans
offense, il est bien possible qu’elle pèse encore
plus lourd que la vôtre.
– Je m’en aperçois rien qu’à jeter un coup
d’oeil sur le rapport que vous avez signé, répliqua
le juge d’un ton non moins aimable ; voyons, n’y
a-t-il eu aucune pression de la part de ces
messieurs de la Police ?
– Mais non, honoré M’sieur. Moi-même, je
leur ai demandé si je devais signer le rapport et,
quand ils m’ont dit oui, j’ai obéi à leur conseil.
Vous ne voudriez pas que je me dispute avec eux
à cause de ma malheureuse signature, n’est-ce
pas ? Ça ne m’avancerait à rien du tout. Il faut de
l’ordre en tout.
– Vous sentez-vous tout à fait bien portant,
monsieur Chvéïk ?
– Pas tout à fait, ça, non, honoré M’sieur le
Conseiller. Pour le moment, j’ai des rhumatismes
52
et je me frictionne avec du baume d’opodeldoch.
Le vieux monsieur eut de nouveau un sourire
aimable :
– Si on vous faisait examiner par les
médecins-légistes ? dit-il. Qu’est-ce que vous en
penseriez ?
– Je ne crois pas que mon état soit si grave que
ça. Dans tous les cas, je ne voudrais pas faire
perdre à ces messieurs leur temps si précieux. Et,
du reste, j’ai déjà passé par un examen médical
au Commissariat central, ils ont voulu savoir si je
n’avais pas la chaude-pisse.
– Je vais vous dire, monsieur Chvéïk, nous
allons tout de même faire appel aux médecinslégistes.
Nous allons réunir une bonne petite
commission et, en attendant, vous vous reposerez
à la Détention préventive. Maintenant, encore une
question : il résulte du rapport de la Police que
vous avez affirmé que la guerre était imminente ?
– Elle se fera pas attendre, Monsieur le
Conseiller, c’est moi qui vous le répète !
– N’avez-vous pas de temps en temps des
53
crises de nerfs ? Je veux dire, n’y a-t-il pas des
moments où vous sentez quelque chose comme si
on en voulait à votre vie...
– Une seule fois j’ai eu un sentiment comme
ça, interrompit Chvéïk ; c’est quand j’ai failli être
écrasé par une auto sur la place Charles. Mais il y
a pas mal d’années de ça.
L’interrogatoire prit fin. Chvéïk tendit la main
au juge et retourna dans sa petite chambre
paisible, où il annonça à ses camarades de
cellule :
– Il paraît qu’on va me faire examiner par les
médecins-légistes, à cause de cet assassinat de
Monseigneur l’archiduc Ferdinand.
– Moi, ils m’ont déjà examiné, les médecinslégistes,
dit un jeune homme, et c’est quand je
suis passé aux assises pour les tapis. Ils m’ont
reconnu comme « faible d’esprit ». Maintenant,
j’ai un abus de confiance sur le dos, et ils ne
peuvent rien me faire. Mon avocat m’a dit
justement hier que je pouvais être tranquille et
qu’une fois déclaré faible d’esprit j’en avais pour
toute ma vie.
54
– Oh ! là, là ! je n’y crois rien du tout, à vos
médecins-légistes, remarqua un autre homme qui
avait l’air intelligent. Une fois j’ai essayé de faire
un petit faux, une traite de rien du tout, et, pour
parer à toute éventualité d’arrestation, j’ai suivi le
cours du professeur Heveroch sur les maladies
mentales. Eh ! bien, quand on m’a arrêté, je n’ai
pas manqué de profiter des leçons de
M. Heveroch et j’ai simulé la paralysie avec tous
les symptômes qu’il prévoyait. Devant la
commission, j’ai mordu un médecin-légiste à la
jambe, j’ai bu tout le contenu de l’encrier, et sauf
votre respect, Messieurs, j’ai ôté ma culotte et j’ai
chié dans un coin. Tout allait bien, mais, parce
que j’avais amoché le mollet de ce type-là, ils ont
reconnu que je jouissais de toutes mes facultés, et
j’étais perdu.
– À moi, ils ne me font pas peur, ces
messieurs, déclara Chvéïk. Quand je faisais mon
service militaire, il a fallu que je me présente
devant le vétérinaire, et tout a bien marché.
– Les médecins-légistes, proclama un petit
bout d’homme, c’est des charognes. Il y a
55
quelque temps, on a trouvé en creusant la prairie
qui est ma propriété, un squelette, et les
médecins-légistes ont déclaré que l’individu à qui
ce squelette appartenait a été tué, il y a quarante
ans, à l’aide d’un objet contondant. Moi,
messieurs, j’ai trente-huit ans, et je suis accusé
d’assassinat de ce fichu squelette, quoique j’aie
mon extrait de naissance et mon certificat
d’origine en ordre.
– Je crois, reprit Chvéïk, que dans tout ça il
faut être juste. Tous le monde peut se tromper, et,
plus on réfléchit aux choses, plus on se trompe.
Les médecins-légistes, c’est des gens comme
nous autres, et ils sont fautifs tout comme nous
autres. Une fois, il était minuit, je rentrais chez
moi – j’avais poussé ma promenade jusque chez
le bistro Banzet – quand tout d’un coup, à la
hauteur du pont qui traverse le Botic à Nusle,
arrive un monsieur qui d’un coup de matraque
m’envoie rouler par terre. Il tire ensuite sa lampe
de poche, éclaire mon visage et dit : « Je me suis
encore trompé, c’est pas lui ! » Et il était
tellement en rogne de son erreur qu’il m’a fichu
encore un autre coup dans le dos. Mais c’est le
56
naturel des hommes : tant qu’on vit on se
trompe ! Il y avait une fois un monsieur qui avait
trouvé, la nuit, un chien enragé crevant de froid.
Il l’a pris dans ses bras et, arrivé chez lui, il l’a
mis dans le lit où dormait sa femme, pour
réchauffer un peu la pauvre bête. Oui, mais dès
que le chien a été réchauffé et remis sur ses
pattes, il a commencé à mordre jusqu’à plus soif
dans tout ce qu’il a trouvé. Toute la famille du
monsieur y a passé jusqu’au petit qui dormait
dans son berceau, et dont cette sale bête enragée
n’a rien laissé. Je peux encore vous raconter une
histoire qui est arrivée à un tourneur en bronze.
Ce type-là, croyant se trouver devant la porte de
la maison qu’il habitait, a ouvert avec sa clef la
porte de la chapelle de Podol. Il a ôté ses
chaussures et, prenant l’autel pour son lit, il s’est
couché dessus. Il s’est couvert avec un gonfalon
et des nappes d’autel et, comme oreiller, il s’est
servi de l’Évangile et encore d’autres livres
saints, parce qu’il voulait avoir la tête haute. Le
matin, le sacristain l’a trouvé et l’a réveillé. Le
tourneur n’y comprenait rien, et, quand il s’est
reconnu, il a dit au sacristain qu’il avait dû se
57
tromper, que c’était certainement une erreur.
Vous entendez la réponse, hein ? « Une erreur ! »
que le sacristain lui a dit. « Et nous autres, il va
falloir qu’on consacre la chapelle une nouvelle
fois ! Ben, mon cochon ! » Bien sûr qu’avec les
médecins-légistes ce tourneur-là n’y a pas coupé.
Ils lui auront prouvé qu’il « avait agi avec
discernement » et qu’il « n’était pas en état
d’ivresse complète » comme il le prétendait, à
preuve qu’il avait facilement trouvé la serrure. Ce
pauvre diable de tourneur est mort dans son
cachot à Pankrac. Prenons, si vous voulez, encore
un autre exemple. À Kladno, il y avait dans le
temps un brigadier de gendarmerie qui élevait des
chiens policiers et les exerçait en poursuivant de
pauvres chemineaux, de sorte qu’à la fin des fins
il n’y en avait plus un seul dans le pays. Mais,
comme le brigadier en avait besoin pour ses
expériences, il a ordonné une fois de lui amener à
tout prix un individu aux allures louches. Làdessus,
on lui amène un homme assez bien vêtu
qu’on avait trouvé se reposant sur un tronc
d’arbre dans le bois de Lany. Le brigadier lui a
fait couper un morceau de son paletot, l’a fait
58
flairer par ses chiens policiers de gendarmerie, et,
enfin, on l’a conduit dans une tuilerie où on a
lâché les chiens à ses trousses. Comme de juste,
l’homme a été rattrapé, et on l’a forcé à monter
sur une échelle, à sauter un mur, à se jeter dans
un étang, avec les chiens toujours sur ses talons.
Finalement, on a découvert que c’était un député
radical tchèque qui était allé se mettre au vert
dans le bois de Lany, parce qu’il s’embêtait trop
au Parlement. Et voilà ! c’est pourquoi je dis
toujours que les hommes sont tous fautifs, que
tout le monde peut se tromper, qu’on soit savant
ou ignare, un as ou une andouille. Les ministres
eux-mêmes se trompent.
La commission de médecins-légistes qui
devait statuer sur la capacité mentale de Chvéïk
et constater s’il était oui ou non responsable des
crimes qui faisaient l’objet de l’accusation,
comprenait trois messieurs très sérieux qui
professaient en toute chose des opinions
diamétralement opposées.
À eux trois, ils représentaient trois écoles
scientifiques et trois courants de la science
59
psychiatrique.
Si, pour le cas Chvéïk, ils purent tomber
complètement d’accord, ce fut grâce à
l’impression renversante que Chvéïk avait
produite sur eux trois à son entrée dans la salle.
Apercevant un portrait de S. M. autrichienne, qui
ornait le mur, Chvéïk n’hésita pas à crier de
toutes ses forces : « Messieurs, vive l’Empereur
François-Joseph Ier ! »
Pour eux, la phrase en disait long. Cette
manifestation spontanée leur épargnait toute une
série de questions. Il n’en restait plus que
quelques-unes, indispensables celles-là, que
recommandaient les systèmes du docteur
Kallerson, du docteur Heveroch et de l’Anglais
Weiking.
– Le radium est-il plus lourd que le plomb ?
À cette première question Chvéïk répondit
avec son sourire habituel :
– Je ne sais pas, je ne l’ai jamais pesé, fit-il.
– Croyez-vous à la fin du monde ?
– Il faudrait d’abord que je la voie, cette fin du
60
monde, répondit Chvéïk négligemment, mais ça
ne sera pas encore pour demain, et il est probable
que je ne vivrai pas jusque-là.
– Pourriez-vous calculer le diamètre de notre
terre ?
– J’en doute, dit Chvéïk, mais permettez-moi
de vous poser une question, s’il vous plaît.
Voici : il y a une maison à trois étages et, à
chaque étage de cette maison, il y a environ huit
fenêtres. Au toit, il y a aussi deux lucarnes et
deux cheminées. En plus, à chaque étage, il y a
deux locataires. Dites-moi maintenant, s’il vous
plaît, à quel âge est morte la grand-mère du
concierge de cette maison ?
Les médecins-légistes se regardèrent en se
faisant des signes d’intelligence. Cependant, l’un
d’eux posa encore une dernière question à
Chvéïk :
– Connaissez-vous la profondeur maximum de
l’océan Pacifique ?
– Malheureusement non, répondit Chvéïk,
mais elle doit être certainement bien supérieure à
61
celle de la Vltava près de la colline de Vysehrad.
Le président de la Commission fit un « cela
suffit » mais l’un de ses membres demanda
encore à Chvéïk :
– Combien font 12,897 x 13,863 ?
– 729, répondit Chvéïk sans sourciller.
– Je crois que cette fois-ci cela nous suffit,
déclara le président de la commission. Ramenezmoi
cet accusé d’où il est venu.
– Je vous remercie, messieurs, dit Chvéïk avec
déférence ; moi aussi, cela me suffit tout à fait.
Chvéïk sorti, cette trinité d’Esculapes décida
que Chvéïk était un idiot notoire, un idiot à qui
on pouvait appliquer toutes les lois naturelles,
inventées par les maîtres de la psychiatrie.
Dans le rapport remis au juge d’instruction
l’on pouvait lire notamment : « Les soussignés,
médecins-légistes, considérant l’abrutissement
général et le crétinisme congénital du sieur
Joseph Chvéïk qui s’est présenté ce jourd’hui
devant eux aux fins d’un examen mental, attendu
qu’il a proféré des cris comme « Vive l’empereur
62
François-Joseph Ier ! » ce qui suffit complètement
à établir que ledit individu est un idiot
incontestable, déclarent qu’il faut de toute
urgence : 1° abandonner l’instruction préalable et
2° renvoyer Joseph Chvéïk devant une
commission d’aliénistes en vue de constater si
oui ou non sa vie est de nature à porter atteinte à
la sûreté générale et à l’ordre public ».
Tandis qu’on rédigeait ce rapport, Chvéïk
déclara à ses co-prisonniers :
– Ils se foutent pas mal de Ferdinand, par
exemple ! Ils n’en ont pas soufflé mot ! Mais ils
ont bavardé avec moi d’un tas de choses encore
plus idiotes. À la fin, on s’est dit que ça suffisait
et on s’est quittés contents de ce qu’on s’était
raconté nous quatre.
– Je ne crois rien ni personne, proféra le petit
bout d’homme accusé « de l’assassinat du
squelette trouvé dans sa prairie ». Tout ça, c’est
de la fripouillerie !
– Et même cette fripouillerie, il faut qu’elle
existe, dit Chvéïk en se mettant au lit. Si tous les
63
gens se voulaient du bien les uns aux autres, le
monde ne ferait que se manger le nez !
64
IV
Comment Chvéïk fut mis à la porte de
l’asile d’aliénés.
Plus tard, lorsque Chvéïk racontait la vie que
l’on mène à l’Asile d’aliénés, il le faisait en
termes très élogieux.
– Sérieusement, je ne comprendrai jamais
pourquoi les fous se fâchent d’être si bien placés.
C’est une maison où on peut se promener tout nu,
hurler comme un chacal, être furieux à discrétion
et mordre autant qu’on veut et tout ce qu’on veut.
Si on osait se conduire comme ça dans la rue,
tout le monde serait affolé, mais, là-bas, rien de
plus naturel. Il y a là-dedans une telle liberté que
les socialistes n’ont jamais osé rêver rien d’aussi
beau. On peut s’y faire passer pour le Bon Dieu,
pour la Sainte-Vierge, pour le pape ou pour le roi
d’Angleterre, ou bien pour un empereur
65
quelconque, ou encore pour saint Venceslas. Tout
de même, le type qui la faisait à la saint
Venceslas traînait tout le temps, nu et gigotant au
cabanon. Il y avait là aussi un type qui criait tout
le temps qu’il était archevêque, mais celui-là ne
faisait que bouffer et, sauf votre respect, encore
quelque chose, vous savez bien à quoi ça peut
rimer, et tout ça sans se gêner. Il y en avait un
autre qui se faisait passer pour saint Cyrille et
saint Méthode à la fois, pour avoir droit à deux
portions à chaque repas. Un autre monsieur
prétendait être enceint, et il invitait tout le monde
à venir au baptême. Parmi les gens enfermés il y
avait beaucoup de joueurs d’échecs, des
politiciens, des pêcheurs à la ligne et des scouts,
des philatélistes, des photographes et des
peintres. Un autre client s’y est fait mettre à cause
de vieux pots qu’il voulait appeler urnes
funéraires. Il y avait aussi un type qui ne quittait
pas la camisole de force qu’on lui passait pour
l’empêcher de calculer la fin du monde. J’y ai
rencontré d’autre part plusieurs professeurs. L’un
qui me suivait partout et m’expliquait que le
berceau des tziganes se trouve dans les Monts des
66
Géants, et un autre qui faisait tous ses efforts
pour me persuader qu’à l’intérieur du globe
terrestre il y en avait encore un autre, un peu plus
petit que celui qui lui servait d’enveloppe. Tout le
monde était libre de dire ce qu’il avait envie de
dire, tout ce qui lui passait par la tête. On se serait
cru au Parlement. Très souvent, on s’y racontait
des contes de fées et on finissait par se battre
quand une princesse avait tourné mal. Le fou le
plus dangereux que j’y aie connu, c’était un type
qui se faisait passer pour le volume XVI du
« Dictionnaire Otto ». Celui-là priait ses copains
de l’ouvrir et de chercher ce que le Dictionnaire
disait au mot « Ouvrière en cartonnage », sans
quoi il serait perdu. Et il n’y avait que la camisole
de force qui le mettait à l’aise. Alors, il était
content et disait que ce n’était pas trop tôt pour
être mis enfin sous presse, et il exigeait une
reliure moderne. Pour tout dire, on vivait là-bas
comme au paradis. Vous pouvez faire du chahut,
hurler, chanter, pleurer, bêler, mugir, sauter, prier
le bon Dieu, cabrioler, marcher à quatre pattes,
marcher à cloche-pied, tourner comme la toupie,
danser, galoper, rester accroupi toute la journée
67
ou grimper aux murs. Personne ne vient vous
déranger ou vous dire : « Ne faites pas ça, ce
n’est pas convenable ; n’avez-vous pas honte, et
vous vous prétendez un homme instruit ? » Il est
vrai qu’il y a aussi là-dedans des fous silencieux.
C’était le cas d’un inventeur très savant qui se
fourrait tout le temps le doigt dans le nez et criait
une fois par jour : « Je viens d’inventer
l’électricité ! » Comme je vous le dis, on y est
très bien, et les quelques jours que j’ai passés
dans l’Asile de fous sont les plus beaux de ma
vie.
En effet, l’accueil qu’on avait fait à Chvéïk à
l’Asile de fous, où on l’avait transporté avant de
le faire passer devant une commission spéciale,
avait déjà dépassé toute son attente. Tout d’abord
on l’avait mis à nu et, après l’avoir enveloppé
dans une espèce de peignoir de bain, on l’avait
conduit, en le soutenant familièrement sous les
bras, à la salle de bains, tandis qu’un des
infirmiers lui racontait des histoires juives. Là, on
l’avait plongé dans une baignoire d’eau chaude,
et, après l’en avoir retiré, on l’avait placé sous la
douche. Ce procédé de lavage avait été appliqué à
68
Chvéïk trois fois de suite, et là-dessus, les
infirmiers lui avaient demandé si cela lui plaisait.
Chvéïk répondit qu’on était beaucoup mieux ici
qu’aux bains publics près du pont Charles et que,
du reste, il aimait l’eau.
– Si vous me faisiez encore la manucure et les
cors aux pieds, et si vous voulez bien me couper
les cheveux, rien ne manquerait plus à mon
bonheur, ajouta-t-il en souriant comme un
bienheureux.
On acquiesça volontiers à son désir, puis, bien
frotté au gant de crin, on l’enveloppa dans des
draps de lit et on le porta au premier étage pour le
coucher. On le couvrit soigneusement en le priant
de s’endormir.
Chvéïk s’en souvient encore aujourd’hui avec
attendrissement :
– Figurez-vous qu’ils m’ont porté, ce qu’on
appelle porté, et moi, à ce moment-là, vous
pensez si j’étais aux anges !
Il s’assoupit avec béatitude. À son réveil on lui
servit une tasse de lait avec un petit pain. Le petit
69
pain était coupé en toutes petites tranches et,
tandis qu’un des infirmiers tenait Chvéïk par les
mains, l’autre lui trempait son pain dans le lait et
lui introduisait les morceaux dans la bouche,
exactement comme à une oie qu’on gave. Ceci
fait, les infirmiers le prirent dans leurs bras et le
portèrent aux cabinets, en le priant de faire ses
petits et ses gros besoins.
Cela aussi fut pour Chvéïk un moment
historique, et il en parlait avec attendrissement. Je
crois qu’il est inutile de reproduire textuellement
les paroles par lesquelles il appréciait ce qu’on lui
avait fait encore quand il eut fini « ses petits et
ses gros besoins ». Je ne citerai que la phrase
dont Chvéïk accompagne toujours le souvenir de
cette scène, désormais inoubliable pour lui :
– Et pendant ce temps-là, l’un des infirmiers
me tenait dans ses bras !
Cette petite excursion finie, on le recoucha et
on le pria de nouveau de se rendormir. Chvéïk
obéit et, quand il fut endormi, on le réveilla pour
le conduire dans la chambre voisine où siégeait la
commission. Tout nu devant les médecins,
70
Chvéïk se rappela l’heure mémorable dans sa vie
où il avait comparu pour la première fois devant
la commission de recrutement ; ses lèvres
prononcèrent d’une voix presque imperceptible :
– Tauglich !1
– Qu’est-ce que vous dites ? questionna l’un
des médecins. Faites cinq pas en avant et cinq pas
en arrière !
Chvéïk en fit le double.
– Je vous ai pourtant dit d’en faire cinq
seulement !
– Je n’en suis pas à quelques pas près,
répondit Chvéïk. Pour moi ça n’a aucune
importance.
Les médecins l’invitèrent à prendre un siège,
et l’un deux se mit à lui frapper sur un genou.
Ensuite, il dit à son collègue que l’action réflexe
ne laissait rien à désirer. L’autre hocha la tête et
percuta à son tour le genou de Chvéïk, tandis que
son collègue lui soulevait les paupières et
examinait la pupille. Tous deux retournèrent
1 Bon pour le service.
71
ensuite à leur table et conférèrent en latin.
– Écoutez, est-ce que vous savez chanter ?
demanda l’un d’eux. Et pourriez-vous nous
chanter une chanson quelconque ?
– Bien sûr, messieurs, répondit Chvéïk. Mais
ce sera bien pour vous faire plaisir, vous savez,
parce que moi, autrement, je ne suis ni chanteur,
ni musicien.
Et Chvéïk entonna :
À quoi rêve ce moine dans sa chaise,
pourquoi n’est-il pas tout à fait à son aise ?
Que signifient les larmes qui coulent de sa / face
et, brûlantes, y laissent d’ineffaçables traces ?
– Il y en a plusieurs couplets, mais je ne
connais que celui-là, déclara Chvéïk, ayant fini
de chanter. Mais si vous voulez, je vais vous
chanter autre chose.
Ah ! qu’il est triste mon coeur,
72
tandis que ma poitrine se soulève de douleur
et tandis que je regarde, silencieux, l’horizon
là-bas, là-bas, où tous mes désirs s’en vont...
– La chanson continue, mais c’est tout ce que
j’en sais, soupira Chvéïk. Maintenant, je connais
encore le premier couplet de Où est ma Patrie ?
puis Le Général Windischgraetz et les autres
commandants ont commencé la bataille au soleil
levant, et encore quelques chansons du même
genre, comme Dieu garde notre Empereur et
notre patrie, Lorsqu’on allait à Jaromer et Salut,
ô Sainte Vierge, mille saluts !...
Les médecins se regardèrent un moment, puis
l’un d’eux demanda à Chvéïk :
– Votre état mental a-t-il déjà été examiné ?
– Au régiment, dit Chvéïk d’un ton solennel et
fier, j’ai été reconnu par les médecins militaires
comme étant un crétin notoire.
– Je crois que vous êtes plutôt un simulateur,
cria l’autre médecin.
– Moi, messieurs, déclara Chvéïk en guise de
73
défense, je ne simule rien du tout, je suis
véritablement idiot et, si vous ne voulez pas me
croire, informez-vous à Budejovice, chez mes
chefs du régiment ou bien au bureau militaire de
Karlin.
Le plus vieux des médecins fit un geste vague,
puis montrant du doigt Chvéïk aux infirmiers,
ordonna :
– Vous rendrez à cet homme ses vêtements et
vous le conduirez à la troisième section, dans le
corridor, puis l’un de vous reviendra ici et
prendra les documents pour les remettre au
bureau.
Une fois de plus les médecins foudroyèrent du
regard Chvéïk qui se retirait à reculons, ne
cessant de s’incliner avec la plus grande
déférence. À l’un des infirmiers, qui lui
demandait pourquoi il se retirait de la sorte,
Chvéïk répliqua :
– Parce que, n’est-ce pas, dit-il, je ne suis pas
habillé ; vous me voyez donc tout nu, et je ne
voudrais montrer à ces messieurs rien qui
pourrait les choquer et leur faire croire que je suis
74
un impoli ou un dégoûtant.
À partir du moment où les infirmiers reçurent
l’ordre de rendre à Chvéïk ses vêtements, ils ne
s’occupèrent plus de lui. Ils lui ordonnèrent de
s’habiller et l’un deux le conduisit à la troisième
section où il dut attendre l’ordre écrit de sa mise à
la porte et eut largement le temps d’observer la
vie des fous. Désappointés, les médecins lui
délivrèrent un certificat qui le déclarait
« simulateur faible d’esprit ».
Mais, avant d’être relâché, Chvéïk provoqua
encore un incident.
Voyant qu’on lui faisait quitter la Maison dans
la matinée, il protesta :
– Quand on met quelqu’un à la porte d’une
maison de fous, on ne lui refuse pas pour ça le
repas de midi !
Un agent mit fin à la scène bruyante qui
menaçait de dégénérer en un scandale. Chvéïk fut
alors dirigé sur le commissariat de la rue
Salmova.
75
V
Chvéïk au commissariat de
police de la rue Salmova.
Les beaux jours ensoleillés que Chvéïk avait
passés à l’Asile d’aliénés devaient être suivis
d’heures de martyre et de persécution.
L’inspecteur de police Braun organisa pour la
réception de Chvéïk une mise en scène soignée et
laissa paraître une férocité digne des sbires de
Néron, le plus doux des empereurs romains.
Comme les créatures de Néron disaient en ce
temps-là : « Jetez-moi ce gredin de chrétien aux
lions », ainsi Braun ordonna en apercevant
Chvéïk : « Foutez-moi ça au violon ! »
L’inspecteur ne prononça pas un seul mot de
plus ni de moins. Seuls ses yeux étincelèrent
d’une volupté perverse.
Chvéïk s’inclina profondément et dit avec
76
fierté :
– Je suis prêt, messieurs. Si je ne me trompe
pas, « violon » veut dire « cellule », et c’est pas si
terrible que ça.
– Faudra pas être trop encombrant ici, toi,
hein ? dit l’agent qui l’avait accompagné au
poste.
– Ah ! je suis très modeste, moi, répliqua
Chvéïk. Je vous serai très reconnaissant de tout
ce que vous voudrez bien faire pour moi.
Dans la cellule il y avait un homme assis sur le
lit. À son air apathique on voyait bien qu’il
n’avait pas cru, quand la serrure grinça, qu’on
venait le chercher.
– Mes compliments, honoré M’sieur, dit
Chvéïk en s’asseyant à côté de lui sur le lit ; vous
ne pourriez pas me dire l’heure qu’il est ?
– Il n’y a plus d’heure qui sonne pour moi,
répondit le prisonnier à l’allure mélancolique.
– On n’est pas si mal que ça ici, reprit
Chvéïk ; le ressort du lit m’a l’air en excellent
bois.
77
Le personnage triste ne répondit pas. Il se leva
et se mit à arpenter à pas rapides l’espace du lit à
la porte, se hâtant comme s’il s’agissait de sauver
quelqu’un.
Entre temps, Chvéïk examinait avec intérêt
diverses inscriptions charbonnées sur les murs. Il
y en avait une par laquelle un prisonnier inconnu
annonçait aux policiers une lutte à mort. Elle
disait dans un style lapidaire : « Vous
trinquerez ! » Un autre prisonnier proclamait :
« Des vaches comme vous, je les envoie paître ! »
Un autre se bornait à constater : « J’ai passé ici le
5 juin 1913 et tout le monde s’est conduit
convenablement envers moi. Joseph Maretchek,
négociant à Verchovice ». Un peu plus haut, on
lisait une inscription émouvante : « Dieu de
miséricorde, ayez pitié de moi... ». Au-dessous,
quelqu’un avait écrit : « Je vous em... », mais il
s’était ravisé en remplaçant le dernier mot par :
« ... envoie au diable ». Une âme poétique
s’exprimait ainsi :
Assis sur le bord d’un petit ruisseau,
78
Je regarde tristement le coucher du soleil,
En pensant à l’amour qui passe comme cette eau,
À l’amour de ma vie qui maintenant s’en bat l’oeil.
L’homme qui n’avait pas cessé d’aller de la
porte au lit comme s’il s’entraînait en vue du
marathon, s’arrêta essoufflé et reprit sa place sur
le lit. Plongeant sa tête dans ses mains, il hurla
tout à coup :
– Lâchez-moi !
Et il continua à monologuer :
– Mais non, ils ne me lâcheront pas, bien sûr.
Et pourtant je suis ici depuis six heures du matin.
En veine de confidences, il se dressa et
demanda à Chvéïk :
– Vous n’auriez pas, par hasard, une ceinture
sur vous pour que j’en finisse ?
– Si, et je vous la prêterai volontiers, répondit
Chvéïk en quittant sa ceinture, d’autant plus que
je n’ai encore jamais vu comment on fait pour se
pendre dans une cellule. Ce qui est embêtant,
79
continua-t-il en regardant autour de lui, c’est qu’il
n’y a pas un seul piton ici. La poignée de la
fenêtre ne suffira pas, à moins de vous pendre à
genoux comme ce moine du couvent d’Emmaüs à
Prague, qui s’est accroché à un crucifix à cause
d’une petite Juive. Les suicidés, ça me plaît.
Allez-y !
L’individu maussade à qui Chvéïk tendit
aimablement sa ceinture de cuir la considéra
quelques minutes, la jeta dans un coin et éclata en
pleurs qu’il s’essuyait de ses mains sales en
gémissant :
– Je suis père de famille et on m’a arrêté pour
ivrognerie et débauche. Jésus-Maria, qu’est-ce
qu’elle va dire, ma pauvre femme, et qu’est-ce
qu’on va penser à mon bureau !
Et il répétait tout le temps la même phrase
sans y rien changer. Enfin, il se tranquillisa un
peu, marcha vers la porte, contre laquelle il
frappa des pieds et des poings.
On entendit des pas, puis une voix :
– Qu’est-ce que vous voulez ?
80
– Je veux sortir ! dit le malheureux noceur
d’une voix blanche comme s’il ne lui restait plus
que très peu de jours à vivre.
– Pour aller où ? questionna la voix derrière la
porte.
– À mon bureau, répondit le malheureux père,
rond-de-cuir, ivrogne et débauché.
Un rire déchaîné, un rire atroce retentit dans le
couloir et les pas s’éloignèrent rapidement.
– On dirait que ce monsieur ne doit pas vous
aimer beaucoup pour rire tant que ça, dit Chvéïk,
tandis que le désespéré se rasseyait à côté de lui.
Quand un homme de la police en veut à
quelqu’un, il est capable de tout, vous savez.
Maintenant, si vous n’avez pas l’intention de
vous pendre, restez tranquillement assis et
attendez comment les choses vont tourner. Si
vous êtes employé dans un bureau, marié et père
de famille, votre situation est plutôt triste, je le
reconnais. Vous êtes sans doute convaincu que
vous allez perdre votre place, si je comprends ?
– Comment voulez-vous que je vous le dise,
81
soupira l’homme, puisque je ne sais même pas ce
qui s’est passé cette nuit ? Je me rappelle
seulement qu’à la fin nous sommes allés dans une
boîte d’où on m’a mis à la porte et où j’ai voulu à
toute force entrer pour allumer mon cigare. Et
pourtant la soirée avait si bien commencé !
C’était la fête de notre chef de bureau et il nous
avait donné rendez-vous chez un marchand de
vin. De là, on est allé chez un autre bistro, puis
chez un troisième, un quatrième, un cinquième,
un sixième, un septième, un huitième, un
neuvième...
– Désirez-vous que je vous aide à compter ?
demanda Chvéïk ; je m’y connais, vous savez !
Une fois, j’ai fait vingt-huit boîtes dans une seule
nuit. Mais il faut que je le dise, dans chacune, je
n’ai pas pris plus de trois demis de bière.
– En somme, reprit le petit employé dont le
chef avait eu l’idée de fêter son saint en faisant la
noce, après avoir fait une douzaine de ces bistros
de malheur, nous nous sommes aperçus que le
chef avait disparu, quoique, pour ne pas le perdre,
nous l’ayons attaché à une corde, de sorte qu’il
82
nous suivait comme un petit chien. Nous sommes
retournés chez tous les bistros où on avait été
avec lui, mais à force de chercher nous nous
sommes encore perdus les uns les autres. À la fin,
je me suis trouvé dans un bar de nuit à
Vinohrady, un local très convenable, où j’ai bu je
ne sais plus quelle liqueur à même la bouteille.
Ce qui est arrivé après, je n’en sais rien non plus.
Je sais seulement, d’après le procès-verbal des
deux agents qui m’ont amené ici, que je me suis
saoulé, conduit comme une brute, que j’ai battu
une dame, coupé, avec mon canif, un chapeau qui
n’était pas à moi et que j’avais pris au vestiaire,
que j’ai mis en fuite un orchestre de dames, que
j’ai accusé le garçon de m’avoir volé vingt
couronnes, que j’ai cassé le marbre de la table à
laquelle j’étais assis, et que j’ai craché d’abord
dans la figure d’un monsieur de la table voisine,
et puis dans sa tasse de café. C’est tout, au moins
je ne me rappelle pas qu’on m’accuse encore
d’autre chose. Et, croyez-moi, je suis un homme
d’ordre, un homme comme il faut et qui ne pense
qu’à sa famille. Qu’est-ce que vous dites de
cela ? Je ne vous fais pourtant pas l’impression
83
d’être quelqu’un de dangereux pour la paix
publique ?
– Est-ce qu’il vous a fallu beaucoup de temps
pour casser le marbre, ou bien l’avez-vous cassé
d’un seul coup ? demanda Chvéïk au lieu de
répondre à la question de l’homme comme il faut.
– D’un seul coup, avoua celui-ci.
– Alors, vous êtes perdu, dit Chvéïk, pensif.
On vous prouvera que vous avez préparé le coup
en vous entraînant tous les jours. Et le café à ce
monsieur, est-ce que c’était un café nature ou
bien un café au rhum ?
Et sans attendre la réponse, Chvéïk continua :
– Si c’était un café au rhum, votre affaire est
plus mauvaise, parce que les dommages-intérêts
augmenteront alors. Au tribunal, on tient compte
de la moindre chose, on additionne tout, parce
qu’on cherche toujours à vous mettre au moins un
crime sur le dos.
– Au tribunal..., murmura, découragé, le
parfait père de famille. La tête basse, il tomba
aussitôt dans cet état d’hébétude où le remords
84
nous tenaille avec férocité.
– Et chez vous, questionna Chvéïk, est-ce
qu’on sait que vous êtes bouclé, ou bien est-ce
qu’on va l’apprendre dans les journaux ?
– Croyez-vous qu’on va mettre mon
arrestation dans les journaux ? demanda avec
naïveté l’employé victime d’un chef dissolu.
– Vous pouvez en être sûr, répondit Chvéïk
qui ne savait cacher ses impressions. Et ça fera la
joie des lecteurs, votre affaire. Moi-même, j’aime
beaucoup les faits-divers où on parle d’ivrognes
et de scandale sur la voie publique. Au Calice, il
n’y a pas longtemps, un client a réussi à se casser
la tête rien qu’avec sa chope de bière. Il l’avait
jetée contre le plafond pour qu’elle lui retombe
dessus. Il a été bien arrangé, comme vous
pensez ! la chope ne pèse pas rien. Eh ! bien, on
l’a emmené à l’hôpital et, le lendemain, c’était
sur le journal. Et encore une autre fois, c’était à
« Bendlovka », j’ai giflé un croque-mort et il m’a
rendu mes gifles. Pour nous réconcilier, on nous a
conduits tous les deux au poste et le jour suivant
on pouvait lire la chose dans les journaux du soir.
85
Ils ne respectent même pas les hauts
fonctionnaires. Une fois, un conseiller de je ne
sais quoi avait cassé dans le café Au Cadavre
deux malheureuses soucoupes. Eh ! bien, le
lendemain, il avait le plaisir de voir son nom et
son adresse dans tous les journaux. Vous n’avez
qu’une chose à faire, c’est d’envoyer d’ici une
protestation aux journaux, en disant que la
nouvelle publiée sur votre compte n’a aucun
rapport avec vous, qu’on a confondu les noms et
que vous n’êtes même pas parent de l’individu
arrêté. Là-dessus, vous écrirez à madame votre
épouse de découper avec soin cette protestation et
de vous garder les découpures pour les lire à
votre retour, quand vous aurez purgé votre peine.
Voyant que le monsieur comme il faut ne
répondait pas et était secoué de frissons, Chvéïk
ajouta :
– N’avez-vous pas froid ? Cette année-ci, la
fin de l’été est plutôt froide.
– C’est à devenir fou ! se lamenta le
compagnon de Chvéïk, et mon avancement qui
est raté !
86
– N’en doutez pas ! renchérit Chvéïk. Si,
quand vous serez sorti de prison, on refuse de
vous reprendre à votre bureau, vous ne trouverez
pas facilement une autre place, c’est couru ! Le
tueur de chiens de la fourrière ne voudra même
pas de vous à cause du casier judiciaire, vous
savez ! Voilà ce que ça rapporte, des moments de
folie comme vous vous en êtes payé un. Sans être
indiscret, est-ce que madame votre épouse et vos
enfants ont de quoi vivre en vous attendant, ou
bien est-ce qu’elle devra se livrer à la mendicité
et vos enfants à la prostitution et au vol ?
– Ma pauvre femme, mes pauvres enfants !
sanglota le pénitent.
Il se leva et se mit à parler de ses enfants : il
en avait cinq, l’aîné était âgé de douze ans et boyscout.
« Il ne boit que de l’eau et pourrait servir
d’exemple à son cochon de père, à qui une chose
pareille arrive pour la première fois dans sa vie »,
gémit-il.
– Il est scout, votre gosse ? s’exclama Chvéïk,
j’aime beaucoup d’entendre parler des scouts,
moi. Une fois à Mydlovary près de Zliva, chef-
87
lieu Hluboka, département Ceské Boudeïovice –
nous autres, le quatre-vingt-onzième de ligne, on
y avait justement été en manoeuvres – les paysans
de la région ont organisé une chasse aux scouts
qui étaient alors en foule dans le bois communal.
Ils en ont attrapé trois. Le plus petit, pendant
qu’on lui liait les mains, faisait un raffût à vous
fendre le coeur : il criait, il se débattait et pleurait
que nous autres, soldats et durs-à-cuire, fallait
nous en aller pour ne pas voir ça. Dans cette
affaire-là, trois scouts ont mordu huit paysans. À
la mairie, où on les a conduits après, ils ont avoué
à force de coups de bâton qu’il n’y avait pas une
seule prairie dans le pays qu’ils n’avaient pas
écrasée en se chauffant au soleil, et puis que le
champ de seigle près de Ragice avait été dévoré
par le feu tout à fait par hasard quand ils y
faisaient rôtir à la scout un chevreau qu’ils
avaient tué à coups de couteau dans le bois
communal. Dans leur repaire au milieu des bois
on a trouvé un demi-quintal d’os de volaille et de
gibier de toutes sortes, des tas énormes de noyaux
de cerises, des masses de trognons, des pommes
vertes, et bien d’autres dégâts.
88
Mais le père du scout ne se laissait pas
distraire.
– Je suis un criminel, pleurnichait-il, ma
réputation est détruite.
– Bien sûr, dit Chvéïk avec sa franchise
coutumière, après ce qui s’est passé, elle est
évidemment foutue et pour la vie, parce qu’une
fois traîné dans les journaux vous verrez que vos
amis déballeront tout ce qu’ils savent sur votre
compte. C’est toujours comme ça, mais ne vous
faites pas trop de bile. On voit se promener dans
le monde pas mal de gens qui ont leur réputation
foutue, il y en a même dix fois autant que de ceux
qui sont blancs comme neige. Tout ça, ce n’est
que peu de chose.
Des pas retentirent dans le corridor, la serrure
grinça, la porte de la cellule s’ouvrit, et un agent
appela Chvéïk.
– Excusez, dit Chvéïk en grand seigneur, je
suis ici depuis midi seulement, tandis que ce
monsieur attend depuis six heures du matin. Je ne
suis pas pressé, moi.
89
Une forte poigne tira Chvéïk dans le couloir et
le poussa sans un mot au premier étage du
bâtiment.
Au milieu d’une pièce se tenait assis derrière
son bureau le commissaire de police, un monsieur
corpulent, à l’apparence débonnaire, qui dit à
Chvéïk :
– Alors c’est vous, Chvéïk ? Et qu’est-ce qui
vous amène ici ?
– J’ai été amené ici par monsieur l’agent parce
que je me suis plaint d’être mis à la porte de la
Maison de fous sans manger. J’ai pris ça comme
une injure, parce que, moi, je ne suis pas une fille
des rues, une traînée quelconque.
– Écoutez, monsieur Chvéïk, dit le
commissaire d’un ton complaisant, nous n’avons
aucune raison de nous faire du mauvais sang avec
vous, n’est-ce pas ? Je vais vous passer à la
Direction de la Police, ça vaudra mieux. N’est-ce
pas votre avis ?
– Vous êtes, répondit Chvéïk d’un air content,
« maître de la situation », comme on dit. Ce soir
90
il fait très doux, et une petite promenade jusqu’à
la Direction ne peut pas faire de mal. Allons-y.
– Je suis content qu’on se soit mis d’accord,
dit gaiement le commissaire. Vaut toujours mieux
se mettre d’accord, n’est-ce pas votre avis,
monsieur Chvéïk ?
– Comment donc ! monsieur le commissaire,
répartit Chvéïk ; moi aussi, j’aime bien
m’entendre avec les gens ! croyez-moi, je
n’oublierai jamais votre bonté.
Chvéïk s’inclina profondément et descendit
avec l’agent au bureau. Un quart d’heure après,
on pouvait voir, au coin de la rue Jecna et de la
place Charles, Chvéïk passer sous l’égide d’un
agent de police, qui tenait sous le bras un gros
livre avec le titre en allemand : Arrestatenbuch.
Au coin de la rue Spalena, une foule de
passants se pressaient devant une affiche.
– C’est la Proclamation de Sa Majesté sur la
déclaration de guerre, dit l’agent à Chvéïk.
– La guerre, je l’ai prévue, répondit Chvéïk,
mais à la maison de fous ils ne savent rien, et
91
cependant ils devraient être au courant les
premiers.
– Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?
questionna l’agent.
– Qu’il y a beaucoup de ces messieurs les
officiers enfermés là-dedans, expliqua Chvéïk.
Et, arrivé à un autre groupe de passants qui se
pressaient également devant une Proclamation,
Chvéïk s’écria :
– Gloire à l’Empereur François-Joseph ! Cette
guerre, faut la gagner et nous la gagnerons !
Quelqu’un de la foule tapa si bien sur le melon
de Chvéïk que ses oreilles y disparurent. Mais
déjà le brave soldat se retrouvait devant la porte
de la Direction de la police.
– C’te guerre-là, nous la gagnerons, c’est sûr
et certain, messieurs, je vous le répète ! cria
encore Chvéïk avant de franchir le seuil.
Et pendant ce temps, une lumière encore
imperceptible se faisait dans l’Europe, une
lumière montrant que le lendemain allait anéantir
les plus audacieuses certitudes.
92
VI
Chvéïk rendu à ses foyers.
Sur la Direction de la Police à Prague passait
le souffle d’un esprit étranger, d’une autorité
hostile à tout ce qui était tchèque. La Direction
cherchait à déterminer dans quelle mesure la
population tchèque était enthousiaste de la
guerre. À part quelques individus qui ne niaient
pas être les fils d’une nation obligée par le
gouvernement de Vienne de verser son sang pour
des intérêts qui ne la touchaient en rien, la
Direction de la Police consistait en un groupe de
fauves bureaucratiques dont toutes les pensées
tournaient autour du cachot et de la potence, car
ils se préoccupaient uniquement de sauvegarder
la raison d’être des paragraphes biscornus.
Pour mieux arranger leurs victimes, ces
magistrats professaient une indulgence sournoise,
93
mais dont chaque mot était pesé d’avance.
– Je regrette beaucoup, dit un de ces fauves
rayés jaune et noir, lorsqu’on lui amena Chvéïk,
que vous soyez revenu entre nos mains. Nous
étions convaincus que vous alliez profiter de la
leçon, mais je m’aperçois que c’était une erreur.
Chvéïk fit « oui » de sa tête, et son visage
reflétait une telle innocence que le fauve jaune et
noir le considéra d’un air interrogateur et dit :
– Ne faites pas l’imbécile, voulez-vous ?
Et, sans aucune transition, il continua de son
ton aimable :
– Il nous est très désagréable de vous garder
en détention et je puis vous assurer que, selon
moi, votre affaire n’est pas si grave, car, étant
donné le peu d’intelligence que vous avez
manifesté, il n’est pas douteux que vous agissez
sous une mauvaise influence. Dites-moi,
monsieur Chvéïk, qui vous a conseillé de faire
des bêtises pareilles ?
Chvéïk toussa et répondit :
– Veuillez me croire, s’il vous plaît ; je ne me
94
rends compte d’aucune bêtise que j’aurais faite.
– Comment ! ce n’est pas une bêtise, monsieur
Chvéïk, reprit le policier de son ton faussement
paternel, de provoquer des rassemblements –
comme il résulte du procès-verbal de l’agent qui
vous a conduit ici – devant l’affiche de la
Proclamation de Sa Majesté aux citoyens et
d’exciter les passants par des cris comme :
« Gloire à l’Empereur François-Joseph ! C’te
guerre, nous la gagnerons ! »
– Ce n’est pas ma faute, riposta Chvéïk en
levant ses yeux candides sur le questionneur ; ç’a
été plus fort que moi quand j’ai vu que tant de
gens lisaient l’affiche et que personne ne
manifestait aucune joie. Pas de cris « Gloire à
l’Empereur ! » pas un « hourra ! », Monsieur le
conseiller ; ils lisaient l’affiche comme si tout
cela ne les regardait pas. Alors, n’est-ce pas, moi,
ancien soldat du quatre-vingt-onzième de ligne,
je ne pouvais pas laisser aller la chose comme ça.
Et alors, n’en pouvant plus, j’ai crié ce qu’on me
reproche. Je crois qu’à ma place vous en auriez
fait autant, Monsieur le conseiller. C’est la guerre
95
et, nous autres, c’est notre devoir de la gagner et
de crier « Gloire à l’Empereur » ; personne au
monde ne me fera croire le contraire.
Vaincu et dompté, le fauve jaune et noir ne put
supporter le regard d’agneau innocent de Chvéïk
et, détournant le sien, le fixa sur le dossier en
disant :
– J’admets pleinement votre enthousiasme,
mais il faudrait le manifester autrement. Vous
étiez sous l’escorte d’un agent de police, et vous
comprendrez que, dans ces conditions, votre
manifestation patriotique pouvait et devait même
produire un effet tout opposé, plutôt parodique
qu’émouvant.
– Quand un citoyen est escorté par un agent de
police, riposta Chvéïk, c’est un moment très
grave pour lui. Mais quand cet homme, même en
une occasion pareille, se rend compte de ce qu’il
doit faire lorsqu’il y a la guerre, je crois que cet
homme-là n’est pas un méchant.
Le fauve grommela et regarda encore une fois
Chvéïk dans les yeux.
96
Chvéïk le considéra de son regard innocent,
humble, doux et plein d’une fervente tendresse.
Les deux hommes se regardèrent ainsi pendant un
bon moment.
– Que le diable vous emporte ! Chvéïk, dit à la
fin le bureaucrate ; mais si je vous revois encore
une fois ici, je ne vous interrogerai même plus et
je vous renverrai devant le Tribunal militaire à
Hradcany.
Avant qu’il eût fini de parler, Chvéïk
s’approcha, lui baisa la main et dit :
– Que Dieu vous le rende ! Si, des fois, vous
avez besoin d’un petit chien de race, adressezvous
à moi, Monsieur le conseiller, je suis
marchand de chiens de mon état.
Et c’est ainsi que Chvéïk put retrouver sa
liberté et reprendre le chemin de son foyer
paisible.
Il hésita longtemps s’il s’arrêterait au Calice,
et, tout en y réfléchissant, il poussa la porte de la
taverne qu’il avait quittée, peu de jours
auparavant, en compagnie du détective
97
Bretschneider.
Dans la taverne régnait un silence sépulcral. Il
n’y avait que deux ou trois clients, dont le
sacristain de Saint-Apollinaire. Mme Palivec se
tenait derrière le comptoir, fixant sur le zinc un
regard morne.
– Me voilà de retour, dit Chvéïk avec gaieté.
Un demi, s’il vous plaît. Et comment va
M. Palivec ? est-ce qu’il est revenu lui aussi ?
Pour toute réponse, Mme Palivec éclata en
sanglots et, appuyant sur chaque mot comme
pour exprimer tout son malheur, elle gémit :
– Ils... lui... ont... donné... dix ans... de prison,
articula-t-elle ; il y a... une semaine...
– Tiens, dit Chvéïk, il y a donc déjà huit jours
de faits, autant de pris sur l’ennemi.
– Lui qui était prudent ! sanglota Mme Palivec ;
au moins, il disait toujours qu’il l’était.
Les autres clients se taisaient obstinément,
comme si le spectre de Palivec eût été présent
parmi eux, les invitant à la prudence.
– Prudence est mère de sûreté, dit Chvéïk en
98
prenant sa place devant une chope de bière dont
la mousse était trouée en plusieurs endroits, trace
des larmes de Mme Palivec. À c’te heure, c’est le
moment d’être prudent ou jamais.
– Hier, il y a eu deux enterrements chez nous,
dit le sacristain de Saint-Apollinaire pour changer
de conversation.
– Probable que quelqu’un sera mort, observa
judicieusement le deuxième buveur ; et le
troisième demanda :
– Est-ce que c’était des enterrements avec
catafalque ?
– Je suis curieux de savoir, dit Chvéïk,
comment seront maintenant, à la guerre, les
enterrements militaires ?
À ces mots, les autres clients se levèrent,
payèrent et partirent. Chvéïk demeura seul avec
Mme Palivec.
– C’est la première fois, dit-il, que je vois
condamner un homme innocent à dix ans de
prison. Cinq ans, passe encore, mais dix, c’est un
peu fort de café.
99
– Mais il a tout avoué, raconta Mme Palivec
toujours en larmes ; cette sacrée histoire de
mouches et de portrait, il l’a répétée à la Police et
au Tribunal. J’ai assisté aux débats comme
témoin, mais que voulez-vous ! j’ai pas pu
témoigner. Ils m’ont dit que, vu mes « rapports
de parenté » avec mon mari, je pouvais renoncer
à témoigner. Ces « rapports de parenté » m’ont
donné une telle frousse que j’ai pensé qu’il y
avait Dieu sait quoi là-dessous, et alors j’ai mieux
aimé renoncer. Lui, le pauvre vieux, m’a regardée
avec des yeux que je verrai encore à ma dernière
heure. Et puis, après le verdict, quand on l’a
emmené, il a encore crié dans le corridor,
tellement ils l’avaient abruti : « Vive la Libre
Pensée ! »
– Et M. Bretschneider ne vient plus ici ?
demanda Chvéïk.
– Si, il est venu plusieurs fois depuis. Il m’a
demandé chaque fois si je connaissais bien les
gens qui venaient à la taverne, et il a écouté ce
que les clients disaient. Bien sûr, ils n’ont jamais
parlé que de football. Ils parlent toujours de ça
100
chaque fois qu’ils le voient arriver. Vous devriez
le voir, il ne peut pas tenir en place, il se tortille
comme un ver, et on voit bien qu’il voudrait faire
du potin, tellement il est en rogne. Depuis le
malheur de mon mari, il a pincé en tout et pour
tout un ouvrier tapissier de la rue Pricna.
– Question d’entraînement que tout ça,
observa Chvéïk ; est-ce que ce tapissier était un
type à la noix ?
– À peu près comme mon mari, répondit
Mme Palivec qui n’arrêtait pas de pleurer.
Bretschneider lui avait demandé s’il se sentait
disposé à tirer sur les Serbes. Le tapissier a
répondu qu’il n’était pas un fameux tireur, qu’il
n’avait jamais mis les pieds au tir qu’une seule
fois et que le coup était cher, qu’une cartouche y
était vite perdue, il en savait quelque chose.
Alors, tout de suite, Bretschneider a pris son
carnet et a dit : « Tiens, tiens, encore une
nouvelle forme de haute trahison » et il est parti
avec le tapissier qu’on n’a plus jamais revu.
– Il y en aura des tas qu’on ne reverra plus, dit
Chvéïk ; donnez-moi un rhum, s’il vous plaît.
101
Au moment où Chvéïk finissait son second
rhum, le détective Bretschneider entra. Ayant
lancé un regard circulaire dans la salle vide, il prit
place à côté de Chvéïk et demanda une bière. Et
il attendit, croyant que Chvéïk allait parler le
premier.
Mais Chvéïk se leva et alla décrocher un
journal derrière le comptoir. Il fixa son regard sur
la page des « Petites Annonces » et dit à haute
voix :
– Tiens, M. Tehimpera à Straskow, n° 5, poste
Racineves, vend sa ferme avec treize hectares ;
école et gare à proximité.
Bretschneider pianotait nerveusement des
doigts sur la table. Puis, s’adressant à Chvéïk, il
dit :
– C’est étonnant ce que vous vous intéressez
maintenant à l’agriculture, monsieur Chvéïk.
– Tiens, tiens, c’est vous, répondit Chvéïk en
lui serrant la main ; je ne vous avais pas reconnu
au premier moment, j’ai peu de mémoire, vous
savez. La dernière fois qu’on s’est vu, c’est au
102
bureau de la Direction de la Police, si je ne me
trompe. Ça fait du temps. Comment que ça va,
depuis ? Est-ce que vous venez souvent ici ?
– Je viens aujourd’hui exprès pour vous, dit
Bretschneider, on m’a dit à la Direction que vous
vendiez des chiens. J’aurais besoin d’un ratier ou
d’un griffon, enfin, quelque chose dans ce goûtlà.
– Je vous fournirai tout ce que vous voudrez,
promit Chvéïk ; est-ce un chien de race que vous
voulez ou un simple cabot de rue ?
– Je crois, fit Bretschneider, que je me
déciderai pour une bête de race.
– Et un chien policier, ça ne ferait pas votre
affaire ? demanda Chvéïk ; je veux dire un chien
qui déniche tout et qui vous trouve votre
malfaiteur en cinq minutes au plus tard ? J’en
connais un qui est épatant, il appartient à un
boucher de Verchovice. Voilà encore un chien
qui, comme on dit, a manqué sa vocation.
– Je voudrais plutôt un griffon, répondit
Bretschneider avec une calme obstination, un
103
griffon qui ne morde pas.
– C’est-il un griffon édenté que vous désirez ?
demanda Chvéïk, j’en connais un. Il appartient à
un bistro de Dejvice.
– Dans ce cas, j’aime mieux un ratier, alors,
riposta Bretschneider dont les connaissances
cynologiques étaient plutôt vagues, car il ne
s’intéressait tant aux chiens que par ordre de ses
supérieurs.
Mais cet ordre était net, précis et vigoureux :
sous prétexte d’acheter des chiens, on lui avait
prescrit de se lier intimement avec Chvéïk pour
arriver à « l’avoir ». Dans ce dessein, il avait le
droit de chercher librement des acolytes, et il
pouvait disposer de certaines sommes pour
l’achat de chiens.
– Il y a de gros ratiers et il y en a de petits, dit
Chvéïk, je sais où en trouver deux petits et trois
gros. Tous les cinq sont bien sages et ils se
laissent tranquillement prendre sur les genoux. Je
peux vous les recommander chaleureusement.
– Ça me conviendrait, déclara Bretschneider ;
104
et combien coûte un ratier comme ça ?
– Ça dépend, répondit Chvéïk. En général, les
prix des chiens dépendent de leur taille. Mais,
pour un ratier, comme c’est pas un veau, c’est
tout le contraire, plus il est petit, plus il coûte
cher.
– J’en voudrais plutôt un grand comme chien
de garde, répondit Bretschneider craignant de
trop entamer le Fonds secret de la Police.
– Je vois ce qu’il vous faut, dit Chvéïk ; j’en ai
comme ça dans les cinquante couronnes et, de
plus grands encore, dans les quarante-cinq. Mais
nous oublions une chose : est-ce que ça doit être
un chiot ou un chien âgé, un mâle ou une
femelle ?
– Ça m’est égal, répondit Bretschneider, face à
face avec des problèmes qu’il ignorait
totalement ; trouvez-m’en un qui vous plaira et je
viendrai le chercher chez vous demain soir vers
sept heures. Sans faute, hein ?
– Vous pouvez y compter, dit sèchement
Chvéïk, mais dans ce cas, je suis obligé de vous
105
demander une avance de 30 couronnes sur le
prix.
– Bien entendu, dit Bretschneider en lui
versant la somme demandée, et maintenant, on va
prendre chacun un demi-setier de vin ; c’est moi
qui paie.
À la cinquième tournée Bretschneider déclara
que ce jour-là il n’était pas de service, que par
conséquent Chvéïk n’avait rien à craindre de sa
part et qu’il pouvait parler politique si le coeur lui
en disait.
Chvéïk répliqua qu’il ne faisait jamais de
politique à la taverne et que, du reste, la politique
était bonne pour les enfants.
Bretschneider fit montre d’opinions plus
révolutionnaires et dit que les États faibles étaient
destinés à disparaître. Il demanda à Chvéïk ce
qu’il en pensait.
Chvéïk déclara qu’il n’avait été, jusqu’à
présent, en aucune relation directe avec l’État,
mais qu’il avait soigné dans le temps un saintbernard
qu’il avait nourri avec des biscuits de
106
soldats et que le chiot en avait crevé.
À la sixième tournée Bretschneider se déclara
anarchiste et demanda à Chvéïk s’il pouvait lui
recommander une organisation anarchiste pour
s’y faire inscrire dès le lendemain.
Chvéïk répondit qu’en fait d’anarchistes il en
connaissait un seul qui lui avait acheté une fois
un « léonberg » pour cent couronnes, en oubliant
de faire le dernier paiement.
À la septième tournée, Bretschneider prononça
tout un discours sur la révolution et contre la
mobilisation. Chvéïk se pencha vers lui et dit :
– Voici un client qui entre ; faites attention
qu’il ne vous entende pas, vous pourriez avoir
des embêtements. Vous voyez bien que la
patronne pleure.
En effet, Mme Palivec, assise derrière son
comptoir, pleurait sans cesse.
– Pourquoi pleurez-vous, M’ame la patronne ?
fit Bretschneider ; dans trois mois, la guerre sera
gagnée, le patron reviendra à la maison et vous
pensez quelles tournées on prendra à sa santé. Ou
107
bien croyez-vous, ajouta-t-il en se tournant vers
Chvéïk, que nous allons la perdre, cette guerre ?
– C’est pas la peine d’en parler tout le temps,
répondit Chvéïk ; la victoire est à nous, c’est
certain, mais maintenant il faut que je rentre. Il
est temps.
Chvéïk paya ses consommations et se dirigea
vers le logis que gouvernait Mme Muller. Celle-ci
le reconnut avec beaucoup d’étonnement.
– Je croyais que vous ne reviendriez pas avant
quelques années, M’sieur le patron, dit-elle avec
sa franchise habituelle : et, pour sortir un peu de
mes idées noires, j’ai pris comme sous-locataire
un portier d’un bar de nuit. On est venu trois fois
au nom de la Police pour fouiller votre chambre
et, comme ces messieurs n’ont rien pu trouver, ils
m’ont dit que vous vous étiez mis dedans parce
que vous étiez trop malin.
Chvéïk put constater que l’inconnu était déjà
installé tout à fait comme chez lui. Il reposait
dans le lit de Chvéïk et devait avoir bon coeur, car
il s’était privé d’une moitié du lit au bénéfice
d’une personne à longs cheveux, qui, sans doute,
108
par reconnaissance, enlaçait de ses bras nus le
cou du portier, tandis que sur le plancher
traînaient, pêle-mêle, divers vêtements et sousvêtements
masculins et féminins. Ce désordre
disait assez clairement que le couple était rentré
de bonne humeur.
– Hé ! monsieur, s’écria Chvéïk en secouant le
portier endormi, levez-vous ; vous allez être en
retard pour votre déjeuner. Je ne voudrais pas que
vous alliez dire partout que je vous ai foutu à la
porte à l’heure où vous ne trouviez plus rien à
manger.
L’homme ouvrit les yeux et mit du temps à
comprendre qu’il avait affaire au propriétaire du
lit, qui réclamait son bien.
Tout d’abord, se conformant aux usages de
tous les portiers d’établissements de nuit, il
menaça de casser la gueule à tout le monde et,
ensuite, il essaya de se rendormir.
Chvéïk ramassa les effets du portier, le
réveilla de nouveau en le secouant avec énergie,
et le pria de s’habiller.
109
– Tâchez de vous dépêcher, dit-il, ou vous
allez me forcer à vous jeter dehors tout nu
comme vous êtes. Tout de même, je crois qu’il
vaudrait beaucoup mieux pour vous de déguerpir
tout habillé.
– Je voulais dormir jusqu’à huit heures du soir,
dit le portier ahuri, enfilant son pantalon ; j’ai
payé mes deux couronnes pour le lit et j’ai le
droit d’emmener coucher qui je veux. Eh ! la
Marie, lève-toi !
En mettant son col et sa cravate le portier était
déjà résigné à son sort, et il expliquait à Chvéïk
que le café Mimosa était tout ce qu’il y avait de
plus chic comme établissement de nuit à Prague,
que les dames qui y venaient étaient toutes
dûment inscrites au registre de la police et qu’il
serait très heureux d’y recevoir Chvéïk le plus tôt
possible.