French 03
Avec mon autre bras, je parvins à me relever. La bête emmaillotée courait à grands bonds dégingandés au long du rivage, et Moreau la suivait. Elle tourna la tête et l’aperçut ; alors, et avec un brusque détour, elle s’avança vers le taillis. À chaque bond, elle augmentait son avance et je la vis s’enfoncer dans le sous-bois ; Moreau, courant de biais pour lui couper la retraite, tira et la manqua au moment où elle disparut. Puis, lui aussi s’évanouit dans l’amas confus des verdures.
Je restai un instant immobile, les yeux fixes ; enfin la douleur de mon bras cassé se fit vivement sentir et avec un gémissement, je me mis sur pied.
À ce moment, Montgomery parut sur le seuil, le revolver à la main.
« Grand Dieu ! Prendick ! s’écria-t-il, sans apercevoir que j’étais blessé. La brute est lâchée ! Elle a arraché la chaîne qui était scellée dans le mur. Les avez-vous vus ?… Qu’est-ce qu’il y a ? ajouta-t-il brusquement, en remarquant que je soutenais mon bras.
– J’étais là, sur la porte… », commençai-je.
Il s’avança et me prit le bras.
« Du sang sur la manche », dit-il en relevant la flanelle.
Il mit son arme dans sa poche, tâta et examina mon bras fort endolori et me ramena dans la chambre.
« C’est une fracture », déclara-t-il ; puis il ajouta : « Dites-moi exactement ce qui s’est produit… » Je lui racontai ce que j’avais vu, en phrases entrecoupées par des spasmes de douleur, tandis que, très adroitement et rapidement, il me bandait le bras. Quand il eut fini, il me le mit en écharpe, se recula et me considéra.
« Ça va, hein ? demanda-t-il. Et maintenant… » Il réfléchit un instant, puis il sortit et ferma la barrière de l’enclos. Il resta quelque temps absent.
Je n’avais guère, en ce moment, d’autre inquiétude que ma blessure et le reste ne me semblait qu’un incident parmi toutes ces horribles choses. Je m’allongeai dans le fauteuil pliant, et, je dois l’avouer, je me mis à jurer et à maudire cette île. La souffrance sourde, qu’avait d’abord causée la fracture, s’était transformée en une douleur lancinante. Lorsque Montgomery revint, sa figure était toute pâle et il montrait, plus que de coutume, ses gencives inférieures.
« Je ne vois ni n’entends rien de lui, dit-il. Il m’est venu à l’idée qu’il pouvait peut-être avoir besoin de mon aide… C’était une brute vigoureuse… Elle a arraché sa chaîne, d’un seul coup… » Il me regardait, en parlant, avec ses yeux sans expression : il alla à la fenêtre, puis à la porte, et là, il se retourna.
« Je vais aller à sa recherche, conclut-il ; il y a un autre revolver que je vais vous laisser.
À vous parler franchement, je me sens quelque peu inquiet. » Il prit l’arme et la posa à portée de ma main sur la table, puis il sortit, laissant dans l’air une inquiétude contagieuse. Je ne pus rester longtemps assis après qu’il fut parti, et, le revolver à la main, j’allai jusqu’à la porte.
La matinée était aussi calme que la mort. Il n’y avait pas le moindre murmure de vent, la mer luisait comme une glace polie, le ciel était vide et le rivage semblait désolé. Dans mon état de surexcitation et de fièvre, cette tranquillité des choses m’oppressa.
J’essayai de siffler et de chantonner, mais les airs mouraient sur mes lèvres. Je me repris à jurer – la seconde fois ce matin-là. Puis, j’allai jusqu’au coin de l’enclos et demeurai un instant à considérer le taillis vert qui avait englouti Moreau et Montgomery. Quand reviendraient-ils ? Et comment ? Alors, au loin sur le rivage, un petit bipède gris apparut, descendit en courant jusqu’au flot et se mit à barboter ; je revins à la porte, puis retournai au coin de la clôture et commençai ainsi à aller et venir comme une sentinelle. Une fois, je m’arrêtai, entendant la voix lointaine de Montgomery qui criait : « Oh-hé ! Mo-reau ! » Mon bras me faisait moins mal, mais il était encore fort douloureux. Je devins fébrile, et la soif commença à me tourmenter. Mon ombre raccourcissait : j’épiai au loin le bipède jusqu’à ce qu’il eût disparu. Moreau et Montgomery n’allaient-ils plus revenir ? Trois oiseaux de mer commencèrent à se disputer quelque proie échouée.
Alors j’entendis, dans le lointain, derrière l’enclos, la détonation d’un coup de revolver ; puis, après un long silence, une seconde ; puis, plus proche encore, un hurlement suivi d’un autre lugubre intervalle de silence. Mon imagination se mit à l’oeuvre pour me tourmenter. Puis, tout à coup, une détonation très proche.
Surpris, j’allai jusqu’au coin de l’enclos, et aperçus Montgomery, la figure rouge, les cheveux en désordre et une jambe de son pantalon déchirée au genou. Son visage exprimait une profonde consternation. Derrière lui, marchait gauchement le bipède M’ling, aux mâchoires duquel se voyaient quelques taches brunes de sinistre augure.
« Il est revenu ? demanda-t-il.
– Moreau ? non.
– Mon Dieu ! » Le malheureux était haletant, prêt à défaillir à chaque respiration.
« Rentrons ! fit-il en me prenant par le bras. Ils sont fous. Ils courent partout, affolés.
Qu’a-t-il pu se passer ? Je ne sais pas. Je vais vous conter cela… dès que j’aurai repris haleine… Où est le cognac ? » Il entra en boitant dans la chambre et s’assit dans le fauteuil. M’ling s’allongea audehors sur le seuil de la porte et commença à haleter, comme un chien. Je donnai à Montgomery un verre de cognac étendu d’eau. Il restait assis, regardant de ses yeux mornes droit devant lui et reprenant haleine. Au bout d’un instant, il commença à me raconter ce qui lui était arrivé.
Il avait suivi, pendant une certaine distance, la piste de Moreau et de la bête. Leur trace était d’abord assez nette, à cause des branchages cassés ou écrasés, des lambeaux de bandages arrachés et d’accidentelles traînées de sang sur les feuilles des buissons et des ronces. Pourtant, toutes foulées cessaient sur le sol pierreux qui s’étendait de l’autre côté du ruisseau où j’avais vu un bipède boire, et il avait erré au hasard, vers l’ouest, appelant Moreau. Alors M’ling l’avait rejoint, armé de sa hachette ; M’ling n’avait rien vu de l’affaire du puma, étant au-dehors à abattre du bois, et il avait seulement entendu les appels. Ils avaient marché et appelé ensemble. Deux bipèdes s’étaient avancés en rampant et les avaient épiés à travers les taillis, avec une allure et des gestes furtifs dont la bizarrerie avait alarmé Montgomery. Il les interpella, mais ils s’enfuirent comme s’ils avaient été pris en faute. Il cessa ses appels et, après avoir erré quelque temps d’une manière indécise, il s’était déterminé à visiter les huttes.
Il trouva le ravin désert.
De plus en plus alarmé, il revint sur ses pas. Ce fut alors qu’il rencontra les deux Hommes-Porcs que j’avais vus gambader le soir de mon arrivée ; ils avaient du sang autour de la bouche et paraissaient vivement surexcités. Ils avançaient avec fracas à travers les fougères et s’arrêtèrent avec une expression féroce quand ils le virent. Quelque peu effrayé, il fit claquer son fouet, et, immédiatement, ils se précipitèrent sur lui. Jamais encore une de ces bêtes humanisées n’avait eu cette audace. Il fit sauter la cervelle du premier, et M’ling se jeta sur l’autre ; les deux êtres roulèrent à terre, mais M’ling eut le dessus et enfonça ses dents dans la gorge de l’autre ; Montgomery l’acheva d’un coup de revolver, et il eut quelque difficulté à ramener M’ling avec lui.
De là, ils étaient revenus en hâte vers l’enclos. En route, M’ling s’était tout à coup précipité dans un fourré, d’où il ramena une de ces espèces d’ocelot, tout taché de sang lui aussi et boitant à cause d’une blessure au pied. La bête s’enfuit un instant, puis se retourna sauvagement pour tenir tête, et Montgomery – assez inutilement à mon avis – lui avait envoyé une balle.
« Qu’est-ce que tout cela veut dire ? » demandai-je.
Il secoua la tête et avala une nouvelle rasade de cognac.
Quand je vis Montgomery ingurgiter cette troisième dose, je pris sur moi d’intervenir. Il était déjà à moitié gris. Je lui fis remarquer que quelque chose de sérieux avait certainement dû arriver à Moreau, sans quoi il serait de retour, et qu’il nous incombait d’aller nous assurer de son sort. Montgomery souleva quelques vagues objections et finit par y consentir. Nous prîmes quelque nourriture et nous partîmes avec M’ling.
C’est sans cloute à cause de la tension de mon esprit à ce moment que, même encore maintenant, ce départ, dans l’ardente tranquillité de l’après-midi tropical, est demeuré pour moi une impression singulièrement vivace. M’ling marchait en tête, les épaules courbées, son étrange tête noire se mouvant avec de rapides tressaillements, tandis qu’il fouillait du regard chacun des côtés de notre chemin. Il était sans armes, car il avait laissé tomber sa hachette dans sa lutte avec l’Homme-Porc. Quand il se battait, ses dents étaient de véritables armes. Montgomery suivait, l’allure trébuchante, les mains dans ses poches et la tête basse. Il était hébété et de méchante humeur avec moi, à cause du cognac. J’avais le bras gauche en écharpe – heureux pour moi que ce fût le bras gauche –, et dans la main droite je serrais mon revolver.
Nous suivîmes un sentier étroit à travers la sauvage luxuriance de l’île, nous dirigeant vers le nord-ouest. Soudain M’ling s’arrêta, immobile et aux aguets. Montgomery se heurta contre lui, et s’arrêta aussi. Puis, écoutant tous trois attentivement, nous entendîmes, venant à travers les arbres, un bruit de voix et de pas qui s’approchaient.
« Il est mort, disait une voix profonde et vibrante.
– Il n’est pas mort, il n’est pas mort, jacassait une autre.
– Nous avons vu, nous avons vu, répondaient plusieurs voix.
– Hé ! … cria soudain Montgomery, hé !… là-bas ! – Que le diable vous emporte ! » fis-je en armant mon revolver.
Il y eut un silence suivi de craquements parmi les végétations entrelacées, puis, ici et là, apparurent une demi-douzaine de figures, d’étranges faces, éclairées d’une étrange lumière. M’ling fit entendre un rauque grognement. Je reconnus l’Homme-Singe – à vrai dire, j’avais déjà identifié sa voix – et deux des créatures brunes emmaillotées de blanc que j’avais vues dans la chaloupe. Il y avait, avec eux, les deux brutes tachetées et cet être gris et horriblement contrefait qui enseignait la Loi, avec de longs poils gris tombant de ses joues, ses sourcils épais et les mèches grises dégringolant en deux flots sur son front fuyant, être pesant et sans visage, avec d’étranges yeux rouges qui, du milieu des verdures, nous épiaient curieusement.
Pendant un instant nul ne parla.
« Qui… a dit… qu’il était mort ? » demanda Montgomery entre deux hoquets.
L’Homme-Singe jeta un regard furtif au monstre gris.
« Il est mort, affirma le monstre : ils ont vu. » Il n’y avait en tout cas rien de menaçant dans cette troupe. Ils paraissaient intrigués et vaguement terrifiés.
« Où est-il ? demanda Montgomery.
– Là-bas, fit le monstre en étendant le bras.
– Est-ce qu’il y a une Loi maintenant ? demanda le Singe.
– Est-ce qu’il y aura encore ceci et cela ? Est-ce vrai qu’il est mort ? Y a-t-il une Loi ? répéta le bipède vêtu de blanc.
– Y a-t-il une Loi, toi, l’Autre avec le fouet ? Est-il mort ? » questionna le monstre aux poils gris.
Et tous nous examinaient attentivement.
« Prendick, dit Montgomery en tournant vers moi ses yeux mornes, il est mort… c’est évident. » Je m’étais tenu derrière lui pendant tout le précédent colloque. Je commençai à comprendre ce qu’il en était réellement, et, me plaçant vivement devant lui, je parlai d’une voix assurée : « Enfants de la Loi, il n’est pas mort. » M’ling tourna vers moi ses yeux vifs.
« Il a changé de forme, continuai-je – il a changé de corps. Pendant un certain temps, vous ne le verrez plus. Il est là… là – je levai la main vers le ciel – d’où il vous surveille.
Vous ne pouvez le voir, mais lui vous voit. Redoutez la Loi. » Je les fixais délibérément : ils reculèrent.
« Il est grand ! Il est bon ! dit l’Homme-Singe, en levant craintivement les yeux vers les épais feuillages.
– Et l’autre Chose ? demandai-je.
– La Chose qui saignait et qui courait en hurlant et en pleurant – elle est morte aussi, répondit le monstre gris, qui me suivait du regard.
– Ça, c’est parfait, grommela Montgomery.
– L’Autre avec le fouet… commença le monstre gris.
– Eh bien ? fis-je.
– … a dit qu’il était mort. » Mais Montgomery n’était pas assez ivre pour ne pas avoir compris quel mobile m’avait fait nier la mort de Moreau.
« Il n’est pas mort, confirma-t-il lentement. Pas mort du tout. Pas plus mort que moi.
– Il y en a, repris-je, qui ont transgressé la Loi. Ils mourront. Certains sont morts déjà.
Montrez-nous maintenant où se trouve son corps, le corps qu’il a rejeté parce qu’il n’en avait plus besoin.
– C’est par ici, Homme qui marche dans la mer », dit le monstre.
Alors, guidés par ces six créatures, nous avançâmes à travers le chaos des fougères, des lianes et des troncs, vers le nord-ouest. Tout à coup, il y eut un hurlement, un craquement parmi les branches, et un petit homoncule rose arriva vers nous en poussant des cris.
Immédiatement après parut un monstre tout trempé de sang, le poursuivant à toute vitesse et qui fut sur nous avant d’avoir pu se détourner. Le monstre gris bondit de côté ; M’ling sauta sur l’autre en grondant, et fut renversé, Montgomery tira, manqua son coup, baissa la tête, tendit le bras en avant et fit demi-tour pour s’enfuir. Je tirai alors, et le monstre avança encore ; je tirai, de nouveau, à bout portant dans son horrible face. Je vis ses traits s’évanouir dans un éclair, et sa figure fut comme enfoncée. Pourtant, il passa contre moi, saisit Montgomery et, sans le lâcher, tomba de tout son long, l’entraîna dans sa chute, tandis que le secouaient les derniers spasmes de l’agonie.
Je me retrouvai seul avec M’ling, la brute morte et Montgomery par terre. Enfin, ce dernier se releva lentement et considéra, d’un air hébété, la tête fracassée de la bête auprès de lui. Cela le dégrisa à moitié et il se remit d’aplomb sur ses pieds. Alors j’aperçus le monstre gris qui, avec précaution, revenait vers nous.
« Regarde ! et je montrai du doigt la bête massacrée. Il y a encore une Loi, et celui-ci l’avait transgressée. » Le monstre examinait le cadavre.
« Il envoie le feu qui tue », dit-il de sa voix profonde, répétant quelque fragment du rituel.
Les autres se rapprochèrent et regardèrent.
Enfin, nous nous mîmes en route dans la direction de l’extrémité occidentale de l’île.
Nous trouvâmes le corps rongé et mutilé du puma, l’épaule fracassée par une balle, et, à environ vingt mètres de là, nous découvrîmes celui que nous cherchions. Il gisait la face contre terre, dans un espace trépigné, au milieu d’un fourré de roseaux. Il avait une main presque entièrement séparée du poignet et ses cheveux argentés étaient souillés de sang.
Sa tête avait été meurtrie par les chaînes du puma, et les roseaux, écrasés sous lui, étaient tout sanglants. Nous ne pûmes retrouver son revolver. Montgomery retourna le corps.
Après de fréquentes haltes et avec l’aide des sept bipèdes qui nous accompagnaient – car il était grand et lourd – nous rapportâmes son cadavre à l’enclos. La nuit tombait. Par deux fois nous entendîmes d’invisibles créatures hurler et gronder, au passage de notre petite troupe, et une fois l’homoncule rose vint nous épier, puis disparut. Mais nous ne fûmes pas attaqués. À l’entrée de l’enclos, la troupe des bipèdes nous laissa – et M’ling s’en alla avec eux. Nous nous enfermâmes soigneusement et nous transportâmes dans la cour, sur un tas de fagots, le cadavre mutilé de Moreau.
Après quoi, pénétrant dans le laboratoire, nous achevâmes tout ce qui s’y trouvait de vivant.
12 Chapitre UN PEU DE BON TEMPS Quand cette corvée fut achevée, et que nous nous fûmes nettoyés et restaurés, Montgomery et moi nous installâmes dans ma petite chambre pour examiner sérieusement et pour la première fois notre situation. Il était alors près de minuit. Montgomery était presque dégrisé, mais son esprit était encore grandement bouleversé. Il avait singulièrement subi l’influence de l’impérieuse personnalité de Moreau, et je ne crois pas qu’il eût jamais envisagé que celui-ci pût mourir. Ce désastre était le renversement inattendu d’habitudes qui étaient arrivées à faire partie de sa nature, pendant les quelque dix monotones années qu’il avait passées dans l’île. Il débita des choses vagues, répondit de travers à mes questions et s’égara dans des considérations d’ordre général.
« Quelle stupide invention que ce monde ! dit-il. Quel gâchis que tout cela ! Je n’ai jamais vécu. Je me demande quand ça doit commencer. Seize ans tyrannisé, opprimé, embêté par des nourrices et des pions ; cinq ans à Londres, à piocher la médecine – cinq années de nourriture exécrable, de logis sordide, d’habits sordides, de vices sordides ; une bêtise que je commets – je n’ai jamais connu mieux – et expédié dans cette île maudite.
Dix ans ici ! Et pour quoi tout cela, Prendick ? Quelle duperie ! » Il était difficile de tirer quelque chose de pareilles extravagances.
« Ce dont il faut nous occuper maintenant, c’est du moyen de quitter cette île.
– À quoi servirait de s’en aller ? je suis un proscrit, un réprouvé. Où dois-je rejoindre ? Tout cela, c’est très bien pour vous, Prendick ! Pauvre vieux Moreau ! Nous ne pouvons l’abandonner ici, pour que les bêtes épluchent ses os. Et puis… Mais d’ailleurs, qu’adviendra-t-il de celles de ces créatures qui n’ont pas mal tourné ? – Eh bien, nous verrons cela demain. J’ai pensé que nous pourrions faire un bûcher avec le tas de fagots et ainsi brûler son corps – avec les autres choses… Qu’adviendra-t-il des monstres après cela ? – Je n’en sais rien. Je suppose que ceux qui ont été faits avec des bêtes féroces finiront tôt ou tard par tourner mal. Nous ne pouvons les massacrer tous, n’est-ce pas ? Je suppose que c’est ce que votre humanité pouvait suggérer ?… Mais ils changeront, ils changeront sûrement. » Il parla ainsi à tort et à travers jusqu’à ce que je sentisse la patience lui manquer.
« Mille diables ! s’écria-t-il à une remarque un peu vive de ma part, ne voyez-vous pas que la passe où nous nous trouvons est pire pour moi que pour vous ? » Il se leva et alla chercher le cognac.
« Boire ! fit-il en revenant. Vous, discuteur, gobeur d’arguments, espèce de saint athée blanchi à la chaux, buvez un coup aussi.
– Non », dis-je, et je m’assis, observant d’un oeil sévère, sous la clarté jaune du pétrole, sa figure s’allumer à mesure qu’il buvait et qu’il tombait dans une loquacité dégradante. Je me souviens d’une impression d’ennui infini. Il pataugea dans une larmoyante défense des bêtes humanisées et de M’ling. M’ling, prétendait-il, était le seul être qui lui eût jamais témoigné quelque affection. Soudain, une idée lui vint.
« Et puis après… que le diable m’emporte ! » fit-il.
Il se leva en titubant, et saisit la bouteille de cognac. Par une soudaine intuition, je devinai ce qu’il allait faire.
« Vous n’allez pas donner à boire à cette bête ! m’exclamai-je en me levant pour lui barrer le passage.
– Cette bête !… C’est vous qui êtes une bête. Il peut prendre son petit verre comme un chrétien… Débarrassez le passage, Prendick.
– Pour l’amour de Dieu…, commençai-je.
– Ôtez-vous de là ! rugit-il en sortant brusquement son revolver.
– C’est bien », concédai-je, et je m’écartai, presque décidé à me jeter sur lui au moment où il mettrait la main sur le loquet ; mais la pensée de mon bras hors d’usage m’en détourna. « Vous êtes tombé au rang des bêtes, et c’est avec les bêtes qu’est votre place. » Il ouvrit la porte toute grande, et, à demi tourné vers moi, debout entre la lumière jaunâtre de la lampe et la clarté blême de la lune, ses yeux semblables, dans leurs orbites, à des pustules noires sous les épais et rudes sourcils, il débita : « Vous êtes un stupide faquin, Prendick, un âne bâté, qui se forge des craintes fantastiques. Nous sommes au bord du trou. Il ne me reste plus qu’à me couper la gorge demain, mais, ce soir, je m’en vais d’abord me donner un peu de bon temps. » Il sortit dans le clair de lune.
« M’ling ! M’ling ! mon vieux camarade ! » appela-t-il.
Dans la clarté blanche, trois créatures imprécises se montrèrent à l’orée des taillis, l’une, enveloppée de toile blanche, les deux autres, des taches sombres, suivant la première. Elles s’arrêtèrent, attentives. J’aperçus alors les épaules voûtées de M’ling s’avançant au long de la clôture.
« Buvez ! cria Montgomery, buvez ! Vous autres espèces de brutes ! Buvez et soyez des hommes ! Mille diables, j’ai du génie, moi ! Moreau n’y avait pas pensé ! C’est le dernier coup de pouce. Allons ! buvez, vous dis-je ! » Brandissant la bouteille, il se mit à courir dans la direction de l’ouest, M’ling le suivant et précédant les trois indécises créatures qui les accompagnaient.
Je m’avançai sur le seuil. Bientôt, la troupe, à peine distincte dans la vaporeuse clarté lunaire, s’arrêta. Je vis Montgomery administrer une dose de cognac pur à M’ling, et l’instant d’après, les cinq personnages de cette scène confuse n’étaient plus qu’une tache confuse. Tout à coup, j’entendis la voix de Montgomery qui criait : « Chantez !… Chantons tous ensemble : conspuez Prendick… C’est parfait.
Maintenant, encore : Conspuez Prendick ! conspuez Prendick ! » Le groupe noir se rompit en cinq ombres séparées et recula lentement dans la distance au long de la bande éclairée du rivage. Chacun de ces malheureux hurlait à son gré, aboyant des insultes à mon intention, et donnant libre cours à toutes les fantaisies que suggérait cette inspiration nouvelle de l’ivresse.
« Par file à droite ! » commanda la voix lointaine de Montgomery, et ils s’enfoncèrent avec leurs cris et leurs hurlements dans les ténèbres des arbres. Lentement, très lentement, ils s’éloignèrent dans le silence.
La paisible splendeur de la nuit m’enveloppa de nouveau. La lune avait maintenant passé le méridien et faisait route vers l’ouest. Elle était à son plein et, très brillante, semblait voguer dans un ciel d’azur vide. L’ombre du mur, large d’un mètre à peine et absolument noire, se projetait à mes pieds. La mer, vers l’est, était d’un gris uniforme, sombre et mystérieuse, et, entre les flots et l’ombre, les sables gris, provenant de cristallisations volcaniques, étincelaient et brillaient comme une plage de diamants.
Derrière moi, la lampe à pétrole brûlait, chaude et rougeâtre.
Alors je rentrai et fermai la porte à clef. J’allai dans la cour où le cadavre de Moreau reposait auprès de ses dernières victimes – les chiens, le lama et quelques autres misérables bêtes ; sa face massive, calme même après cette mort terrible, ses yeux durs grands ouverts semblaient contempler dans le ciel la lune morte et blême. Je m’assis sur le rebord du puits et, mes regards fixant ce sinistre amas de lumière argentée et d’ombre lugubre, je cherchai quelque moyen de fuir.
Au jour, je rassemblerais quelques provisions dans la chaloupe, et, après avoir mis le feu au bûcher que j’avais devant moi, je m’aventurerais, une fois de plus, dans la désolation de l’océan. Je me rendais compte que pour Montgomery il n’y avait rien à faire, car il était, à vrai dire, presque de la même nature que ces bêtes humanisées, et incapable d’aucun commerce humain. Je ne me rappelle pas combien de temps je restai assis là à faire des projets ; peut-être une heure ou deux. Mes réflexions furent interrompues par le retour de Montgomery dans le voisinage. J’entendis de rauques hurlements, un tumulte de cris exultants, qui passa au long du rivage ; des clameurs, des vociférations, des cris perçants qui parurent cesser en approchant des flots. Le vacarme monta et décrut soudain ; j’entendis des coups sourds, un fracas de bois que l’on casse, mais je ne m’en inquiétai pas. Une sorte de chant discordant commença.
Mes pensées revinrent à mes projets de fuite. Je me levai, pris la lampe, et allai dans un hangar examiner quelques petits barils que j’avais déjà remarqués. Mon attention fut attirée par diverses caisses de biscuits et j’en ouvris une. À ce moment, j’aperçus du coin de l’oeil un reflet rouge et je me retournai brusquement.
Derrière moi, la cour s’étendait, nettement coupée d’ombre et de clarté avec le tas de bois et de fagots sur lequel gisaient Moreau et ses victimes mutilées. Ils semblaient s’agripper les uns les autres dans une dernière étreinte vengeresse. Les blessures de Moreau étaient béantes et noires comme la nuit, et le sang qui s’en était échappé s’étalait en mare noirâtre sur le sable. Alors je vis, sans en comprendre la cause, le reflet rougeâtre et fantomatique qui dansait, allait et venait sur le mur opposé. Je l’interprétai mal, me figurant que ce n’était autre chose qu’un reflet de ma lampe falote, et je me retournai vers les provisions du hangar. Je continuai à fouiller partout, autant que je pouvais le faire avec un seul bras, mettant de côté, pour l’embarquer le lendemain dans la chaloupe, tout ce qui me semblait convenable et utile. Mes mouvements étaient maladroits et lents, et le temps passait rapidement ; bientôt le petit jour me surprit.
Le chant discordant se tut pour donner place à des clameurs, puis il reprit et éclata soudain en tumulte. J’entendis des cris de : Encore, Encore ! un bruit de querelle et tout à coup un coup terrible. Le ton de ces cris divers changeait si vivement que mon attention fut attirée. Je sortis dans la cour pour écouter. Alors, tranchant net sur la confusion et le tumulte, un coup de revolver fut tiré.
Je me précipitai immédiatement à travers ma chambre jusqu’à la petite porte extérieure.
À ce moment, derrière moi, quelques-unes des caisses et des boîtes de provisions glissèrent et dégringolèrent sur le sol les unes sur les autres avec un fracas de verre cassé.
Mais sans y faire la moindre attention, j’ouvris vivement la porte et regardai ce qui se passait au-dehors.
Sur la grève, près de l’abri de la chaloupe, un feu de joie brûlait, lançant des étincelles dans la demi-clarté de l’aurore : autour, luttait une masse de figures noires. J’entendis Montgomery m’appeler par mon nom. Le revolver en main, je courus en toute hâte vers les flammes.
Je vis la langue de feu du revolver de Montgomery jaillir une fois tout près du sol. Il était à terre. Je me mis à crier de toutes mes forces et tirai en l’air.
J’entendis un cri : « Le Maître ! » La masse confuse et grouillante se sépara en diverses unités qui se dispersèrent, le feu flamba et s’éteignit. La cohue des bipèdes s’enfuit devant moi, en une panique soudaine. Dans ma surexcitation, je tirai sur eux avant qu’ils ne fussent disparus parmi les taillis. Alors, je revins vers la masse noire qui gisait sur le sol.
Montgomery était étendu sur le dos, et le monstre gris pesait sur lui de tout son poids.
La brute était morte, mais tenait encore dans ses griffes recourbées la gorge de Montgomery. Auprès, M’ling était couché, la face contre terre, immobile, le cou ouvert et tenant la partie supérieure d’une bouteille de cognac brisée. Deux autres êtres gisaient près du feu, l’un sans mouvement, l’autre gémissant par intervalles, et soulevant la tête, de temps à autre, lentement, puis la laissant retomber.
J’empoignai, d’une main, le monstre gris et l’arrachai de sur le corps de Montgomery ; ses griffes mirent les vêtements en lambeaux tandis que je le traînais.
Montgomery avait la face à peine noircie. Je lui jetai de l’eau de mer sur la figure, et installai sous sa tête ma vareuse roulée. M’ling était mort. La créature blessée qui gémissait près du feu – c’était un des Hommes-Loups à la figure garnie de poils grisâtres – gisait, comme je m’en aperçus, la partie supérieure de son corps tombée sur les charbons encore ardents. La misérable bête était en si piteux état que, par pitié, je lui fis sauter le crâne. L’autre monstre – mort aussi – était l’un des Hommes-Taureaux vêtus de blanc.
Le reste des bipèdes avait disparu dans le bois. Je revins vers Montgomery et m’agenouillai près de lui, maudissant mon ignorance de la médecine.
À mon côté, le feu s’éteignait et, seuls, restaient quelques tisons carbonisés ou se consumant encore au milieu des cendres grises. Je me demandais où Montgomery pouvait bien avoir trouvé tout ce bois, et je vis alors que l’aurore avait envahi le ciel, brillant maintenant à mesure que la lune déclinante devenait plus pâle et plus opaque dans la lumineuse clarté bleue. Vers l’est, l’horizon était bordé de rouge.
À ce moment, j’entendis derrière moi des bruits sourds accompagnés de sifflements, et m’étant retourné, d’un bond je me relevai, en poussant un cri d’horreur. Contre l’aube ardente, de grandes masses tumultueuses de fumée noire tourbillonnaient au-dessus de l’enclos, et à travers leur orageuse obscurité jaillissaient de longs et tremblants fuseaux de flamme rouge sang. Le toit de roseaux s’embrasa ; je vis les flammes souples monter à l’assaut des appentis, et un grand jet soudain s’élança par la fenêtre de ma chambre.
Je compris immédiatement ce qui était arrivé, en me rappelant le fracas que j’avais entendu. Lorsque je m’étais précipité au secours de Montgomery, j’avais renversé la lampe.
L’impossibilité évidente de sauver quoi que ce soit de ce que contenaient les pièces de l’enclos m’apparut aussitôt. Mon esprit revint à mon projet de fuite, et, brusquement, je me retournai vers l’endroit du rivage où étaient abritées les deux embarcations. Elles n’étaient plus là ! Sur le sable, non loin de moi, j’aperçus deux haches ; des éclats de bois et de copeaux étaient partout épars, et les cendres du feu fumaient et noircissaient sous la clarté de l’aube. Pour se venger et empêcher notre retour vers l’humanité, Montgomery avait brûlé les barques.
Un soudain accès de rage me secoua. Je fus sur le point de me laisser aller à frapper à coups redoublés sur son crâne stupide, tandis qu’il était là, sans défense à mes pieds. Mais soudain il remua sa main si faiblement, si pitoyablement que ma rage disparut. Il eut un gémissement et souleva un instant ses paupières.
Je m’agenouillai près de lui et lui soulevai la tête. Il rouvrit les yeux, contemplant silencieusement l’aurore, puis son regard rencontra le mien : ses paupières alourdies retombèrent.
« Fâché », articula-t-il avec effort.
Il semblait essayer de penser.
« C’est le bout, murmura-t-il, la fin de cet univers idiot. Quel gâchis… » J’écoutais. Sa tête s’inclina, inerte. Je pensai que quelque liquide pouvait le ranimer.
Mais je n’avais là ni boisson, ni vase pour le faire boire. Tout à coup, il me parut plus lourd, et mon coeur se serra.
Je me penchai sur son visage et posai ma main sur sa poitrine à travers une déchirure de sa blouse. Il était mort, et au moment où il expirait, une ligne de feu, blanche et ardente, le limbe du soleil, monta, à l’orient, par-delà le promontoire, éclaboussant le ciel de ses rayons, et changeant la mer sombre en un tumulte bouillonnant de lumière éblouissante qui se posa, comme une gloire, sur la face contractée du mort.
Doucement, je laissai sa tête retomber sur le rude oreiller que je lui avais fait, et je me relevai. Devant moi, j’avais la scintillante désolation de la mer, l’effroyable solitude où j’avais tant souffert déjà ; en arrière, l’île assoupie sous l’aurore, et ses bêtes invisibles.
L’enclos avec ses provisions et ses munitions brûlait dans un vacarme confus, avec de soudaines rafales de flammes, avec de violentes crépitations, et de temps à autre un écroulement. L’épaisse et lourde fumée s’éloignait en suivant la grève, roulant au ras des cimes des arbres vers les huttes du ravin.
13 Chapitre SEUL AVEC LES MONSTRES Alors, des buissons, sortirent trois monstres bipèdes, les épaules voûtées, la tête en avant, les mains informes gauchement balancées, les yeux questionneurs et hostiles, s’avançant vers moi avec des gestes hésitants. Je leur fis face, affrontant en eux mon destin, seul maintenant, n’ayant plus qu’un bras valide, et dans ma poche un revolver chargé encore de quatre balles. Parmi les fragments et les éclats de bois épars sur le rivage, se trouvaient les deux haches qui avaient servi à démolir les barques. Derrière moi, la marée montait.
Il ne restait plus rien à faire, sinon à prendre courage. Je regardai délibérément, en pleine figure, les monstres qui s’approchaient. Ils évitèrent mon regard, et leurs narines frémissantes flairaient les cadavres qui gisaient auprès de moi.
Je fis quelques pas, ramassai le fouet taché de sang qui était resté sous le cadavre de l’Homme-Loup et le fis claquer.
Ils s’arrêtèrent et me regardèrent avec étonnement.
« Saluez ! commandai-je. Rendez le salut ! » Ils hésitèrent. L’un d’eux ploya le genou. Je répétai mon commandement, la gorge affreusement serrée et en faisant un pas vers eux. L’un s’agenouilla, puis les deux autres.
Je me retournai à demi, pour revenir vers les cadavres, sans quitter du regard les trois bipèdes agenouillés, à la façon dont un acteur remonte au fond de la scène en faisant face au public.
« Ils ont enfreint la Loi, expliquai-je en posant mon pied sur le monstre aux poils gris.
Ils ont été tués. Même celui qui enseignait la loi. Même l’Autre avec le fouet. Puissante est la Loi ! Venez et voyez.
– Nul n’échappe ! dit l’un d’entre eux, en avançant pour voir.
– Nul n’échappe, répétai-je. Aussi écoutez et faites ce que je vous commande. » Ils se relevèrent, s’interrogeant les uns les autres du regard.
« Restez là », ordonnai-je.
Je ramassai les deux hachettes et les suspendis à l’écharpe qui soutenait mon bras ; puis je retournai Montgomery, lui pris son revolver encore chargé de deux coups, et trouvai dans une poche en le fouillant une demi-douzaine de cartouches.
M’étant relevé, j’indiquai le cadavre du bout de mon fouet.
« Avancez, prenez-le et jetez-le dans la mer. » Encore effrayés, ils s’approchèrent de Montgomery, ayant surtout peur du fouet dont je faisais claquer la lanière toute tachée de sang ; puis, après quelques gauches hésitations, quelques menaces et des coups de fouet, ils le soulevèrent avec précaution, descendirent la grève et entrèrent en barbotant dans les vagues éblouissantes.
« Allez ! allez ! criai-je. Plus loin encore. » Ils s’éloignèrent jusqu’à ce qu’ils eussent de l’eau aux aisselles ; ils s’arrêtèrent alors et me regardèrent.
« Lâchez tout », commandai-je.
Le cadavre de Montgomery disparut dans un remous et je sentis quelque chose me poigner le coeur.
« Bon ! » fis-je, avec une sorte de sanglot dans la voix. Et, craintifs, les monstres revinrent précipitamment jusqu’au rivage, laissant après eux, dans l’argent des flots, de longs sillages sombres. Arrivés au bord des vagues, ils se retournèrent, inquiets, vers la mer, comme s’ils se fussent attendus à voir Montgomery resurgir pour exercer quelque vengeance.
« À ceux-ci, maintenant » fis-je, en indiquant les autres cadavres.
Ils prirent soin de ne pas approcher de l’endroit où ils avaient jeté Montgomery et portèrent les quatre bêtes mortes, avant de les immerger, à cent mètres de là en avançant en biais.
Comme je les observais pendant qu’ils emportaient les restes mutilés de M’ling, j’entendis, derrière moi, un bruit de pas légers et, me retournant vivement, j’aperçus, à une douzaine de mètres, la grande Hyène-Porc. Le monstre avait la tête baissée, ses yeux brillants étaient fixés sur moi, et il tenait ses tronçons de mains serrés contre lui. Quand je me retournai, il s’arrêta dans cette attitude courbée, les yeux regardant de côté.
Un instant, nous restâmes face à face. Je laissai tomber le fouet et je sortis le revolver de ma poche, car je me proposais, au premier prétexte, de tuer cette brute, la plus redoutable de celles qui restaient maintenant dans l’île. Cela paraître déloyal, mais telle était ma résolution. Je redoutais ce monstre plus que n’importe quelle autre des bêtes humanisées.
Son existence était, je le savais, une menace pour la mienne.
Pendant une dizaine de secondes, je rassemblai mes esprits.
« Saluez ! À genoux ! » ordonnai-je.
Elle eut un grognement qui découvrit ses dents.
« Qui êtes-vous pour… ? » Un peu trop nerveusement peut-être, je levai mon revolver, visai et fis feu. Je l’entendis glapir et la vis courant de côté pour s’enfuir ; je compris que je l’avais manquée et, avec mon pouce, je relevai le chien pour tirer de nouveau. Mais la bête s’enfuyait à toute vitesse, sautant de côté et d’autre, et je n’osai pas risquer de la manquer une fois de plus.
De temps en temps, elle regardait de mon côté, par-dessus son épaule ; elle suivit, de biais, le rivage, et disparut dans les masses de fumée rampante qui s’échappaient encore de l’enclos incendié. Je restai un instant, les yeux fixés sur l’endroit où le monstre avait disparu, puis je me retournai vers mes trois bipèdes obéissants et leur fis signe de laisser choir dans les flots le cadavre qu’ils soutenaient encore. Je revins alors auprès du tas de cendres à l’endroit où les corps étaient tombés, et, du pied, je remuai le sable, jusqu’à ce que les traces de sang eussent disparu.
Je renvoyai mes trois serfs d’un geste de la main, et, montant la grève, j’entrai dans les fourrés. Je tenais mon revolver, et mon fouet était suspendu, avec les hachettes, à l’écharpe de mon bras. J’avais envie d’être seul pour réfléchir à la position dans laquelle je me trouvais.
Une chose terrible, dont je commençais seulement à me rendre compte, était que, dans toute cette île, il n’y avait aucun endroit sûr où je pusse me trouver isolé et en sécurité pour me reposer ou dormir. Depuis mon arrivée, j’avais recouvré mes forces d’une façon surprenante, mais j’étais encore fort enclin à des nervosités et à des affaissements en cas de véritable détresse. J’avais l’impression qu’il me fallait traverser l’île et m’établir au milieu des bipèdes humanisés pour trouver, en me confiant à eux, quelque sécurité. Le coeur me manqua. Je revins vers le rivage, et, tournant vers l’est, du côté de l’enclos incendié, je me dirigeai vers un point où une langue basse de sable et de corail s’avançait vers les récifs. Là, je pourrais m’asseoir et réfléchir, tournant le dos à la mer et faisant face à toute surprise. Et j’allai m’y asseoir, le menton dans les genoux, le soleil tombant d’aplomb sur ma tête, une crainte croissante m’envahissant l’esprit et cherchant le moyen de vivre jusqu’au moment de ma délivrance – si jamais la délivrance devait venir.
J’essayai de considérer toute la situation aussi calmement que je pouvais, mais il me fut impossible de me débarrasser de mon émotion.
Je me mis à retourner dans mon esprit les raisons du désespoir de Montgomery… Ils changeront, avait-il dit, ils sont sûrs de changer… Et Moreau ? Qu’avait dit Moreau ? Leur opiniâtre bestialité reparaît jour après jour… Puis, ma pensée revint à l’Hyène-Porc.
J’avais la certitude que si je ne tuais pas cette brute, ce serait elle qui me tuerait… Celui qui enseignait la Loi était mort… Malchance !… Ils savaient maintenant que les porteurs de fouet pouvaient être tués, aussi bien qu’eux… M’épiaient-ils déjà, de là-bas, d’entre les masses vertes de fougères et de palmiers ? Peut-être me guetteraient-ils jusqu’à ce que je vinsse à passer à leur portée ? Que complotaient-ils contre moi ? Que leur disait l’Hyène-Porc ? Mon imagination m’échappait pour vagabonder dans un marécage de craintes irréelles.
Je fus distrait de mes pensées par des cris d’oiseaux de mer, qui se précipitaient vers un objet noir que les vagues avaient échoué sur le sable, près de l’enclos. Je savais trop ce qu’était cet objet, mais je n’eus pas le coeur d’aller les chasser. Je me mis à marcher au long du rivage dans la direction opposée, avec l’intention de contourner l’extrémité est de l’île et de me rapprocher ainsi du ravin des huttes, sans m’exposer aux embûches possibles des fourrés.
Après avoir fait environ un demi-mille sur la grève, j’aperçus l’un de mes trois bipèdes obéissants qui sortait de sous-bois et s’avançait vers moi. Les fantaisies de mon imagination m’avaient rendu tellement nerveux que je tirai immédiatement mon revolver.
Même le geste suppliant de la bête ne parvint pas à me désarmer.
Il continua d’avancer en hésitant.
« Allez-vous-en », criai-je.
Il y avait dans l’attitude craintive de cet être beaucoup de la soumission canine. Il recula quelque peu, comme un chien que l’on chasse, s’arrêta, et tourna vers moi ses yeux bruns et implorants.
« Allez-vous-en ! répétai-je. Ne m’approchez pas.
– Je ne peux pas venir près de vous ? demanda t-il.
– Non ! allez-vous-en », insistai-je en faisant claquer mon fouet ; puis en prenant le manche entre mes dents, je me baissai pour ramasser une pierre, et cette menace fit fuir la bête.
Ainsi, seul, je contournai le ravin des animaux humanisés, et, caché parmi les herbes et les roseaux qui séparaient la crevasse de la mer, j’épiai ceux d’entre eux qui parurent, essayant de juger, d’après leurs gestes et leur attitude, de quelle façon les avait affectés la mort de Moreau et de Montgomery et la destruction de la maison de douleur. Je compris maintenant la folie de ma couardise. Si j’avais conservé mon courage au même niveau qu’à l’aurore, si je ne l’avais pas laissé décliner et s’annihiler dans mes réflexions solitaires, j’aurais pu saisir le sceptre de Moreau et gouverner les monstres. Maintenant j’en avais perdu l’occasion et j’étais tombé au rang de simple chef parmi des semblables.
Vers midi, certains bipèdes vinrent s’étendre sur le sable chaud. La voix impérieuse de la soif eut raison de mes craintes. Je sortis du fourré, et, le revolver à la main, je descendis vers eux. L’un de ces monstres – une Femme-Loup – tourna la tête et me regarda avec étonnement. Puis ce fut le tour des autres, sans qu’aucun fît mine de se lever et de me saluer. Je me sentais trop faible et trop las pour insister devant leur nombre, et je laissai passer le moment.
« Je veux manger, prononçai-je, presque sur un ton d’excuse et en continuant d’approcher.
– Il y a à manger dans les huttes », répondit un Boeuf-Verrat, à demi endormi, en détournant la tête.
Je les côtoyai et m’enfonçai dans l’ombre et les odeurs du ravin presque désert. Dans une hutte vide, je me régalai de fruits, et après avoir disposé quelques branchages à demi séchés pour en boucher l’ouverture, je m’étendis, la figure tournée vers l’entrée, la main sur mon revolver. La fatigue des trente dernières heures réclama son dû et je me laissai aller à un léger assoupissement, certain que ma légère barricade pouvait faire un bruit suffisant pour me réveiller en cas de surprise.
Ainsi, je devenais un être quelconque parmi les animaux humanisés dans cette île du docteur Moreau. Quand je m’éveillai, tout était encore sombre autour de moi ; mon bras, dans ses bandages, me faisait mal ; je me dressai sur mon séant, me demandant tout d’abord où je pouvais bien être. J’entendis des voix rauques qui parlaient au-dehors et je m’aperçus alors que ma barricade n’existait plus et que l’ouverture de la hutte était libre.
Mon revolver était encore à portée de ma main.
Je perçus le bruit d’une respiration et distinguai quelque être blotti tout contre moi. Je retins mon souffle, essayant de voir ce que c’était. Cela se mit à remuer lentement, interminablement, puis une chose douce, tiède et moite passa sur ma main.
Tous mes muscles se contractèrent et je retirai vivement mon bras. Un cri d’alarme s’arrêta dans ma gorge et je me rendis suffisamment compte de ce qui était arrivé pour mettre la main sur mon revolver.
« Qui est là ? demandai-je en un rauque murmure, et l’arme pointée.
– Moi, maître.
– Qui êtes-vous ? – Ils me disent qu’il n’y a pas de maître maintenant. Mais moi. je sais, je sais. J’ai porté les corps dans les flots, ô toi qui marches dans la mer, les corps de ceux que tu as tués. Je suis ton esclave, maître.
– Es-tu celui que j’ai rencontré sur le rivage ? questionnai-je.
– Le même, maître.» Je pouvais évidemment me fier à la bête, car elle aurait pu m’attaquer tandis que je dormais.
« C’est bien », dis-je, en lui laissant lécher ma main.
Je commençais à mieux comprendre ce que sa présence signifiait et tout mon courage revint.
« Où sont les autres ? demandai-je.
Ils sont fous, ils sont insensés, affirma l’Homme-Chien. Maintenant ils causent ensemble là-bas. Ils disent : le Maître est mort, l’Autre avec le Fouet est mort ; l’Autre qui marchait dans la mer est… comme nous sommes. Nous n’avons plus ni Maître, ni Fouets, ni Maison de Douleur. C’est la fin. Nous aimons la Loi et nous l’observerons ; mais il n’y aura plus jamais, ni Maître, ni Fouets, jamais. Voilà ce qu’ils disent. Mais moi, maître, je sais, je sais. » J’étendis la main dans l’obscurité et caressai la tête de l’Homme-Chien.
« C’est bien, acquiesçai-je encore.
– Bientôt, tu les tueras tous, dit l’Homme-Chien.
– Bientôt, répondis-je, je les tuerai tous, après qu’un certain temps et que certaines choses seront arrivées ; tous, sauf ceux que tu épargneras, tous, jusqu’au dernier, seront tués.
– Ceux que le Maître veut tuer, le Maître les tue, déclara l’Homme-Chien avec une certaine satisfaction dans la voix.
– Et afin que le nombre de leurs fautes augmente, ordonnai-je, qu’ils vivent dans leur folie jusqu’à ce que le temps soit venu. Qu’ils ne sachent pas que je suis le Maître.
– La volonté du Maître est bonne, répondit l’Homme-Chien, avec le rapide tact de son hérédité canine.
– Mais il en est un qui a commis une grave offense. Celui-là, je le tuerai où que je le rencontre. Quand je te dirai : c’est lui, tu sauteras dessus sans hésiter. Et maintenant, je vais aller vers ceux qui sont assemblés. » Un instant l’ouverture de la hutte fut obstruée par L’Homme-Chien qui sortait. Ensuite, je le suivis et me trouvai debout presque à l’endroit exact où j’étais lorsque j’avais entendu Moreau et son chien me poursuivre. Mais il faisait nuit maintenant et ce ravin aux miasmes infects était obscur autour de moi, et plus loin, au lieu d’une verte pente ensoleillée. je vis les flammes rougeâtres d’un feu devant lequel s’agitaient de grotesques personnages aux épaules arrondies. Plus loin encore s’élevaient les troncs serrés des arbres, formant une bande ténébreuse frangée par les sombres dentelles des branches supérieures. La lune apparaissait au bord du talus du ravin, et, comme une barre au travers de sa face, montait la colonne de vapeur qui, sans cesse, jaillissait des fumerolles de l’île.
«Marche près de moi », commandai-je, rassemblant tout mon courage ; et côte à côte nous descendîmes l’étroit passage sans faire attention aux vagues ombres qui nous épiaient par les ouvertures de huttes.
Aucun de ceux qui étaient autour du feu ne fit mine de me saluer. La plupart, ostensiblement, affectèrent l’indifférence. Mon regard chercha l’Hyène-Porc, mais elle n’était pas là. Ils étaient bien en tout une vingtaine, accroupis, contemplant le feu ou causant entre eux.
« Il est mort, il est mort, le Maître est mort, dit la voix de l’Homme-Singe, sur sa droite.
La Maison de Souffrance, il n’y a pas de Maison de Souffrance.
– Il n’est pas mort, assurai-je d’une voix forte. Maintenant même, il vous voit. » Cela les surprit. Vingt paires d’yeux me regardèrent.
« La Maison de Souffrance n’existe plus, continuai-je, mais elle reviendra. Vous ne pouvez pas voir le Maître, et cependant, en ce moment même, il écoute au-dessus de vous.
– C’est vrai, c’est vrai », confirma l’Homme-Chien.
Mon assurance les frappa de stupeur. Un animal peut être féroce et rusé, mais seul un homme peut mentir.
« L’Homme au bras lié dit une chose étrange, proféra l’un des animaux.
– Je vous dis qu’il en est ainsi ! affirmai-je. Le Maître de la Maison de Douleur reparaîtra bientôt. Malheur à celui qui transgresse la Loi ! » Ils se regardèrent les uns les autres curieusement. Avec une indifférence affectée, je me mis à enfoncer négligemment ma hachette dans le sol devant moi, et je remarquai qu’ils examinaient les profondes entailles que je faisais dans le gazon.
Puis le Satyre émit un doute auquel je répondis ; après quoi l’un des êtres tachetés fit une objection, et une discussion animée s’éleva autour du feu. De moment en moment je me sentais plus assuré de ma sécurité présente. Je causais maintenant sans ces saccades dans la voix, dues à l’intensité de ma surexcitation et qui m’avaient tout d’abord troublé.
En une heure de ce bavardage, j’eus réellement convaincu plusieurs de ces monstres de la vérité de mes assertions et jeté les autres dans un état de doute troublant. J’avais l’oeil aux aguets pour mon ennemie l’Hyène-Porc, mais elle ne se montra pas. De temps en temps, un mouvement suspect me faisait tressaillir, mais je reprenais rapidement confiance.
Enfin, quand la lune commença à descendre du zénith, un à un, les discuteurs se mirent à bâiller, montrant à la lueur du feu qui s’éteignait de bizarres rangées de dents, et ils se retirèrent vers les tanières du ravin. Et moi, redoutant le silence et les ténèbres, je les suivis, me sachant plus en sécurité avec plusieurs d’entre eux qu’avec un seul.
De cette façon commença la partie la plus longue de mon séjour dans cette île du Docteur Moreau. Mais, depuis cette nuit jusqu’à ce qu’en vînt la fin, il ne m’arriva qu’une seule chose importante en dehors d’une série d’innombrables petits détails désagréables et de l’irritation d’une perpétuelle inquiétude. De sorte que je préfère ne pas faire de chronique de cet intervalle de temps, et raconter seulement l’unique incident survenu au cours des dix mois que j’ai passés dans l’intimité de ces brutes à demi humanisées. J’ai gardé mémoire de beaucoup de choses que je pourrais écrire, encore que je donnerais volontiers ma main droite pour les oublier. Mais elles n’ajouteraient aucun intérêt à mon récit. Rétrospectivement, il est étrange pour moi de me rappeler combien je m’accordai vite avec ces monstres, m’accommodai de leurs moeurs et repris toute ma confiance. Il y eut bien quelques querelles, et je pourrais montrer encore des traces de crocs, mais ils acquirent bientôt un salutaire respect pour moi, grâce à mon habileté à lancer des pierres – talent qu’ils n’avaient pas – et grâce encore aux entailles de ma hachette. Le fidèle attachement de mon Homme-Chien Saint-Bernard me fut aussi d’un infini service. Je constatai que leur conception très simple du respect était fondée surtout sur la capacité d’infliger des blessures tranchantes. Je puis bien dire même – sans vanité, j’espère – que j’eus sur eux une sorte de prééminence. Un ou deux de ces monstres, que, dans diverses disputes, j’avais balafrés sérieusement, me gardaient rancune, mais leur ressentiment se manifestait par des grimaces faites derrière mon dos et à une distance suffisante, hors de la portée de mes projectiles.
L’Hyène-Porc m’évitait, et j’étais toujours en alerte à cause d’elle. Mon inséparable Homme-Chien la haïssait et la redoutait excessivement. Je crois réellement que c’était là le fond de l’attachement de cette brute pour moi. Il me fut bientôt évident que le féroce monstre avait goûté du sang et avait suivi les traces de l’Homme-Léopard. Il se fit une tanière quelque part dans la forêt et devint solitaire. Une fois je tentai de persuader les brutes mi-humaines de le traquer, mais je n’eus pas l’autorité nécessaire pour les obliger à coopérer à un effort commun. Maintes fois j’essayai d’approcher de son repaire et de le surprendre à l’improviste, mais ses sens étaient trop subtils, et toujours il me vit ou me flaira à temps pour fuir. D’ailleurs, lui aussi, avec ses embuscades, rendait dangereux les sentiers de la forêt pour mes alliés et moi, et l’Homme-Chien osait à peine s’écarter.
Dans le premier mois, les monstres, relativement à leur subséquente condition, restèrent assez humains, et même envers un ou deux autres, à part mon Homme-Chien, je réussis à avoir une amicale tolérance. Le petit être rosâtre me montrait une bizarre affection et se mit aussi à me suivre. Pourtant, l’Homme-Singe m’était infiniment désagréable. Il prétendait, à cause de ses cinq doigts, qu’il était mon égal et ne cessait, dès qu’il me voyait, de jacasser perpétuellement les plus sottes niaiseries. Une seule chose en lui me distrayait un peu : son fantastique talent pour fabriquer de nouveaux mots. Il avait l’idée, je crois, qu’en baragouiner qui ne signifiaient rien était l’usage naturel à faire de la parole.
Il appelait cela « grand penser » pour le distinguer du « petit penser » – lequel concernait les choses utiles de l’existence journalière. Si par hasard je faisais quelque remarque qu’il ne comprenait pas, il se répandait en louanges, me demandait de la répéter, l’apprenait par coeur, et s’en allait la dire, en écorchant une syllabe ici où là, à tous ses compagnons. Il ne faisait aucun cas de ce qui était simple et compréhensible, et j’inventai pour son usage personnel quelques curieux « grands pensers ». Je suis persuadé maintenant qu’il était la créature la plus stupide que j’aie jamais vue de ma vie. Il avait développé chez lui, de la façon la plus surprenante, la sottise distinctive de l’homme sans rien perdre de la niaiserie naturelle du singe.
Tout ceci, comme je l’ai dit, se rapporte aux premières semaines que je passai seul parmi les brutes. Pendant cette période, ils respectèrent l’usage établi par la Loi et conservèrent dans leur conduite un décorum extérieur. Une fois, je trouvai un autre lapin déchiqueté, par l’Hyène-Porc certainement – mais ce fut tout. Vers le mois de mai, seulement, je commençai à percevoir d’une façon distincte une différence croissante dans leurs discours et leurs allures, une rudesse plus marquée d’articulation, et une tendance de plus en plus accentuée à perdre l’habitude du langage. Le bavardage de mon Homme- Singe multiplia de volume, mais devint de moins en moins compréhensible, de plus en plus simiesque. Certains autres semblaient laisser complètement s’échapper leur faculté d’expression, bien qu’ils fussent encore capables, à cette époque, de comprendre ce que je leur disais. Imaginez-vous un langage que vous avez connu exact et défini, qui s’amollit et se désagrège, perd forme et signification et redevient de simples fragments de son.
D’ailleurs, maintenant, ils ne marchaient debout qu’avec une difficulté croissante, et malgré la honte qu’ils en éprouvaient évidemment, de temps en temps je surprenais l’un ou l’autre d’entre eux courant sur les pieds et les mains et parfaitement incapable de reprendre l’attitude verticale. Leurs mains saisissaient plus gauchement les objets. Chaque jour ils se laissaient de plus en plus aller à boire en lapant ou en aspirant, et à ronger et déchirer au lieu de mâcher. Plus vivement que jamais, je me rendais compte de ce que Moreau m’avait dit de leur rétive et tenace bestialité. Ils retournaient à l’animal, et ils y retournaient très rapidement.
Quelques-uns – et ce furent tout d’abord à ma grande surprise les femelles – commencèrent à négliger les nécessités de la décence, et presque toujours délibérément.
D’autres tentèrent même d’enfreindre publiquement l’institution de la monogamie. La tradition imposée de la Loi perdait clairement de sa force, et je n’ose guère poursuivre sur ce désagréable sujet. Mon Homme-Chien retombait peu à peu dans ses moeurs canines ; jour après jour il devenait muet, quadrupède, et se couvrait de poils, sans que je pusse remarquer de transition entre le compagnon qui marchait à mes côtés et le chien flaireur et sans cesse aux aguets qui me précédait ou me suivait. Comme la négligence et la désorganisation augmentaient de jour en jour, le ravin des huttes, qui n’avait jamais été un séjour agréable, devint si infect et nauséabond que je dus le quitter, et, traversant l’île, je me construisis une sorte d’abri avec des branches au milieu des ruines incendiées de la demeure de Moreau. De vagues souvenirs de souffrances, chez les brutes, faisaient de cet endroit le coin le plus sûr.
Il serait impossible de noter chaque détail du retour graduel de ces monstres vers l’animalité, de dire comment, chaque jour, leur apparence humaine s’affaiblissait ; comment ils négligèrent de se couvrir ou de s’envelopper et rejetèrent enfin tout vestige de vêtement ; comment le poil commença à croître sur ceux de leurs membres exposés à l’air ; comment leurs fronts s’aplatirent et leurs mâchoires s’avancèrent. Le changement se faisait, lent et inévitable ; pour eux comme pour moi, il s’accomplissait sans secousse ni impression pénible. J’allais encore au milieu d’eux en toute sécurité, car aucun choc, dans cette descente vers leur ancien état, n’avait pu les délivrer du joug plus lourd de leur animalisme, éliminant peu à peu ce qu’on leur avait imposé d’humain.
Mais je commençai à redouter que bientôt ce choc ne vînt à se produire. Ma brute de Saint-Bernard me suivit à mon nouveau campement, et sa vigilance me permit parfois de dormir d’une manière à peu près paisible. Le petit monstre rose, l’aï, devint fort timide et m’abandonna pour retourner à ses habitudes naturelles parmi les branches des arbres.
Nous étions exactement en cet état d’équilibre où se trouverait une de ces cages peuplées d’animaux divers qu’exhibent certains dompteurs, après que le dompteur l’aurait quittée pour toujours.
Néanmoins ces créatures ne redevinrent pas exactement des animaux tels que le lecteur peut en voir dans les jardins zoologiques – d’ordinaires loups, ours, tigres, boeufs, porcs ou singes. Ils conservaient quelque chose d’étrange dans leur conformation ; en chacun d’eux, Moreau avait mêlé cet animal avec celui-ci : l’un était peut-être surtout ours, l’autre surtout félin ; celui-là boeuf, mais chacun d’eux avait quelque chose provenant d’une autre créature, et une sorte d’animalisme généralisé apparaissait sous des caractères spécifiques.
De vagues lambeaux d’humanité me surprenaient encore de temps en temps chez eux, une recrudescence passagère de paroles, une dextérité inattendue des membres antérieurs, ou une pitoyable tentative pour prendre une position verticale.
Je dus, sans doute, subir aussi d’étranges changements. Mes habits pendaient sur moi en loques jaunâtres sous lesquelles apparaissait la peau tannée. Mes cheveux, qui avaient crû fort longs, étaient tout emmêlés, et l’on me dit souvent que, maintenant encore, mes yeux ont un étrange éclat et une vivacité surprenante.
D’abord, je passai les heures de jour sur la grève du sud explorant l’horizon, espérant et priant pour qu’un navire parût. Je comptais sur le retour annuel de la Chance-Rouge, mais elle ne revint pas. Cinq fois, j’aperçus des voiles et trois fois une traînée de fumée, mais jamais aucune embarcation n’aborda l’île. J’avais toujours un grand feu prêt que j’allumais ; seulement, sans aucun doute, la réputation volcanique de l’endroit suppléait à toute explication.
Ce ne fut guère que vers septembre ou octobre que je commençai à penser sérieusement à construire un radeau. À cette époque, mon bras se trouva entièrement guéri, et de nouveau j’avais mes deux mains à mon service. Tout d’abord, je fus effrayé de mon impuissance. Je ne m’étais, jamais de ma vie, livré à aucun travail de charpente, ni d’aucun genre manuel d’ailleurs, et je passais mon temps, dans le bois, jour après jour, à essayer de fendre des troncs et tenter de les lier entre eux. Je n’avais aucune espèce de cordages et je ne sus rien trouver qui pût me servir de liens ; aucune des abondantes espèces de lianes ne semblait suffisamment souple ni solide, et, avec tout l’amas de mes connaissances scientifiques, je ne savais pas le moyen de les rendre résistantes et souples.
Je passai plus de quinze jours à fouiller dans les ruines de l’enclos ainsi qu’à l’endroit du rivage où les barques avaient été brûlées, cherchant des clous ou d’autres fragments de métal qui puissent m’être de quelque utilité. De temps à autre, quelqu’une des brutes venait m’épier et s’enfuyait à grands bonds quand je criais après elle. Puis vint une saison d’orages, de tempêtes et de pluies violentes, qui retardèrent grandement mon travail ; pourtant je parvins enfin à terminer le radeau.
J’étais ravi de mon oeuvre. Mais avec ce manque de sens pratique qui a toujours fait mon malheur, je l’avais construite à une distance de plus d’un mille de la mer, et avant que je l’eusse traînée jusqu’au rivage, elle était en morceaux. Ce fut peut-être un bonheur pour moi de ne pas m’être embarqué dessus ; mais, à ce moment-là, le désespoir que j’eus de cet échec fut si grand que, pendant quelques jours, je ne sus faire autre chose qu’errer sur le rivage en contemplant les flots et songeant à la mort.
Mais je ne voulais certes pas mourir, et un incident se produisit qui me démontra, sans que je pusse m’y méprendre, quelle folie c’était de laisser ainsi passer les jours, car chaque matin nouveau était gros des dangers croissants du voisinage des monstres.
J’étais étendu à l’ombre d’un pan de mur encore debout, le regard errant sur la mer, quand je tressaillis au contact de quelque chose de froid à mon talon, et, me retournant, j’aperçus l’aï qui clignait des yeux devant moi. Il avait depuis longtemps perdu l’usage de la parole et toute activité d’allures ; sa longue fourrure devenait chaque jour plus épaisse, et ses griffes solides plus tordues. Quand il vit qu’il avait attiré mon attention, il fit entendre une sorte de grognement, s’éloigna de quelques pas vers les buissons et se détourna vers moi.
D’abord je ne compris pas, mais bientôt il me vint à l’esprit qu’il désirait sans doute me voir le suivre et c’est ce que je fis enfin, lentement – car il faisait très chaud. Quand il fut parvenu sous les arbres, il grimpa dans les branches, car il pouvait plus facilement avancer parmi leurs lianes pendantes que sur le sol.
Soudain, dans un espace piétiné, je me trouvai devant un groupe horrible. Mon Saint- Bernard gisait à terre, mort, et près de lui était accroupie l’Hyène-Porc, étreignant dans ses griffes informes la chair pantelante, grognant et reniflant avec délices. Comme j’approchais, le monstre leva vers les miens ses yeux étincelants, il retroussa sur ses dents sanguinolentes ses babines frémissantes et gronda d’un air menaçant. Il n’était ni effrayé ni honteux ; le dernier vestige d’humanité s’était effacé en lui. Je fis un pas en avant, m’arrêtai et sortis mon revolver. Enfin, nous étions face à face.
La brute ne fit nullement mine de fuir. Son poil se hérissa, ses oreilles se rabattirent et tout son corps se replia. Je visai entre les yeux et fis feu. Au même moment le monstre se dressait d’un bond, s’élançait sur moi et me renversait comme une quille. Il essaya de me saisir dans ses informes griffes et m’atteignit au visage ; mais son élan l’emporta trop loin et je me trouvai étendu sous la partie postérieure de son corps. Heureusement, je l’avais atteint à l’endroit visé et il était mort en sautant. Je me dégageai de sous son corps pesant, et, tremblant, je me relevai, examinant la bête secouée encore de faibles spasmes. C’était toujours un danger de moins, mais, seulement, la première d’une série de rechutes dans la bestialité qui, j’en étais sûr, allaient se produire.
Je brûlai les deux cadavres sur un bûcher de broussailles. Alors, je vis clairement qu’à moins de quitter l’île, sans tarder, ma mort n’était plus qu’une question de jours. Sauf une ou deux exceptions, les monstres avaient, à ce moment, laissé le ravin pour se faire des repaires, suivant leurs goûts, parmi les fourrés de l’île. Ils rôdaient rarement de jour et la plupart d’entre eux dormaient de l’aube au soir, et l’île eût pu sembler déserte à quelque nouveau venu. Mais, la nuit, l’air s’emplissait de leurs appels et de leurs hurlements.
L’idée me vint d’en faire un massacre, d’établir des trappes et de les attaquer à coups de couteau. Si j’avais eu assez de cartouches, je n’aurais pas hésité un instant à commencer leur extermination, car il ne devait guère rester qu’une vingtaine de carnivores dangereux, les plus féroces ayant déjà été tués. Après la mort du malheureux Homme-Chien, mon dernier ami, j’adoptai aussi, dans une certaine mesure, l’habitude de dormir dans le jour, afin d’être sur mes gardes pendant la nuit. Je reconstruisis ma cabane, entre les ruines des murs de l’enclos, avec une ouverture si étroite qu’on ne pouvait tenter d’entrer sans faire un vacarme considérable. Les monstres d’ailleurs avaient désappris l’art de faire du feu, et la crainte des flammes leur était venue. Une fois encore, je me remis avec passion à rassembler et à lier des pieux et des branches pour former un radeau sur lequel je pourrais m’enfuir.
Je rencontrai mille difficultés. À l’époque où je fis mes études, on n’avait pas encore adopté les méthodes de Slojd, et j’étais par conséquent fort malhabile de mes mains ; mais cependant d’une façon ou d’une autre, et par des moyens fort compliqués, je vins à bout de toutes les exigences de mon ouvrage, et cette fois je me préoccupai particulièrement de la solidité. Le seul obstacle insurmontable fut que je flotterais sur ces mers peu fréquentées. J’aurais bien essayé de fabriquer quelque poterie, mais le sol ne contenait pas d’argile. J’arpentais l’île en tous sens, essayant, avec toutes les ressources de mes facultés, de résoudre ce dernier problème. Parfois, je me laissais aller à de farouches accès de rage, et, dans ces moments d’intolérable agitation, je tailladais à coups de hachette le tronc de quelques malheureux arbres sans parvenir pour cela à trouver une solution.
Alors, vint un jour, un jour prodigieux que je passai dans l’extase. Vers le sud-ouest, j’aperçus une voile, une voile minuscule comme celle d’un petit schooner, et aussitôt j’allumai une grande pile de broussailles et je restai là en observation, sans me soucier de la chaleur du brasier ni de l’ardeur du soleil de midi. Tout le jour, j’épiai cette voile, ne pensant ni à manger, ni à boire, si bien que la tête me tourna ; les bêtes venaient, me regardaient avec des yeux surpris et s’en allaient. L’embarcation était encore fort éloignée quand l’obscurité descendit et l’engloutit ; toute la nuit je m’exténuai à entretenir mon feu, et les flammes s’élevaient hautes et brillantes, tandis que, dans les ténèbres, les yeux curieux des bêtes étincelaient. Quand l’aube revint, l’embarcation était plus proche et je pus distinguer la voile à bourcet d’une petite barque. Mes yeux étaient fatigués de ma longue observation et malgré mes efforts pour voir distinctement je ne pouvais les croire.
Deux hommes étaient dans la barque, assis très bas, l’un à l’avant, l’autre près de la barre.
Mais le bateau gouvernait étrangement, sans rester sous le vent et tirant des embardées.
Quand le jour devint plus clair, je me mis à agiter, comme signal, les derniers vestiges de ma vareuse. Mais ils ne semblèrent pas le remarquer et demeurèrent assis l’un en face de l’autre. J’allai jusqu’à l’extrême pointe du promontoire bas, gesticulant, et hurlant, sans obtenir de réponse, tandis que la barque continuait sa course apparemment sans but, mais qui la rapprochait presque insensiblement de la baie. Soudain, sans qu’aucun des deux hommes ne fasse le plus petit mouvement, un grand oiseau blanc s’envola hors du bateau, tournoya un instant et s’envola dans les airs sur ses énormes ailes étendues.
Alors, je cessai mes cris et m’asseyant, le menton dans ma main, je suivis du regard l’étrange bateau. Lentement, lentement la barque dérivait vers l’ouest. J’aurais pu la rejoindre à la nage, mais quelque chose comme une vague crainte me retint. Dans l’aprèsmidi, la marée vint l’échouer sur le sable et la laissa à environ une centaine de mètres à l’ouest des ruines de l’enclos.
Les hommes qui l’occupaient étaient morts ; ils étaient morts depuis si longtemps qu’ils tombèrent par morceaux lorsque je voulus les en sortir. L’un d’eux avait une épaisse chevelure rousse comme le capitaine de la Chance-Rouge et, au fond du bateau, se trouvait un béret blanc tout sale. Tandis que j’étais ainsi occupé auprès de l’embarcation, trois des monstres se glissèrent furtivement hors des buissons et s’avancèrent vers moi en reniflant. Je fus pris à leur vue d’un de mes spasmes de dégoût. Je poussai le petit bateau de toutes mes forces pour le remettre à flot et sautai dedans. Deux des brutes étaient des loups qui venaient, les narines frémissantes et les yeux brillants ; la troisième était cette indescriptible horreur faite d’ours et de taureau.
Quand je les vis s’approcher de ces misérables restes, que je les entendis grogner en se menaçant et que j’aperçus le reflet de leurs dents blanches une terreur frénétique succéda à ma répulsion. Je leur tournai le dos, amenai la voile et me mis à pagayer vers la pleine mer, sans oser me retourner.
Cette nuit-là, je me tins entre les récifs et l’île ; au matin, j’allai jusqu’au cours d’eau pour remplir le petit baril que je trouvai dans la barque. Alors, avec toute la patience dont je fus capable, je recueillis une certaine quantité de fruits, guettai et tuai deux lapins avec mes trois dernières cartouches ; pendant ce temps, j’avais laissé ma barque amarrée à une saillie avancée du récif, par crainte des monstres.
14 Chapitre L’HOMME SEUL Dans la soirée, je partis, poussé par une petite brise du sud-ouest, et m’avançai lentement et constamment vers la pleine mer, tandis que l’île diminuait de plus en plus dans la distance et que la mince spirale des fumées de solfatares n’était plus, contre le couchant ardent, qu’une ligne de plus en plus ténue. L’océan s’élevait autour de moi, cachant à mes yeux cette tache basse et sombre. La traînée de gloire du soleil semblait crouler du ciel en cascade rutilante, puis la clarté du jour s’éloigna comme si l’on eût laissé tomber quelque lumineux rideau, et enfin mes yeux explorèrent ce gouffre d’immensité bleue qu’emplit et dissimule le soleil, et j’aperçus les flottantes multitudes des étoiles. Sur la mer et jusqu’aux profondeurs du ciel régnait le silence, et j’étais seul avec la nuit et ce silence.
J’errai ainsi pendant trois jours, mangeant et buvant parcimonieusement, méditant les choses qui m’étaient arrivées, sans réellement désirer beaucoup revoir la race des hommes. Je n’avais autour du corps qu’un lambeau d’étoffe fort sale, ma chevelure n’était plus qu’un enchevêtrement noir, et il n’y a rien d’étonnant à ce que ceux qui me trouvèrent m’aient pris pour un fou. Cela peut paraître étrange, mais je n’éprouvais aucun désir de réintégrer l’humanité, satisfait seulement d’avoir quitté l’odieuse société des monstres.
Le troisième jour, je fus recueilli par un brick qui allait d’Apia à San Francisco ; ni le capitaine ni le second ne voulurent croire mon histoire, présumant qu’une longue solitude et de constants dangers m’avaient fait perdre la raison. Aussi, redoutant que leur opinion soit celle des autres, j’évitai de conter mon aventure, et prétendis ne plus rien me rappeler de ce qui m’était arrivé depuis le naufrage de la Dame Altière, jusqu’au moment où j’avais été rencontré, c’est-à-dire en l’espace d’une année.
Il me fallut agir avec la plus extrême circonspection pour éviter qu’on ne me crût atteint d’aliénation mentale. J’étais hanté par des souvenirs de la Loi, des deux marins morts, des embuscades dans les ténèbres, du cadavre dans le fourré de roseaux. Enfin, si peu naturel que cela puisse paraître, avec mon retour à l’humanité, je retrouvai, au lieu de cette confiance et de cette sympathie que je m’attendais à éprouver de nouveau, une aggravation de l’incertitude et de la crainte que j’avais sans cesse ressenties pendant mon séjour dans l’île. Personne ne voulait me croire, et j’apparaissais aussi étrange aux hommes que je l’avais été aux hommes-animaux, ayant sans doute gardé quelque chose de la sauvagerie naturelle de mes compagnons.
On prétend que la peur est une maladie ; quoi qu’il en soit, je peux certifier que, depuis plusieurs années maintenant, une inquiétude perpétuelle habite mon esprit, pareille à celle qu’un lionceau à demi dompté pourrait ressentir. Mon trouble prend une forme des plus étranges. Je ne pouvais me persuader que les hommes et les femmes que je rencontrais n’étaient pas aussi un autre genre, passablement humain, de monstres, d’animaux à demi formés selon l’apparence extérieure d’une âme humaine, et que bientôt ils allaient revenir à l’animalité première, et laisser voir tour à tour telle ou telle marque de bestialité atavique. Mais j’ai confié mon cas à un homme étrangement intelligent, un spécialiste des maladies mentales, qui avait connu Moreau et qui parut, à demi, ajouter foi à mes récits – et cela me fut un grand soulagement.
Je n’ose espérer que la terreur de cette île me quittera jamais entièrement, encore que la plupart du temps elle ne soit, tout au fond de mon esprit, rien qu’un nuage éloigné, un souvenir, un timide soupçon ; mais il est des moments où ce petit nuage s’étend et grandit jusqu’à obscurcir tout le ciel. Si, alors, je regarde mes semblables autour de moi, mes craintes me reprennent. Je vois des faces âpres et animées, d’autres ternes et dangereuses, d’autres fuyantes et menteuses, sans qu’aucune possède la calme autorité d’une âme raisonnable. J’ai l’impression que l’animal va reparaître tout à coup sous ces visages, que bientôt la dégradation des monstres de l’île va se manifester de nouveau sur une plus grande échelle. Je sais que c’est là une illusion, que ces apparences d’hommes et de femmes qui m’entourent sont en réalité de véritables humains, qu’ils restent jusqu’au bout des créatures parfaitement raisonnables, pleines de désirs bienveillants et de tendre sollicitude, émancipées de la tyrannie de l’instinct et nullement soumises à quelque fantastique Loi – en un mot, des êtres absolument différents de monstres humanisés. Et pourtant, je ne puis m’empêcher de les fuir, de fuir leurs regards curieux, leurs questions et leur aide, et il me tarde de me retrouver loin d’eux et seul.
Pour cette raison, je vis maintenant près de la large plaine libre, où je puis me réfugier quand cette ombre descend sur mon âme. Alors, très douce est la grande place déserte sous le ciel que balaie le vent. Quand je vivais à Londres, cette horreur était intolérable. Je ne pouvais échapper aux hommes ; leurs voix entraient par les fenêtres, et les portes closes n’étaient qu’une insuffisante sauvegarde, je sortais par les rues pour lutter avec mon illusion et des femmes qui rôdaient miaulaient après moi, des hommes faméliques et furtifs me jetaient des regards envieux, des ouvriers pâles et exténués passaient auprès de moi en toussant, les yeux las et l’allure pressée comme des bêtes blessées perdant leur sang ; de vieilles gens courbés et mornes cheminaient en marmottant, indifférents à la marmaille loqueteuse qui les raillait. Alors j’entrais dans quelque chapelle, et là même, tel était mon trouble, il me semblait que le prêtre bredouillait de « grands pensers » comme l’avait fait l’Homme-Singe ; ou bien je pénétrais dans quelque bibliothèque et les visages attentifs inclinés sur les livres semblaient ceux de patientes créatures épiant leur proie.
Mais les figures mornes et sans expression des gens rencontrés dans les trains et les omnibus m’étaient particulièrement nauséeuses. Ils ne paraissaient pas plus être mes semblables que l’eussent été des cadavres, si bien que je n’osai plus voyager à moins d’être assuré de rester seul. Et il me semblait même que, moi aussi, je n’étais pas une créature raisonnable, mais seulement un animal tourmenté par quelque étrange désordre cérébral qui m’envoyait errer seul comme un mouton frappé de vertige.
Mais ces accès – Dieu merci – ne me prennent maintenant que très rarement. Je me suis éloigné de la confusion des cités et des multitudes, et je passe mes jours entouré de sages livres, claires fenêtres sur cette vie que nous vivons, reflétant les âmes lumineuses des hommes. Je ne vois que peu d’étrangers et n’ai qu’un train de maison fort restreint. Je consacre mon temps à la lecture et à des expériences de chimie, et je passe la plupart des nuits, quand l’atmosphère est pure, à étudier l’astronomie.
Car, bien que je ne sache ni comment ni pourquoi, il me vient des scintillantes multitudes des cieux le sentiment d’une protection et d’une paix infinies. C’est là, je le crois, dans les éternelles et vastes lois de la matière, et non dans les soucis, les crimes et les tourments quotidiens des hommes, que ce qu’il y a de plus qu’animal en nous doit trouver sa consolation et son espoir. J’espère, ou je ne pourrais pas vivre. Et ainsi se termine mon histoire, dans l’espérance et la solitude.
[1] Mammifère arboricole de la forêt brésilienne, caractérisé par ses mouvements très lents, appelé également paresseux tridactyle.