French 02
« Oui, répondis-je, je suis arrivé dans le bateau… débarqué du navire… – Oh ! » fit-il
Le regard de ses yeux brillants et mobiles me parcourait des pieds à la tête, se fixant sur mes mains, sur le bâton que je tenais, sur mes pieds, sur les endroits de mon corps que laissaient voir les déchirures faites par les épines. Quelque chose semblait le rendre perplexe. Ses yeux revinrent à mes mains. Il étendit une des siennes et compta lentement ses doigts : « Un, deux, trois, quatre, cinq, – eh ? » Je ne compris pas alors ce qu’il voulait dire. Plus tard je trouvai qu’un certain nombre de ces bipèdes avaient des mains mal formées, auxquelles, parfois, il manquait jusqu’à trois doigts. Mais, m’imaginant que cela était un signe de bienvenue, je répondis par le même geste. Il grimaça avec la plus parfaite satisfaction. Alors son regard furtif et rapide m’examina de nouveau. Il eut un vif mouvement de recul et disparut : les branches de fougères qu’il avait tenues écartées se rejoignirent
Je fis quelques pas dans le fourré pour le suivre et fus étonné de le voir se balancer joyeusement, suspendu par un long bras maigre à une poignée de lianes qui tombaient des branches plus élevées. Il me tournait le dos
« Eh bien ? » prononçai-je
Il sauta à terre en tournant sur lui-même, et me fit face
« Dites-moi, lui demandai-je, où je pourrais trouver quelque chose à manger
– Manger ! fit-il. Manger de la nourriture des hommes, maintenant… Dans les huttes ! Ses yeux retournèrent aux lianes pendantes
« Mais, où sont les huttes ? – Ah ! – Je suis nouveau, vous comprenez. » Sur ce, il fit demi-tour et se mit à marcher d’une vive allure. Tous ses mouvements étaient curieusement rapides
« Suivez-moi », commanda-t-il
Je lui emboîtai le pas, décidé à pousser l’aventure jusqu’au bout. Je devinais que les huttes devaient être quelque grossier abri, où il habitait avec certains autres de ces bipèdes
Peut-être, les trouverais-je animés de bonnes dispositions à mon égard ; peut-être, auraisje le moyen de m’emparer de leurs esprits. Je ne savais pas encore combien ils étaient éloignés de l’héritage humain que je leur attribuais
Mon simiesque compagnon trottait à côté de moi, les bras ballants et la mâchoire inférieure protubérante. Je me demandais quelle faculté de se souvenir il pouvait posséder
« Depuis combien de temps êtes-vous dans cette île ? demandai-je
– Combien de temps… » fit-il
Après que je lui eus répété la question, il ouvrit trois doigts de la main. Il valait donc un peu mieux qu’un idiot. J’essayai de lui faire préciser ce qu’il voulait dire par ce geste, mais cela parut l’ennuyer beaucoup. Après deux ou trois interrogations, il s’écarta soudain et sauta après quelque fruit qui pendait d’une branche d’arbre. Il arracha une poignée de gousses garnies de piquants et se mit à en manger le contenu. Je l’observai avec satisfaction, car, ici du moins, j’avais une indication pour trouver à me sustenter. J’essayai de lui poser d’autres questions, mais ses réponses, rapides et babillardes, étaient la plupart du temps intempestives et incohérentes : rarement elles se trouvaient appropriées, et le reste semblait des phrases de perroquet
Mon attention était tellement absorbée par tous ces détails que je remarquai à peine le sentier que nous suivions. Bientôt nous passâmes auprès de troncs d’arbres entaillés et noirâtres, puis, dans un endroit à ciel ouvert, encombré d’incrustations d’un blanc jaunâtre, à travers lequel se répandait une âcre fumée qui vous prenait au nez et à la gorge
Sur la droite, par-dessus un fragment de roche nue, j’aperçus l’étendue bleue de la mer. Le sentier se repliait brusquement en un ravin étroit entre deux masses écroulées de scories noirâtres et noueuses. Nous y descendîmes
Ce passage, après l’aveuglante clarté que reflétait le sol sulfureux, était extrêmement sombre. Ses murs se dressaient à pic et vers le haut se rapprochaient. Des lueurs écarlates et vertes dansaient devant mes yeux. Mon conducteur s’arrêta soudain
« Chez moi », dit-il
Je me trouvais au fond d’une fissure, qui, tout d’abord, me parut absolument obscure
J’entendis divers bruits étranges et je me frottai énergiquement les yeux avec le dos de ma main gauche. Une odeur désagréable monta, comme celle d’une cage de singe mal tenue
Au-delà, le roc s’ouvrait de nouveau sur une pente régulière de verdures ensoleillées, et, de chaque côté, la lumière venait se heurter par un étroit écartement contre l’obscurité intérieure
7 Chapitre L’ENSEIGNEMENT DE LA LOI Alors, quelque chose de froid toucha ma main. Je tressaillis violemment et aperçus tout contre moi une vague forme rosâtre, qui ressemblait à un enfant écorché plus qu’à un autre être. La créature avait exactement les traits doux et repoussants de l’aï[1] , le même front bas et les mêmes gestes lents. Quand fut dissipé le premier aveuglement causé par le passage subit du grand jour à l’obscurité, je commençai à y voir plus distinctement. La petite créature qui m’avait touché était debout devant moi, m’examinant. Mon conducteur avait disparu
L’endroit était un étroit passage creusé entre de hauts murs de lave, une profonde crevasse, de chaque côté de laquelle des entassements d’herbes marines, de palmes et de roseaux entrelacés et appuyés contre la roche, formaient des repaires grossiers et impénétrablement sombres. L’interstice sinueux qui remontait le ravin avait à peine trois mètres de large et il était encombré de débris de fruits et de toutes sortes de détritus qui expliquaient l’odeur fétide
Le petit être rosâtre continuait à m’examiner avec ses yeux clignotants, quand mon Homme-Singe reparut à l’ouverture de la plus proche de ces tanières, me faisant signe d’entrer. Au même moment, un monstre lourd et gauche sortit en se tortillant de l’un des antres qui se trouvaient au bout de cette rue étrange ; il se dressa, silhouette difforme, contre le vert brillant des feuillages et me fixa. J’hésitai – à demi décidé à m’enfuir par le chemin que j’avais suivi pour venir –, puis, déterminé à pousser l’aventure jusqu’au bout, je serrai plus fort mon bâton dans ma main et me glissai dans le fétide appentis derrière mon conducteur
C’était un espace semi-circulaire, ayant la forme d’une demi-ruche d’abeilles, et, contre le mur rocheux qui formait la paroi intérieure, se trouvait une provision de fruits variés, noix de coco et autres. Des ustensiles grossiers de lave et de bois étaient épars sur le sol et l’un d’eux était sur une sorte de mauvais escabeau. Il n’y avait pas de feu. Dans le coin le plus sombre de la hutte était accroupie une masse informe qui grogna en me voyant ; mon Homme-Singe resta debout, éclairé par la faible clarté de l’entrée, et me tendit une noix de coco ouverte, tandis que je me glissai dans le coin opposé où je m’accroupis. Je pris la noix et commençai à la grignoter, l’air aussi calme que possible, malgré ma crainte intense et l’intolérable manque d’air de la hutte. La petite créature rose apparut à l’ouverture, et quelque autre bipède avec une figure brune et des yeux brillants vint aussi regarder pardessus son épaule
« Hé ? grogna la masse indistincte du coin opposé
– C’est un Homme, c’est un Homme, débita mon guide ; un Homme, un Homme, un Homme vivant, comme moi ! – Assez ! » intervint avec un grognement la voix qui sortait des ténèbres
Je rongeais ma noix de coco au milieu d’un silence impressionnant, cherchant, sans pouvoir y réussir, à distinguer ce qui se passait dans les ténèbres
« C’est un Homme ? répéta la voix. Il vient vivre avec nous ? » La voix forte, un peu hésitante, avait quelque chose de bizarre, une sorte d’intonation sifflante qui me frappa d’une façon particulière, mais l’accent était étrangement correct
L’Homme-Singe me regarda comme s’il espérait quelque chose. J’eus l’impression que ce silence était interrogatif
« Il vient vivre avec vous, dis-je
– C’est un Homme ; il faut qu’il apprenne la Loi. » Je commençais à distinguer maintenant quelque chose de plus sombre dans l’obscurité, le vague contour d’un être accroupi la tête enfoncée dans les épaules. Je remarquai alors que l’ouverture de la hutte était obscurcie par deux nouvelles têtes. Ma main serra plus fort mon arme. La chose dans les ténèbres parla sur un ton plus élevé : « Dites les mots. » Je n’avais pas entendu ce qu’il avait ânonné auparavant, aussi répéta-t-il sur une sorte de ton de mélopée : « Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi… » J’étais ahuri
« Dites les mots », bredouilla l’Homme-Singe
Lui-même les répéta, et tous les êtres qui se trouvaient à l’entrée firent chorus, avec quelque chose de menaçant dans leur intonation
Je me rendis compte qu’il me fallait aussi répéter cette formule stupide, et alors commença une cérémonie insensée. La voix, dans les ténèbres, entonna phrase à phrase une suite de litanies folles, que les autres et moi répétâmes. En articulant les mots, ils se balançaient de côté et d’autre, frappant leurs cuisses, et je suivis leur exemple. Je pouvais m’imaginer que j’étais mort et déjà dans un autre monde en cette hutte obscure, avec ces personnages vagues et grotesques, tachetés ici et là par un reflet de lumière, tous se balançant et chantant à l’unisson : « Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? – Ne pas laper pour boire. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? – Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? – Ne pas griffer l’écorce des arbres. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? – Ne pas chasser les autres Hommes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » On peut aisément imaginer le reste, depuis la prohibition de ces actes de folie jusqu’à la défense de ce que je croyais alors être les choses les plus insensées, les plus impossibles et les plus indécentes. Une sorte de ferveur rythmique s’empara de nous tous ; avec un balancement et un baragouin de plus en plus accélérés, nous répétâmes les articles de cette loi étrange. Superficiellement, je subissais la contagion de ces brutes, mais tout au fond de moi le rire et le dégoût se disputaient la place. Nous parcourûmes une interminable liste de prohibitions, puis la mélopée reprit sur une nouvelle formule
« À lui, la maison de souffrance
– À lui, la main qui crée
– À lui, la main qui blesse
– À lui, la main qui guérit. » Et ainsi de suite, toute une autre longue série, la plupart du temps en un jargon absolument incompréhensible pour moi, fut débitée sur lui, quel qu’il pût être. J’aurais cru rêver, mais jamais encore je n’avais entendu chanter en rêve
« À lui, l’éclair qui tue
– À lui, la mer profonde », chantions-nous
Une idée horrible me vint à l’esprit, que Moreau, après avoir animalisé ces hommes, avait infecté leurs cerveaux rabougris avec une sorte de déification de lui-même
Néanmoins, je savais trop bien quelles dents blanches et quelles grilles puissantes m’entouraient pour interrompre mon chant, même après cette explication
« À lui, les étoiles du ciel. » Pourtant, ces litanies prirent fin. Je vis la figure de l’Homme-Singe ruisselante de sueur et, mes yeux s’étant maintenant accoutumés aux ténèbres, je distinguai mieux le personnage assis dans le coin d’où venait la voix. Il avait la taille d’un homme, mais semblait couvert d’un poil terne et gris assez semblable à celui d’un chien terrier. Qu’étaitil ? Qu’étaient-ils tous ? Imaginez-vous entouré des idiots et des estropiés les plus horribles qu’il soit possible de concevoir, et vous pourrez comprendre quelques-uns de mes sentiments, tandis que j’étais au milieu de ces grotesques caricatures d’humanité
« C’est un homme à cinq doigts, à cinq doigts, à cinq doigts…, comme moi », disait l’Homme-Singe
J’étendis mes mains. La créature grisâtre du coin se pencha en avant
« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » dit-elle. Elle avança une espèce de moignon étrangement difforme et prit mes doigts. On eût dit le sabot d’un daim découpé en griffes. Je me retins pour ne pas crier de surprise et de douleur. Sa figure se pencha encore pour examiner mes ongles ; le monstre s’avança dans la lumière qui venait de l’ouverture et je vis, avec un frisson de dégoût, qu’il n’avait figure ni d’homme ni de bête, mais une masse de poils gris avec trois arcades sombres qui indiquaient la place des yeux et de la bouche
« Il a les ongles courts, remarqua entre ses longs poils l’effrayant personnage. Ça vaut mieux : il y en a tant qui sont gênés par de grands ongles. » Il laissa retomber ma main et instinctivement je pris mon bâton
« Manger des racines et des arbres – c’est sa volonté. proféra l’Homme-Singe
– C’est moi qui enseigne la Loi, dit le monstre gris. Ici viennent tous ceux qui sont nouveaux pour apprendre la Loi. Je suis assis dans les ténèbres et je répète la Loi
– C’est vrai, affirma un des bipèdes de l’entrée
– Terrible est la punition de ceux qui transgressent la Loi. Nul n’échappe
– Nul n’échappe, répétèrent-ils tous, en se lançant des regards furtifs
– Nul, nul, nul n’échappe, confirma l’Homme-Singe. Regardez ! J’ai fait une petite chose, une chose mauvaise, une fois. Je jacassai, je jacassai, je ne parlais plus. Personne ne comprenait. Je suis brûlé, marqué au feu dans la main. Il est grand ; il est bon
– Nul n’échappe, répéta dans son coin le monstre gris
– Nul n’échappe, répétèrent les autres en se regardant de côté
– Chacun a un besoin qui est mauvais, continua le monstre gris. Votre besoin, nous ne le savons pas. Nous le saurons. Certains ont besoin de suivre les choses qui remuent, d’épier, de se glisser furtivement, d’attendre et de bondir, de tuer et de mordre, de mordre profond… C’est mauvais. – Ne pas chasser les autres Hommes. C’est la Loi. Ne sommesnous pas des Hommes ? – Ne pas manger de chair ni de poisson. C’est la Loi. Ne sommesnous pas des Hommes ? – Nul n’échappe, interrompit une brute debout dans l’entrée
– Chacun a un besoin qui est mauvais, reprit le monstre gardien de la Loi. Certains ont besoin de creuser avec les dents et les mains entre les racines et de renifler la terre… c’est mauvais
– Nul n’échappe, répétèrent les bipèdes de l’entrée
– Certains écorchent les arbres, certains vont creuser sur les tombes des morts, certains se battent avec le front, ou les pieds, ou les ongles, certains mordent brusquement sans provocation, certains aiment l’ordure
– Nul n’échappe, prononça l’Homme-Singe en se grattant le mollet
– Nul n’échappe, dit aussi le petit être rose
– La punition est rude et sûre. Donc, apprenez la Loi. Répétez les mots. » Immédiatement, il recommença l’étrange litanie de cette loi et, de nouveau, tous ces êtres et moi, nous nous mîmes à chanter et à nous balancer. La tête me tournait, à cause de cette monotone psalmodie et de l’odeur fétide de l’endroit, mais je me raidis, comptant trouver bientôt l’occasion d’en savoir plus long
« Ne pas marcher à quatre pattes. C’est la Loi. Ne sommes-nous pas des Hommes ? » Nous faisions un tel tapage que je ne pris pas garde à un bruit venant du dehors. Jusqu’à ce que quelqu’un, qui était, je pense, l’un des deux Hommes-Porcs que j’avais aperçus, passant sa tête par-dessus la petite créature rose, cria sur un ton de frayeur quelque chose que je ne saisis pas. Aussitôt ceux qui étaient debout à l’entrée disparurent ; mon Homme- Singe se précipita dehors, l’être qui restait assis dans l’obscurité le suivit – je remarquai qu’il était gros et maladroit et couvert de poils argentés – et je me trouvai seul
Puis, avant que j’eusse atteint l’ouverture, j’entendis l’aboiement d’un chien
Au même instant, j’étais hors de la hutte, mon bâton de chaise à la main, tremblant de tous mes membres. Devant moi, j’avais les dos mal bâtis d’une vingtaine peut-être de ces bipèdes, leurs têtes difformes à demi enfoncées dans les omoplates. Ils gesticulaient avec animation. D’autres faces à demi animales sortaient, inquiètes, des autres huttes. Portant mes regards dans la direction vers laquelle ils étaient tournés, je vis, venant à travers la brume, sous les arbres, au bout du passage des tanières, la silhouette sombre et la terrible tête blanche de Moreau. Il maintenait le chien qui bondissait, et, le suivant de près, venait Montgomery, le revolver au poing
Un instant, je restai frappé de terreur
Je me retournai et vis le passage, derrière moi, bloqué par une énorme brute, à la face large et grise et aux petits yeux clignotants. Elle s’avançait vers moi, je regardai de tous côtés et aperçus à ma droite, dans le mur de roche, à cinq ou six mètres de distance, une étroite fissure, à travers laquelle venait un rayon de lumière coupant obliquement l’ombre
« Arrêtez ! » cria Moreau en me voyant me diriger vers la fissure ; puis il ordonna : « Arrêtez-le ! » À ces mots, les figures des brutes se tournèrent une à une vers moi. Heureusement, leur cerveau bestial était lent à comprendre
D’un coup d’épaule, j’envoyai rouler à terre un monstre gauche et maladroit, qui se retournait pour voir ce que voulait dire Moreau, et il alla tomber en en renversant un autre
Il chercha à se rattraper à moi, mais me manqua. La petite créature rose se précipita pour me saisir, mais je l’abattis d’un coup de bâton et le clou balafra sa vilaine figure. L’instant d’après, j’escaladais un sentier à pic, une sorte de cheminée inclinée qui sortait du ravin
J’entendis un hurlement et des cris : « Attrapez-le ! Arrêtez-le ! » Le monstre gris apparut derrière moi et engagea sa masse dans la brèche. Les autres suivaient en hurlant
J’escaladai l’étroite crevasse et débouchai sur la solfatare du côté ouest du village des hommes-animaux. Je franchis cet espace en courant, descendis une pente abrupte où poussaient quelques arbres épars, et arrivai à un bas-fond plein de grands roseaux. Je m’y engageai, avançant jusqu’à un épais et sombre fourré dont le sol cédait sous les pieds
La brèche avait été, pour moi, une chance inespérée, car le sentier étroit et montant obliquement dut gêner grandement et retarder ceux qui me poursuivaient. Au moment où je m’enfonçai dans les roseaux, le plus proche émergeait seulement de la crevasse
Pendant quelques minutes, je continuai à courir dans le fourré. Bientôt, autour de moi, l’air fut plein de cris menaçants. J’entendis le tumulte de la poursuite, le bruit des roseaux écrasés, et, de temps en temps, le craquement des branches. Quelques-uns des monstres rugissaient comme des bêtes féroces. Vers la gauche, le chien aboyait ; dans la même direction, j’entendis Moreau et Montgomery pousser leurs appels. Je tournai brusquement vers la droite. Il me sembla à ce moment entendre Montgomery me crier de fuir, si je tenais à la vie
Bientôt le sol, gras et bourbeux, céda sous mes pieds ; mais, avec une énergie désespérée, je m’y jetai tête baissée, barbotant jusqu’aux genoux, et je parvins enfin à un sentier sinueux entre de grands roseaux. Le tumulte de la poursuite s’éloigna vers la gauche. À un endroit, trois étranges animaux roses, de la taille d’un chat, s’enfuirent en sautillant devant moi. Ce sentier montait à travers un autre espace libre, couvert d’incrustations blanches, pour s’enfoncer de nouveau dans les roseaux
Puis, soudain, il tournait, suivant le bord d’une crevasse à pic, survenant comme le sautde- loup d’un parc anglais, brusque et imprévue. J’arrivais en courant de toutes mes forces et ne remarquai ce précipice qu’en m’y sentant dégringoler dans le vide
Je tombai, la tête et les épaules en avant, parmi des épines, et me relevai, une oreille déchirée et la figure ensanglantée. J’avais culbuté dans un ravin escarpé, plein de roches et d’épines. Un brouillard s’enroulait en longues volutes autour de moi, et un ruisselet étroit d’où montait cette brume serpentait jusqu’au fond. Je fus étonné de trouver du brouillard dans la pleine ardeur du jour, mais je n’avais pas le loisir de m’attarder à réfléchir
J’avançai en suivant la direction du courant, espérant arriver ainsi jusqu’à la mer et avoir le chemin libre pour me noyer ; ce fut plus tard seulement que je m’aperçus que j’avais perdu mon bâton dans ma chute
Bientôt, le ravin se rétrécit sur un certain espace, et, insouciamment, j’entrai dans le courant. J’en ressortis bien vite, car l’eau était presque brûlante. Je remarquai aussi une mince écume sulfureuse flottant à sa surface. Presque immédiatement le ravin faisait un angle brusque et j’aperçus l’indistinct horizon bleu. La mer proche reflétait le soleil par des myriades de facettes. Je vis ma mort devant moi
Mais j’étais trempé de sueur et haletant. Je ressentais aussi une certaine exaltation d’avoir devancé ceux qui me pourchassaient, et cette joie et cette surexcitation m’empêchèrent alors de me noyer sans plus attendre
Je me retournai dans la direction d’où je venais, l’oreille aux écoutes. À part le bourdonnement des moucherons et le bruissement de certains insectes qui sautaient parmi les buissons, l’air était absolument tranquille
Alors, me parvinrent, très faibles, l’aboiement d’un chien, puis un murmure confus de voix, le claquement d’un fouet. Ces bruits, s’accrurent, puis diminuèrent, remontèrent le courant, pour s’évanouir. Pour un temps, la chasse semblait terminée, mais je savais maintenant quelle chance de secours je pouvais trouver dans ces bipèdes
Je repris ma route vers la mer. Le ruisseau d’eau chaude s’élargissait en une embouchure encombrée de sables et d’herbes, sur lesquels une quantité de crabes et de bêtes aux longs corps munis de nombreuses pattes grouillèrent à mon approche. J’avançai jusqu’au bord des flots, où, enfin, je me sentis en sécurité. Je me retournai et, les mains sur les hanches, je contemplai l’épaisse verdure dans laquelle le ravin vaporeux faisait une brèche embrumée. Mais j’étais trop surexcité et – chose réelle, dont douteront ceux qui n’ont jamais connu le danger – trop désespéré pour mourir
Alors, il me vint à l’esprit que j’avais encore une chance. Tandis que Moreau, Montgomery et leur cohue bestiale me pourchassaient à travers l’île, ne pourrais-je pas contourner la grève et arriver à l’enclos ? tenter de faire une marche de flanc contre eux et alors, avec une pierre arrachée au mur peu solidement bâti, briser la serrure de la petite porte et essayer de trouver un couteau, un pistolet, que sais-je, pour leur tenir tête à leur retour ? En tous les cas, c’était une chance de vendre chèrement ma vie
Je me tournai vers l’ouest, avançant au long des flots. L’aveuglante ardeur du soleil couchant flamboyait devant mes yeux ; et la faible marée du Pacifique montait en longues ondulations
Bientôt le rivage s’éloigna vers le sud et j’eus le soleil à ma droite. Puis, tout à coup, loin en face de moi, je vis, une à une, plusieurs figures émerger des buissons – Moreau, avec son grand chien gris, ensuite Montgomery et deux autres. À cette vue, je m’arrêtai
Ils m’aperçurent et se mirent à gesticuler et à avancer. Je restai immobile, les regardant venir. Les deux hommes-animaux s’élancèrent en courant pour me couper la retraite vers les buissons de l’intérieur. Montgomery aussi se prit à courir, mais droit vers moi. Moreau suivait plus lentement avec le chien
Enfin, je secouai mon inaction et, me tournant du côté de la mer, j’entrai délibérément dans les flots. J’y fis une trentaine de mètres avant que l’eau me vînt à la taille
Vaguement, je pouvais voir les bêtes de marée s’enfuir sous mes pas
« Mais que faites-vous ? » cria Montgomery
Je me retournai, de l’eau jusqu’à mi-corps, et les regardai
Montgomery était resté haletant au bord du flot. Sa figure, après cette course, était d’un rouge vif, ses longs cheveux plats étaient en désordre, et sa lèvre inférieure, tombante, laissait voir ses dents irrégulières. Moreau approchait seulement, la face pâle et ferme, et le chien qu’il maintenait aboya après moi. Les deux hommes étaient munis de fouets solides. Plus haut, au bord des broussailles, se tenaient les hommes-animaux aux aguets
« Ce que je fais ? – Je vais me noyer. » Montgomery et Moreau échangèrent un regard
« Pourquoi ? demanda Moreau
– Parce que cela vaut mieux qu’être torturé par vous
– Je vous l’avais dit », fit Montgomery, et Moreau lui répondit quelque chose à voix basse
« Qu’est-ce qui vous fait croire que je vais vous torturer ? demanda Moreau
– Ce que j’ai vu, répondis-je. Et puis, ceux-là – là-bas ! – Chut ! fit Moreau en levant la main
– Je ne me tairai pas, dis-je. Ils étaient des hommes : que sont-ils maintenant ? Moi, du moins, je ne serai pas comme eux. » Mes regards allèrent plus loin que mes interlocuteurs. En arrière, sur le rivage, se tenaient M’ling, le domestique de Montgomery, et l’une des brutes vêtues de blanc qui avaient manié la chaloupe. Plus loin encore, dans l’ombre des arbres, je vis un petit Homme-Singe, et, derrière lui, quelques vagues figures
« Qui sont ces créatures ? m’écriai-je, en les indiquant du doigt et élevant de plus en plus la voix pour qu’ils m’entendissent. C’étaient des hommes – des hommes comme vous, dont vous avez fait des êtres abjects par quelque flétrissure bestiale – des hommes dont vous avez fait vos esclaves, et que vous craignez encore. – Vous qui écoutez, m’écriai-je, en indiquant Moreau, et m’égosillant pour être entendu par les monstres, vous qui m’écoutez, ne voyez-vous pas que ces hommes vous craignent, qu’ils ont peur de vous ? Pourquoi n’osez-vous pas ? Vous êtes nombreux… – Pour l’amour de Dieu, cria Montgomery, taisez-vous, Prendick ! – Prendick ! » appela Moreau
Ils crièrent tous deux ensemble comme pour étouffer ma voix. Derrière eux, se précisaient les faces curieuses des monstres, leurs yeux interrogateurs, leurs mains informes pendantes, leurs épaules contrefaites. Ils paraissaient, comme je me l’imaginais, s’efforcer de me comprendre, de se rappeler quelque chose de leur passé humain
Je continuai à vociférer mille choses dont je ne me souviens pas : sans doute que Moreau et Montgomery pouvaient être tués ; qu’il ne fallait pas avoir peur d’eux. Telles furent les idées que je révélai à ces monstres pour ma perte finale. Je vis l’être aux yeux verts et aux loques sombres, qui était venu au-devant de moi, le soir de mon arrivée, sortir des arbres et d’autres le suivre pour mieux m’entendre
Enfin, à bout de souffle, je m’arrêtai
« Écoutez-moi un instant, fit Moreau de sa voix ferme et brève, et après vous direz ce que vous voudrez
– Eh bien ? » dis-je
Il toussa, réfléchit quelques secondes, puis cria : « En latin, Prendick, en mauvais latin, en latin de cuisine, mais essayez de comprendre
Hi non sunt homines, sunt animalia quae nos habemus… vivisectés. Fabrication d’humanité. Je vous expliquerai. Mais sortez de là
– Elle est bonne ! m’écriai-je en riant. Ils parlent, construisent des cabanes, cuisinent
Ils étaient des hommes. Prenez-y garde que je sorte d’ici
– L’eau, juste au-delà d’où vous êtes, est profonde… et il y a des requins en quantité
– C’est ce qu’il me faut, répondis-je. Courte et bonne. Tout à l’heure. Je vais d’abord vous jouer un bon tour
– Attendez. » Il sortit de sa poche quelque chose qui étincela au soleil et il jeta l’objet à ses pieds
« C’est un revolver chargé, dit-il. Montgomery va faire de même. Ensuite nous allons remonter la grève jusqu’à ce que vous estimiez la distance convenable. Alors venez et prenez les revolvers
– C’est ça ; et l’un de vous en a un troisième
– Je vous prie de réfléchir un peu, Prendick. D’abord, je ne vous ai pas demandé de venir dans cette île. Puis, nous vous avions drogué la nuit dernière et l’occasion eût été bonne. Ensuite, maintenant que votre première terreur est passée et que vous pouvez peser les choses – est-ce que Montgomery vous paraît être le type que vous dites ? Nous vous avons cherché et pour votre bien, parce que cette île est pleine de… phénomènes hostiles
Pourquoi tirerions-nous sur vous quand vous offrez de vous tuer vous-même ? – Pourquoi avez-vous lancé vos… gens sur moi, quand j’étais dans la hutte ? – Nous étions sûrs de vous rejoindre et de vous tirer du danger ; après cela, nous avons volontairement perdu votre piste, pour votre salut. » Je réfléchis. Cela semblait possible. Puis je me rappelai quelque chose
« Mais ce que j’ai vu… dans l’enclos…, dis-je
– C’était le puma
– Écoutez, Prendick, dit Montgomery. Vous êtes un stupide imbécile. Sortez de l’eau, prenez les revolvers et on pourra causer. Nous ne pouvons rien faire de plus que ce que nous faisons Maintenant. » Il me faut avouer qu’alors, et, à vrai dire, toujours, je me méfiais et avais peur de Moreau
Mais Montgomery était un homme avec qui je pouvais m’entendre
« Remontez la grève et levez les mains en l’air, ajoutai-je, après réflexion
– Pas cela, dit Montgomery, avec un signe de tête explicatif par-dessus son épaule
Manque de dignité
– Allez jusqu’aux arbres, dans ce cas, s’il vous plaît
– Quelles idiotes cérémonies ! » dit Montgomery
Ils se retournèrent tous deux et firent face aux six ou sept grotesques bipèdes, qui étaient debout au soleil, solides, mobiles, ayant une ombre et pourtant si incroyablement irréels. Montgomery fit claquer son fouet et, tournant immédiatement les talons, ils s’enfuirent à la débandade sous les arbres. Lorsque Montgomery et Moreau furent à une distance que je jugeai convenable, je revins au rivage, ramassai les revolvers et les examinai. Pour me satisfaire contre toute supercherie, je tirai sur un morceau de lave arrondie et eus le plaisir de voir la pierre pulvérisée et le sable couvert de fragments et de plomb
Pourtant j’hésitai encore un moment
« J’accepte le risque », dis-je enfin, et, un revolver à chaque main, je remontai la grève pour les rejoindre
« ça vaut mieux, dit Moreau, sans affectation, avec tout cela, vous avez gâché la meilleure partie de ma journée. » Avec un air dédaigneux qui m’humilia, Montgomery et lui se mirent à marcher en silence devant moi
La bande des monstres, encore surpris, s’était reculée sous les arbres. Je passai devant eux aussi tranquillement que possible. L’un d’eux fit mine de me suivre, mais il se retira quand Montgomery eut fait claquer son fouet. Le reste, sans bruit, nous suivit des yeux. Ils pouvaient sans doute avoir été des animaux. Mais je n’avais encore jamais vu un animal essayer de penser
8 Chapitre MOREAU S’EXPLIQUE « Et maintenant, Prendick, je m’explique, dit le docteur Moreau, aussitôt que nous eûmes mangé et bu. Je dois avouer que vous êtes bien l’hôte le plus exigeant que j’aie jamais traité et je vous avertis que c’est la dernière chose que je fais pour vous obliger. Vous pouvez, à votre aise, menacer de vous suicider ; je ne bougerai pas, même si je devais en avoir quelque ennui. » Il s’assit dans le fauteuil pliant, un cigare entre ses doigts pâles et souples. La clarté d’une lampe suspendue tombait sur ses cheveux blancs ; son regard errait dans les étoiles par la petite fenêtre sans vitres. J’étais assis aussi loin de lui que possible, la table entre nous et les revolvers à portée de la main. Montgomery n’était pas là. Je ne me souciais pas encore d’être avec eux dans une si petite pièce
« Vous admettez que l’être humain vivisecté, comme vous l’appeliez, n’est, après tout, qu’un puma ? » dit Moreau
Il m’avait mené dans l’intérieur de l’enclos pour que je pusse m’assurer de la chose
« C’est le puma, répondis-je, le puma encore vivant, mais taillé et mutilé de telle façon que je souhaite ne plus voir jamais de semblable chair vivante. De tous les abjects… – Peu importe ! interrompit Moreau. Du moins, épargnez-moi ces généreux sentiments
Montgomery était absolument de même. Vous admettez que c’est le puma. Maintenant, tenez-vous en repos pendant que je vais vous débiter ma conférence de physiologie. » Aussitôt, sur le ton d’un homme souverainement ennuyé, mais s’échauffant peu à peu, il commença à m’expliquer ses travaux. Il s’exprimait d’une façon très simple et convaincante. De temps à autre, je remarquai dans son ton un accent sarcastique, et bientôt je me sentis rouge de honte à nos positions respectives
Les créatures que j’avais vues n’étaient pas des hommes, n’avaient jamais été des hommes. C’étaient des animaux – animaux humanisés – triomphe de la vivisection
« Vous oubliez tout ce qu’un habile vivisecteur peut faire avec des êtres vivants, disait Moreau. Pour ma part, je me demande encore pourquoi les choses que j’ai essayées ici n’ont pas encore été faites. Sans doute, on a tenté quelques efforts – amputations, ablations, résections, excisions. Sans doute, vous savez que le strabisme peut être produit ou guéri par la chirurgie. Dans les cas d’ablation vous avez toutes sortes de changements sécrétoires, de troubles organiques, de modifications des passions, de transformations dans la sensation des tissus. Je suis certain que vous avez entendu parler de tout cela ? – Sans doute, répondis-je. Mais ces répugnants bipèdes que… – Chaque chose en son temps, dit-il avec un geste rassurant. Je commence seulement
Ce sont là des cas ordinaires de transformation. La chirurgie peut faire mieux que cela. On peut construire aussi facilement qu’on détruit ou qu’on transforme. Vous avez entendu parler, peut-être, d’une opération fréquente en chirurgie à laquelle on a recours dans les cas où le nez n’existe plus. Un fragment de peau est enlevé sur le front, porté sur le nez et il se greffe à sa nouvelle place. C’est une sorte de greffe d’une partie d’un animal sur une autre partie de lui même. On peut aussi greffer une partie récemment enlevée d’un autre animal. C’est le cas pour les dents, par exemple. La greffe de la peau et de l’os est faite pour faciliter la guérison. Le chirurgien place dans le milieu de la blessure des morceaux de peau coupés sur un autre animal ou des fragments d’os d’une victime récemment tuée
Vous avez peut-être entendu parler de l’ergot de coq que Hunter avait greffé sur le cou d’un taureau. Et les rats à trompe des zouaves d’Algérie, il faut aussi en parler – monstres confectionnés au moyen d’un fragment de queue d’un rat ordinaire transféré dans une incision faite sur leur museau et reprenant vie dans cette position
– Des monstres confectionnés ! Alors, vous voulez dire que… – Oui. Ces créatures, que vous avez vues, sont des animaux taillés et façonnés en de nouvelles formes. À cela – à l’étude de la plasticité des formes vivantes – ma vie a été consacrée. J’ai étudié pendant des années, acquérant à mesure de nouvelles connaissances
Je vois que vous avez l’air horrifié, et cependant je ne vous dis rien de nouveau. Tout cela se trouve depuis fort longtemps à la surface de l’anatomie pratique, mais personne n’a eu la témérité d’y toucher. Ce n’est pas seulement la forme extérieure d’un animal que je puis changer. La physiologie, le rythme chimique de la créature, peuvent aussi subir une modification durable dont la vaccination et autres méthodes d’inoculation de matières vivantes ou mortes sont des exemples qui vous sont, à coup sûr, familiers. Une opération similaire est la transfusion du sang, et c’est avec cela, à vrai dire, que j’ai commencé. Ce sont là des cas fréquents. Moins ordinaires, mais probablement beaucoup plus hardies, étaient les opérations de ces praticiens du Moyen Age qui fabriquaient des nains, des culsde- jatte, des estropiés et des monstres de foire ; des vestiges de cet art se retrouvent encore dans les manipulations préliminaires que subissent les saltimbanques et les acrobates
Victor Hugo en parle longuement dans L’Homme qui rit… Mais vous comprenez peut-être mieux ce que je veux dire. Vous commencez à voir que c’est une chose possible de transplanter le tissu d’une partie d’un animal à une autre, ou d’un animal à un autre animal, de modifier ses réactions chimiques et ses méthodes de croissance, de retoucher les articulations de ses membres, et en somme de le changer dans sa structure la plus intime
« Cependant, cette extraordinaire branche de la connaissance n’avait jamais été cultivée comme une fin et systématiquement par les investigateurs modernes, jusqu’à ce que je la prenne en main. Diverses choses de ce genre ont été indiquées par quelques tentatives chirurgicales ; la plupart des exemples analogues qui vous reviendront à l’esprit ont été démontrés, pour ainsi dire, par accident – par des tyrans, des criminels, par les éleveurs de chevaux et de chiens, par toute sorte d’ignorants et de maladroits travaillant pour des résultats égoïstes et immédiats. Je fus le premier qui soulevai cette question, armé de la chirurgie antiseptique et possédant une connaissance réellement scientifique des lois naturelles
« On pourrait s’imaginer que cela fut pratiqué en secret auparavant. Des êtres tels que les frères siamois… Et dans les caveaux de l’Inquisition… Sans doute leur but principal était la torture artistique, mais du moins quelques-uns des inquisiteurs durent avoir une vague curiosité scientifique… – Mais, interrompis-je, ces choses, ces animaux parlent ! » Il répondit qu’ils parlaient en effet et continua à démontrer que les possibilités de la vivisection ne s’arrêtent pas à une simple métamorphose physique. Un cochon peut recevoir une éducation. La structure mentale est moins déterminée encore que la structure corporelle. Dans la science de l’hypnotisme, qui grandit et se développe, nous trouvons la possibilité promise de remplacer de vieux instincts ataviques par des suggestions nouvelles, greffées sur des idées héréditaires et fixes ou prenant leur place. À vrai dire, beaucoup de ce que nous appelons l’éducation morale est une semblable modification artificielle et une perversion de l’instinct combatif ; la pugnacité se canalise en courageux sacrifice de soi et la sexualité supprimée en émotion religieuse. La grande différence entre l’homme et le singe est dans le larynx, dit-il, dans la capacité de former délicatement différents sons-symboles par lesquels la pensée peut se soutenir
Sur ce point, je n’étais pas de son avis, mais, avec une certaine incivilité, il refusa de prendre garde à mon objection. Il répéta que le fait était exact et continua l’exposé de ses travaux
Je lui demandai pourquoi il avait pris la forme humaine comme modèle. Il me semblait alors, et il me semble encore maintenant, qu’il y avait dans ce choix une étrange perversité
Il avoua qu’il avait choisi cette forme par hasard
« J’aurais aussi bien pu transformer des moutons en lamas, et des lamas en moutons. Je suppose qu’il y a dans la forme humaine quelque chose qui appelle à la tournure artistique de l’esprit plus puissamment qu’aucune autre forme animale. Mais je ne me suis pas borné à fabriquer des hommes. Une fois ou deux… » Il se tut pendant un moment
« Ces années ! avec quelle rapidité elles se sont écoulées ! Et voici que j’ai perdu une journée pour vous sauver la vie et que je perds une heure encore à vous donner des explications
– Cependant, dis-je, je ne comprends pas encore. Quelle est votre justification pour infliger toutes ces souffrances ? La seule chose qui pourrait à mes yeux excuser la vivisection serait quelque application… – Précisément, dit-il. Mais, vous le voyez, je suis constitué différemment. Nous nous plaçons à des points de vue différents. Vous êtes matérialiste
– Je ne suis pas matérialiste, interrompis-je vivement
– À mon point de vue, à mon point de vue. Car c’est justement cette question de souffrance qui nous partage. Tant que la souffrance, qui se voit ou s’entend, vous rendra malade, tant que vos propres souffrances vous mèneront, tant que la douleur sera la base de vos idées sur le mal, sur le péché, vous serez un animal, je vous le dis, pensant un peu moins obscurément ce qu’un animal ressent. Cette douleur… » J’eus un haussement d’épaules impatient à de pareils sophismes
« Mais c’est si peu de chose, continua-t-il. Un esprit réellement ouvert à ce que la science révèle doit se rendre compte que c’est fort peu de chose. Il se peut que, sauf dans cette petite planète, ce grain de poussière cosmique invisible de la plus proche étoile, il se peut que nulle part ailleurs ne se rencontre ce qu’on appelle la souffrance. Les lois vers lesquelles nous nous acheminons en tâtonnant… D’ailleurs, même sur cette terre, même parmi tout ce qui vit, qu’est donc la douleur ? » En parlant, il tira de sa poche un petit canif, en ouvrit une lame, avança son fauteuil de façon que je puisse voir sa cuisse ; puis, choisissant la place, il enfonça délibérément la lame dans sa chair et l’en retira
« Vous aviez, sans doute, déjà vu cela. On ne le sent pas plus qu’une piqûre d’épingle
Qu’en conclure ? La capacité de souffrir n’est pas nécessaire dans le muscle et ne s’y trouve pas ; elle n’est que nécessaire dans la peau, et, dans la cuisse, à peine ici ou là se trouve-t-il un point capable de sentir la douleur. La douleur n’est que notre conseiller médical intime pour nous avertir et nous stimuler. Toute chair vivante n’est pas douloureuse, non plus que les nerfs, ni même tous les nerfs sensoriels. Il n’y a aucune trace de souffrance réelle dans les sensations du nerf optique. Si vous blessez le nerf optique, vous voyez simplement des flamboiements de lumière, de même qu’une lésion du nerf auditif se manifeste simplement par un bourdonnement dans les oreilles. Les végétaux ne ressentent aucune douleur ; les animaux inférieurs – il est possible que des animaux tels que l’astérie ou l’écrevisse ne ressentent pas la douleur. Alors, quant aux hommes, plus intelligents ils deviennent et plus intelligemment ils travailleront à leur bien-être et moins nécessaire sera l’aiguillon qui les avertit du danger. Je n’ai encore jamais vu de chose inutile qui ne soit tôt ou tard déracinée et supprimée de l’existence – et vous ? or, la douleur devient inutile
« D’ailleurs, je suis un homme religieux, Prendick, comme tout homme sain doit l’être
Il se peut que je me figure être un peu mieux renseigné que vous sur les méthodes du Créateur de ce monde – car j’ai cherché ses lois à ma façon, toute ma vie, tandis que vous, je crois, vous collectionnez des papillons. Et je vous réponds bien que le plaisir et la douleur n’ont rien à voir avec le ciel ou l’enfer. Le plaisir et la douleur !… Bah ! Qu’est-ce que l’extase du théologien, sinon la houri de Mahomet dans les ténèbres ? Ce grand cas que les hommes et les femmes font du plaisir et de la douleur, Prendick, est la marque de la bête en eux, la marque de la bête dont ils descendent. La souffrance ! Le plaisir et la douleur !… Nous ne les sentons qu’aussi longtemps que nous nous roulons dans la poussière
« Vous voyez, j’ai continué mes recherches dans la voie où elles m’ont mené. C’est la seule façon que je sache de conduire des recherches. Je pose une question, invente quelque méthode d’avoir une réponse et j’obtiens… une nouvelle question. Ceci ou cela est-il possible ? Vous ne pouvez vous imaginer ce que cela signifie pour un investigateur, quelle passion intellectuelle s’empare de lui. Vous ne pouvez vous imaginer les étranges délices de ces désirs intellectuels. La chose que vous avez devant vous n’est plus un animal, une créature comme vous, mais un problème. La souffrance par sympathie – tout ce que j’en sais est le souvenir d’une chose dont j’ai souffert il y a bien des années. Je voulais – c’était mon seul désir – trouver la limite extrême de plasticité dans une forme vivante
– Mais, fis-je, c’est une abomination… – Jusqu’à ce jour je ne me suis nullement préoccupé de l’éthique de la matière. L’étude de la Nature rend un homme au moins aussi impitoyable que la Nature. J’ai poursuivi mes recherches sans me soucier d’autre chose que de la question que je voulais résoudre et les matériaux… ils sont là-bas, dans les huttes… Il y a bientôt onze ans que nous sommes venus ici, Montgomery et moi, avec six Canaques. Je me rappelle la verte tranquillité de l’île et l’océan vide autour de nous, comme si c’était hier. L’endroit semblait m’attendre
« Les provisions furent débarquées et l’on construisit la maison. Les Canaques établirent leurs huttes près du ravin. Je me mis à travailler ici sur ce que j’avais apporté
Au début, des choses désagréables arrivèrent. Je commençai avec un mouton, mais, après un jour et demi de travail, mon scalpel glissa et la bête mourut ; je pris un autre mouton ; j’en fis une chose de douleur et de peur et bandai ses blessures pour qu’il guérît. Une fois fini, il me sembla parfaitement humain, mais quand je le revis, j’en fus mécontent. Il se rappelait de moi, éprouvait une terreur indicible et n’avait pas plus d’esprit qu’un mouton
Plus je le regardais, plus il me semblait difforme, et enfin je fis cesser les misères de ce monstre. Ces animaux sans courage, ces êtres craintifs et sensibles, sans la moindre étincelle d’énergie combative pour affronter la souffrance, ne valent rien pour confectionner des hommes
« Puis, je pris un gorille que j’avais, et avec lui, travaillant avec le plus grand soin, venant à bout de chaque difficulté, l’une après l’autre, je fis mon premier homme. Toute une semaine, jour et nuit, je le façonnai ; c’était surtout son cerveau qui avait besoin d’être retouché ; il fallut y ajouter grandement et le changer beaucoup. Quand j’eus fini et qu’il fut là, devant moi, lié, bandé, immobile, je jugeai que c’était un beau spécimen du type négroïde. Je ne le quittai que quand je fus certain qu’il survivrait, et je vins dans cette pièce, où je trouvai Montgomery dans un état assez semblable au vôtre. Il avait entendu quelques-uns des cris de la bête à mesure qu’elle s’humanisait, des cris comme ceux qui vous ont tellement troublé. Je ne l’avais pas admis entièrement dans mes confidences tout d’abord. Les Canaques, eux aussi, s’étaient mis martel en tête, et ma seule vue les effarouchait. Je regagnai la confiance de Montgomery, jusqu’à un certain point, mais nous eûmes toutes les peines du monde à empêcher les Canaques de déserter. À la fin, ils y réussirent, et nous perdîmes ainsi le yacht. Je passai de nombreuses journées à faire l’éducation de ma brute – en tout trois ou quatre mois. Je lui enseignai les rudiments de l’anglais, lui donnai quelque idée des nombres, lui fis même lire l’alphabet. Mais il avait, le cerveau lent – bien que j’aie vu des idiots plus lents certainement. Il commença avec la table rase, mentalement, il n’avait dans son esprit aucun souvenir de ce qu’il avait été
Quand ses cicatrices furent complètement fermées, qu’il ne fut plus raide et endolori, qu’il put dire quelques mots, je l’emmenai là-bas et le présentai aux Canaques comme un nouveau compagnon
« D’abord, ils eurent horriblement peur de lui – ce qui m’offensa quelque peu, car j’éprouvais un certain orgueil de mon oeuvre – mais ses manières paraissaient si douces, et il était si abject qu’au bout de peu de temps, ils l’acceptèrent et prirent en main son éducation. Il apprenait avec rapidité, imitant et s’appropriant tout, et il se construisit une cabane, mieux faite même, me sembla-t-il, que leurs huttes. Il y en avait un parmi eux, vaguement missionnaire, qui lui apprit à lire ou du moins à épeler, lui donna quelques idées rudimentaires de moralité, mais il paraît que les habitudes de la bête n’étaient pas tout ce qu’il y avait de plus désirable
« Après cela, je pris quelques jours de repos, et j’eus l’idée de rédiger un exposé de toute l’affaire pour réveiller les physiologistes européens. Mais, une fois, je trouvai ma créature perchée dans un arbre, jacassant et faisant des grimaces à deux des Canaques qui l’avaient taquinée. Je la menaçai, lui reprochai l’inhumanité d’un tel procédé, réveillai chez lui le sens de la honte, et revins ici, résolu à faire mieux encore avant de faire connaître le résultat de mes travaux. Et j’ai fait mieux ; mais, quoi qu’il en soit les brutes rétrogradent, la bestialité opiniâtre reprend jour après jour le dessus. J’ai l’intention de faire mieux encore. J’en viendrai à bout. Ce puma… « Mais revenons au récit. Tous les Canaques sont morts maintenant. L’un tomba pardessus bord, de la chaloupe ; un autre mourut d’une blessure au talon qu’il empoisonna, d’une façon quelconque, avec du jus de plante. Trois s’enfuirent avec le yacht et furent noyés, je le suppose et je l’espère. Le dernier… fut tué. Mais je les ai remplacés
Montgomery se comporta d’abord comme vous étiez disposé à le faire puis… – Qu’est devenu l’autre, demandai-je vivement, l’autre Canaque qui a été tué ? – Le fait est qu’après que j’eus fabriqué un certain nombre de créatures humaines, je fis un être… » Il hésita
« Eh bien ? dis-je
– Il fut tué
– Je ne comprends pas. Voulez-vous dire que… – Il tua le Canaque… oui. Il tua plusieurs autres choses qu’il attrapa. Nous le pourchassâmes pendant deux jours. Il avait été lâché par accident – je n’avais pas eu l’intention de le mettre en liberté. Il n’était pas fini. C’était simplement une expérience
Une chose sans membres qui se tortillait sur le sol à la façon d’un serpent. Ce monstre était d’une force immense et rendu furieux par la douleur ; il avançait avec une grande rapidité, de l’allure roulante d’un marsouin qui nage. Il se cacha dans les bois pendant quelques jours, s’en prenant à tout ce qu’il rencontrait, jusqu’à ce que nous nous fussions mis en chasse ; alors il se traîna dans la partie nord de l’île, et nous nous divisâmes pour le cerner. Montgomery avait insisté pour se joindre à moi. Le Canaque avait une carabine et quand nous trouvâmes son corps le canon de son arme était tordu en forme d’S et presque traversé à coups de dents… Montgomery abattit le monstre d’un coup de fusil… Depuis lors, je m’en suis tenu à l’idéal de l’humanité… excepté pour de petites choses. » Il se tut. Je demeurai silencieux, examinant son visage
« Ainsi, reprit-il, pendant vingt ans entiers – en comptant neuf années en Angleterre – j’ai travaillé, et il y a encore quelque chose dans tout ce que je fais qui déjoue mes plans, qui me mécontente, qui me provoque à de nouveaux efforts. Quelquefois je dépasse mon niveau, d’autres fois je tombe au-dessous, mais toujours je reste loin des choses que je rêve. La forme humaine, je puis l’obtenir maintenant, presque avec facilité, qu’elle soit souple et gracieuse, ou lourde et puissante, mais souvent j’ai de l’embarras avec les mains et les griffes – appendices douloureux que je n’ose façonner trop librement. Mais c’est la greffe et la transformation subtiles qu’il faut faire subir au cerveau qui sont mes principales difficultés. L’intelligence reste souvent singulièrement primitive, avec d’inexplicables lacunes, des vides inattendus. Et le moins satisfaisant de tout est quelque chose que je ne puis atteindre, quelque part – je ne puis déterminer où – dans le siège des émotions. Des appétits, des instincts, des désirs qui nuisent à l’humanité, un étrange réservoir caché qui éclate soudain et inonde l’individualité tout entière de la créature : de colère, de haine ou de crainte. Ces êtres que j’ai façonnés vous ont paru étranges et dangereux aussitôt que vous avez commencé à les observer, mais à moi, aussitôt que je les ai achevés, ils me semblent être indiscutablement des êtres humains. C’est après, quand je les observe, que ma conviction disparaît. D’abord, un trait animal, puis un autre, se glisse à la surface et m’apparaît flagrant. Mais j’en viendrai à bout, encore. Chaque fois que je plonge une créature vivante dans ce bain de douleur cuisante, je me dis : cette fois, toute l’animalité en lui sera brûlée, cette fois je vais créer de mes mains une créature raisonnable. Après tout, qu’est-ce que dix ans ? Il a fallu des centaines de milliers d’années pour faire l’homme. » Il parut plongé dans de profondes pensées
« Mais j’approche du but, je saurai le secret. Ce puma que je… » Il se tut encore
« Et ils rétrogradent, reprit-il. Aussitôt que je n’ai plus la main dessus, la bête commence à reparaître, à revendiquer ses droits… » Un autre long silence se fit
« Alors, dis-je, vous envoyez dans les repaires du ravin les monstres que vous fabriquez
– Ils y vont. Je les lâche quand je commence à sentir la bête en eux, et bientôt, ils sont là-bas. Tous, ils redoutent cette maison et moi. Il y a dans le ravin une parodie d’humanité
Montgomery en sait quelque chose, car il s’immisce dans leurs affaires. Il en a dressé un ou deux à nous servir. Il en a honte, mais je crois qu’il a une sorte d’affection pour quelques-uns de ces êtres. C’est son affaire, ça ne me regarde pas. Ils me donnent une impression de raté qui me dégoûte. Ils ne m’intéressent pas. Je crois qu’ils suivent les règles que le missionnaire canaque a indiquées et qu’ils ont une sorte d’imitation dérisoire de vie rationnelle – les pauvres brutes ! Ils ont quelque chose qu’ils appellent la Loi, ils chantent des mélopées où ils proclament tout à lui. Ils construisent eux-mêmes leurs repaires, recueillent des fruits et arrachent des herbes – s’accouplent même. Mais je ne vois clairement dans tout cela, dans leurs âmes mêmes, rien autre chose que des âmes de bêtes, de bêtes qui périssent – la colère et tous les appétits de vivre et de se satisfaire… Pourtant, ils sont étranges, bizarres – complexes comme tout ce qui vit. Il y a en eux une sorte de tendance vers quelque chose de supérieur – en partie faite de vanité, en partie d’émotion cruelle superflue, en partie de curiosité gaspillée. Ce n’est qu’une singerie, une raillerie… J’ai quelque espoir pour ce puma. J’ai laborieusement façonné sa tête et son cerveau… « Et maintenant, continua-t-il – en se levant après un long intervalle de silence pendant lequel nous avions l’un et l’autre suivi nos pensées – que dites-vous de tout cela ? Avezvous encore peur de moi ? » Je le regardai, et vis simplement un homme pâle, à cheveux blancs, avec des yeux calmes, Sous sa remarquable sérénité, l’aspect de beauté, presque, qui résultait de sa régulière tranquillité et de sa magnifique carrure, il aurait pu faire bonne figure parmi cent autres vieux gentlemen respectables. J’eus un frisson. Pour répondre à sa seconde question, je lui tendis un revolver
« Gardez-les », fit-il en dissimulant un bâillement
Il se leva, me considéra un moment, et sourit
« Vous avez eu deux journées bien remplies. » Il resta pensif un instant et sortit par la porte intérieure. Je donnai immédiatement un tour de clef à la porte extérieure
Je m’assis à nouveau, plongé un certain temps dans un état de stagnation, une sorte d’engourdissement, si las, mentalement, physiquement et émotionnellement, que je ne pouvais conduire mes pensées au-delà du point où il les avait menées. La fenêtre me contemplait comme un grand oeil noir. Enfin, avec un effort, j’éteignis la lampe et m’étendis dans le hamac. Je fus bientôt profondément endormi
9 Chapitre LES MONSTRES Je m’éveillai de très bonne heure, ayant encore claire et nette à l’esprit l’explication de Moreau. Quittant le hamac, j’allai jusqu’à la porte m’assurer que la clef était tournée. Puis je tirai sur la barre de la fenêtre que je trouvai fixée solidement. Sachant que ces créatures d’aspect humain n’étaient en réalité que des monstres animaux, de grotesques parodies d’humanité, j’éprouvais une inquiétude vague de ce dont ils étaient capables, et cette impression était bien pire qu’une crainte définie. On frappa à la porte et j’entendis la voix glutinante de M’ling qui parlait. Je mis un des revolvers dans ma poche, gardant l’autre à la main, et j’allai lui ouvrir
« Bonjour, messié », dit-il, apportant, avec l’habituel déjeuner d’herbes bouillies, un lapin mal cuit
Montgomery le suivait. Son oeil rôdeur remarqua la position de mon bras et il sourit de travers
Le puma, ce jour-là, restait en repos pour hâter sa guérison ; mais Moreau, dont les habitudes étaient singulièrement solitaires, ne se joignit pas à nous. J’entamai la conversation avec Montgomery pour éclaircir un peu mes idées au sujet de la vie que menaient les bipèdes du navire. Je désirais vivement savoir, en particulier, comment il se faisait que ces monstres ne tombaient pas sur Moreau et Montgomery et ne se déchiraient pas entre eux
Il m’expliqua que leur relative sécurité, à Moreau et à lui, était due à la cérébralité limitée de ces monstres. En dépit de leur intelligence augmentée et de la tendance rétrograde vers leurs instincts animaux, ils possédaient certaines idées fixes, implantées par Moreau dans leur esprit, qui bornaient absolument leur imagination. Ils étaient pour ainsi dire hypnotisés, on leur avait dit que certaines choses étaient impossibles, que d’autres ne devaient pas être faites, et ces prohibitions s’entremêlaient dans la contexture de ces esprits jusqu’à annihiler toute possibilité de désobéissance ou de discussion
Certaines choses, cependant, pour lesquelles le vieil instinct était en conflit avec les intentions de Moreau, se trouvaient moins stables. Une série de propositions appelées : la Loi – les litanies que j’avais entendues – bataillaient dans leurs cerveaux contre les appétits profondément enracinés et toujours rebelles de leur nature animale. Ils répétaient sans cesse cette loi et la transgressaient sans cesse. Montgomery et Moreau déployaient une surveillance particulière pour leur laisser ignorer le goût du sang. Ils redoutaient les suggestions inévitables de cette saveur
Montgomery me conta que le joug de la loi, spécialement parmi les monstres félins, s’affaiblissait singulièrement à la nuit tombante ; l’animal, en eux, était alors prédominant ; au crépuscule, un esprit d’aventure les agitait et ils osaient alors des choses qui ne leur seraient pas venues à l’idée pendant le jour. C’est à cela que j’avais dû d’être pourchassé par l’Homme-Léopard le soir de mon arrivée. Mais, dans les premiers temps de mon séjour, ils n’osaient enfreindre la loi que furtivement et après le coucher du soleil ; au grand jour, il y avait, latent, un respect général pour les diverses prohibitions
C‘est ici peut-être le moment de donner quelques faits et détails généraux sur l’île et ses habitants. L’île, basse au-dessus de la mer, avait avec ses contours irréguliers une superficie totale d’environ huit ou dix kilomètres carrés. Elle était d’origine volcanique et elle était flanquée de trois côtés par des récifs de corail. Quelques fumerolles, dans la partie nord, et une source chaude étaient les seuls vestiges restants des forces qui avaient été sa cause. De temps à autre une faible secousse de tremblement de terre se faisait sentir, et quelquefois les paisibles spirales de fumées qui montaient vers le ciel devenaient tumultueuses sous des jets violents de vapeurs, mais c’était tout. Montgomery m’informa que la population s’élevait maintenant à plus de soixante de ces étranges créations de Moreau, sans compter les monstruosités moins considérables qui vivaient cachées dans les fourrés du sous-bois, et n’avaient pas forme humaine. En tout, il en avait fabriqué cent vingt, mais un grand nombre étaient mortes, et d’autres, comme le monstre rampant dont il m’avait parlé, avaient fini tragiquement. En réponse à une question que je lui posai, Montgomery me dit qu’ils donnaient réellement naissance à des rejetons, mais que ceux-ci généralement ne vivaient pas, ou qu’ils ne prouvaient par aucun signe avoir hérité des caractéristiques humaines imposées à leurs parents. Quand ils vivaient, Moreau les prenait pour leur parfaire une forme humaine. Les femelles étaient moins nombreuses que les mâles et exposées à mille persécutions sournoises, malgré la monogamie qu’enjoignait la Loi
Il me serait impossible de décrire en détail ces animaux-hommes – mes yeux ne sont nullement exercés et malheureusement je ne sais pas dessiner. Ce qu’il y avait, peut-être de plus frappant dans leur aspect général était une disproportion énorme entre leurs jambes et la longueur de leur buste ; et cependant, notre conception de la grâce est si relative que mon oeil s’habitua à leurs formes, et à la fin je fus presque d’accord avec leur propre conviction que mes longues cuisses étaient dégingandées. Un autre point important était le port de la tête en avant et la courbure accentuée et bestiale de la colonne vertébrale. À l’Homme-Singe lui-même il manquait cette cambrure immense du dos, qui rend la forme humaine si gracieuse. La plupart de ces bipèdes avaient les épaules gauchement arrondies et leurs courts avant-bras leur battaient les flancs. Quelques-uns à peine étaient visiblement poilus – du moins tant que dura mon séjour dans l’île
Une autre difformité des plus évidentes était celle de leurs faces, qui, presque toutes, étaient prognathes, mal formées à l’articulation des mâchoires, près des oreilles, avec des nez larges et protubérants, une chevelure très épaisse, hérissée et souvent des yeux étrangement colorés ou étrangement placés. Aucun de ces bipèdes ne savait rire, bien que l’Homme-Singe ait été capable d’une sorte de ricanement babillard. En dehors de ces caractères généraux, leurs têtes avaient peu de chose en commun ; chacune conservait les qualités de son espèce particulière : l’empreinte humaine dénaturait, sans le dissimuler, le léopard, le taureau, la truie, l’animal ou les animaux divers avec lesquels la créature avait été confectionnée. Les voix, aussi, variaient extrêmement. Les mains étaient toujours mal formées, et bien que j’aie été surpris parfois de ce qu’elles avaient d’humanité imprévue, il manquait à la plupart le nombre normal des doigts, ou bien elles étaient munies d’ongles bizarres, ou dépourvues de toute sensibilité tactile
Les deux bipèdes les plus formidables étaient l’Homme-Léopard et une créature mihyène et mi-porc. De dimensions plus grandes étaient les trois Hommes-Taureaux qui ramaient dans la chaloupe. Puis, venaient ensuite l’homme au poil argenté qui était le catéchiste de la Loi, M’ling, et une sorte de satyre fait de singe et de chèvre. Il y avait encore trois Hommes-Porcs et une Femme-Porc, une Femme-Rhinocéros et plusieurs autres femelles dont je ne vérifiai pas les origines, plusieurs Hommes-Loups, un Homme- Ours et Taureau et un Homme-Chien du Saint-Bernard. J’ai déjà décrit l’Homme-Singe, et il y avait aussi une vieille femme particulièrement détestable et puante, faite de femelles d’ours et de renard et que j’eus en horreur dès le début. Elle était, disait-on, une fanatique de la Loi. De plus, il y avait un certain nombre de créatures plus petites
D’abord. j’éprouvai une répulsion insurmontable pour ces êtres, sentant trop vivement qu’ils étaient encore des brutes, mais insensiblement je m’habituai quelque peu à eux, et, d’ailleurs, je fus influencé par l’attitude de Montgomery à leur égard. Il était depuis si longtemps en leur compagnie qu’il en était venu à les considérer presque comme des êtres humains normaux – le temps de sa jeunesse à Londres lui semblait passé glorieux qu’il ne retrouverait plus. Une fois par an seulement, il allait à Arica pour trafiquer avec l’agent de Moreau, qui faisait, en cette ville, commerce d’animaux. Ce n’est pas dans ce village maritime de métis espagnols qu’il rencontrait de beaux types d’humanité, et les hommes, à bord du vaisseau, lui semblaient d’abord, me dit-il, tout aussi étranges que les hommesanimaux de l’île l’étaient pour moi – les jambes démesurément longues, la face aplatie, le front proéminent, méfiants, dangereux, insensibles. De fait, il n’aimait pas les hommes, et son coeur s’était ému pour moi, pensait-il, parce qu’il m’avait sauvé la vie
Je me figurai même qu’il avait une sorte de sournoise bienveillance pour quelques-unes de ces brutes métamorphosées, une sympathie perverse pour certaines de leurs manières de faire, qu’il s’efforça d’abord de me cacher
M’ling, le bipède à la face noire, son domestique, le premier des monstres que j’avais rencontrés, ne vivait pas avec les autres à l’extrémité de l’île, mais dans une sorte de chenil adossé à l’enclos. Il n’était pas aussi intelligent que l’Homme-Singe, mais beaucoup plus docile, et c’est lui qui, de tous les monstres, avait l’aspect le plus humain
Montgomery lui avait appris à préparer la nourriture et en un mot à s’acquitter de tous les menus soins domestiques qu’on lui demandait. C’était un spécimen complexe de l’horrible habileté de Moreau, un ours mêlé de chien et de boeuf, et l’une des plus laborieusement composées de ses créatures. M’ling traitait Montgomery avec un dévouement et une tendresse étranges ; quelquefois celui-ci le remarquait, le caressait, lui donnant des noms mi-moqueurs et mi-badins, à quoi le pauvre être cabriolait avec une extraordinaire satisfaction ; d’autres fois, quand Montgomery avait absorbé quelques doses de whisky, il le frappait à coups de pied et de poing, lui jetait des pierres et lui lançait des fusées allumées. Mais bien ou mal traité, M’ling n’aimait rien tant que d’être près de lui
Je m’habituais donc à ces monstres, si bien que mille actions qui m’avaient semblé contre nature et répugnantes devenaient rapidement naturelles et ordinaires. Toute chose dans l’existence emprunte, je suppose, sa couleur à la tonalité moyenne de ce qui nous entoure : Montgomery et Moreau étaient trop individuels et trop particuliers pour que je pusse, d’après eux, garder, bien définies, mes impressions générales d’inhumanité. Si j’apercevais quelqu’une des créatures bovines – celles de la chaloupe – marchant pesamment à travers les broussailles du sous-bois, il m’arrivait de me demander, d’essayer de voir en quoi ils différaient de quelque rustre réellement humain cheminant péniblement vers sa cabane après son labeur mécanique quotidien, ou bien, rencontrant la Femme- Renard et Ours, à la face pointue et mobile, étrangement humaine avec son expression de ruse réfléchie, je m’imaginais l’avoir contre-passée déjà, dans quelque rue mal famée de grande ville
Cependant, de temps à autre, l’animal m’apparaissait en eux, hors de doute et sans démenti possible. Un homme laid et, selon toute apparence, un sauvage aux épaules contrefaites, accroupi à l’entrée d’une cabane, étirait soudain ses membres et bâillait, montrant, avec une effrayante soudaineté, des incisives aiguisées et des canines acérées brillantes et affilées comme des rasoirs. Dans quelque étroit sentier, si je regardais, avec une audace passagère, dans les yeux de quelque agile femelle, j’apercevais soudain, avec un spasme de répulsion, leurs pupilles fendues, ou, abaissant le regard, je remarquais la grille recourbée avec laquelle elle maintenait sur ses reins son lambeau de vêtement. C’est, d’ailleurs, une chose curieuse et dont je ne saurais donner de raison, que ces étranges créatures, ces femelles, eurent, dans les premiers temps de mon séjour, le sens instinctif de leur répugnante apparence et montrèrent, en conséquence, une attention plus qu’humaine pour la décence et le décorum extérieur
Mais mon inexpérience de l’art d’écrire me trahit et je m’égare hors du sujet de mon récit. Après que j’eus déjeuné avec Montgomery, nous partîmes tous deux pour voir, à l’extrémité de l’île, la fumerolle et la source chaude dans les eaux brûlantes de laquelle j’avais pataugé le jour précédent. Nous avions chacun un fouet et un revolver chargé. En traversant un fourré touffu, nous entendîmes crier un lapin ; nous nous arrêtâmes, aux écoutes, mais n’entendant plus rien nous nous remîmes en route et nous eûmes bientôt oublié cet incident. Montgomery me fit remarquer certains petits animaux rosâtres qui avaient des pattes de derrière fort longues et couraient par bonds dans les broussailles ; il m’apprit que c’étaient des créatures que Moreau avait inventées et fabriquées avec la progéniture des grands bipèdes. Il avait espéré qu’ils pourraient fournir de la viande pour les repas, mais l’habitude qu’ils avaient, comme parfois les lapins, de dévorer leurs petits avait fait échouer ce projet. J’avais déjà rencontré quelques-unes de ces créatures la nuit où je fus poursuivi par l’Homme-Léopard et, la veille, quand je fuyais devant Moreau. Par hasard, l’un de ces animaux, en courant pour nous éviter, sauta dans le trou qu’avaient fait les racines d’un arbre renversé par le vent. Avant qu’il ait pu se dégager nous réussîmes à l’attraper ; il se mit à cracher, à égratigner comme un chat, en secouant vigoureusement son arrière-train, il essaya même de mordre, mais ses dents étaient trop faibles pour faire davantage que pincer légèrement. La bête me parut être une jolie petite créature et Montgomery m’ayant dit qu’elles ne creusaient jamais de terrier et avaient des habitudes de propreté parfaite, je suggérai que cette espèce d’animal pourrait être, avec avantage, substituée au lapin ordinaire dans les parcs
Nous vîmes aussi, sur notre route, un tronc rayé de longues égratignures et, par endroits, profondément entamé. Montgomery me le fit remarquer
« Ne pas griffer l’écorce des arbres, c’est la Loi, dit-il. Ils ont vraiment l’air de s’en soucier. » C’est après cela, je crois, que nous rencontrâmes le Satyre et l’Homme-Singe. Le Satyre était un souvenir classique de la part de Moreau, avec sa face d’expression ovine, tel le type sémite accentué, sa voix pareille à un bêlement rude et ses extrémités inférieures sataniques. Il mâchait quelque fruit à cosse au moment où il nous croisa. Les deux bipèdes saluèrent montgomery
« Salut à l’Autre avec le fouet, firent-ils
– Il y en a un troisième avec un fouet, dit Montgomery. Ainsi, gare à vous
– Ne l’a-t-on pas fabriqué ? demanda l’Homme-Singe. Il a dit… Il a dit qu’on l’avait fabriqué. » Le Satyre m’examina curieusement
« Le troisième avec le fouet, celui qui marche en pleurant dans la mer, a une pâle figure mince
– Il a un long fouet mince, dit Montgomery
– Hier, il saignait et il pleurait, dit le Satyre. Vous ne saignez pas et vous ne pleurez pas
Le Maître ne saigne pas et il ne pleure pas
– La méthode Ollendorff, par coeur, railla Montgomery. Vous saignerez et vous pleurerez si vous n’êtes pas sur vos gardes
– Il a cinq doigts – il est un cinq-doigts comme moi, dit l’Homme-Singe
– Allons ! partons, Prendick ! » fit Montgomery en me prenant le bras, et nous nous remîmes en route
Le Satyre et l’Homme-Singe continuèrent à nous observer et à se communiquer leurs remarques
« Il ne dit rien, fit le Satyre. Les hommes ont des voix
– Hier, il m’a demandé des choses à manger ; il ne savait pas », répliqua l’Homme- Singe
Puis ils parlèrent encore un instant et j’entendis le Satyre qui ricanait bizarrement
Ce fut en revenant que nous trouvâmes les restes du lapin mort. Le corps rouge de la pauvre bestiole avait été mis en pièces, la plupart des côtes étaient visibles et la colonne vertébrale évidemment rongée
À cette vue, Montgomery s’arrêta
« Bon Dieu ! » fit-il
Il se baissa pour ramasser quelques vertèbres brisées et les examiner de plus près
« Bon Dieu ! répéta-t-il, qu’est-ce que cela veut dire ? – Quelqu’un de vos carnivores s’est souvenu de ses habitudes anciennes, répondis-je, après un moment de réflexion. Ces vertèbres ont été mordues de part en part. » Il restait là, les yeux fixes, la face pâle et les lèvres tordues
« Ça ne présage rien de bon, fit-il lentement
– J’ai vu quelque chose de ce genre, dis-je, le jour même de mon arrivée
– Le diable s’en mêle, alors ? Qu’est-ce que c’était ? – Un lapin avec la tête arrachée
– Le jour de votre arrivée ? – Le soir même, dans le sous-bois, derrière l’enclos, quand je suis sorti, avant la tombée de la nuit. La tête était complètement tordue et arrachée. » Il fit entendre, entre ses dents, un long sifflement
« Et qui plus est, j’ai idée que je connais celle de vos brutes qui a fait le coup. Ce n’est qu’un soupçon pourtant. Avant de trouver le lapin, j’avais vu l’un de vos monstres qui buvait dans le ruisseau
– En lapant avec sa langue ? – Oui
– Ne pas laper pour boire, c’est la Loi. Ils s’en moquent pas mal de la Loi, hein, quand Moreau n’est pas derrière leur dos ? – C’était la brute qui m’a poursuivi
– Naturellement, affirma Montgomery. C’est tout juste ce que font les carnivores. Après avoir tué, ils boivent. C’est le goût du sang, vous le savez
« Comment était-elle, cette brute ? Demanda-t-il encore. Pourriez-vous la reconnaître ? » Il jeta un regard autour de nous, les jambes écartée, au-dessus des restes du lapin mort, ses yeux errant parmi les ombres et les écrans de verdure, épiant les pièges et les embûches de la forêt qui nous entourait
« Le goût du sang », répéta-t-il
Il prit son revolver, en examina les cartouches et le replaça. Puis il se mit à tirer sur sa lèvre pendante
« Je crois que je reconnaîtrais parfaitement le monstre
– Mais alors il nous faudrait prouver que c’est lui qui a tué le lapin, dit Montgomery. Je voudrais bien n’avoir jamais amené ici ces pauvres bêtes. » Je voulais me remettre en chemin, mais il restait là, méditant sur ce lapin mutilé comme sur une profonde énigme. Bientôt, avançant peu à peu, je ne pus plus voir les restes du lapin
« Allons, venez-vous ? » criai-je
Il tressaillit et vint me rejoindre
« Vous voyez, prononça-t-il presque à voix basse, nous leur avons inculqué à tous de ne manger rien de ce qui se meut sur le sol. Si, par accident, quelque brute à goûté du sang… » Nous avançâmes un moment en silence
« Je me demande ce qui a bien pu arriver, se dit-il. J’ai fait une rude bêtise l’autre jour, continua-t-il après une pause. Cette espèce de brute qui me sert… Je lui ai montré à dépouiller et à cuire un lapin. C’est bizarre… Je l’ai vu qui se léchait les mains… Cela ne m’était pas venu à l’idée… Il nous faut y mettre un terme. Je vais en parler à Moreau. » Il ne put penser à rien d’autre pendant le retour
Moreau prit la chose plus sérieusement encore que Montgomery, et je n’ai pas besoin de dire que leur évidente consternation me gagna aussitôt
« Il faut faire un exemple, dit Moreau. Je n’ai pas le moindre doute que l’Homme- Léopard ne soit le coupable. Mais comment le prouver ? Je voudrais bien, Montgomery, que vous ayez résisté à votre goût pour la viande et que vous n’ayez pas amené ces nouveautés excitantes. Avec cela, nous pouvons nous trouver maintenant dans une fâcheuse impasse
– J’ai agi comme un imbécile, dit Montgomery, mais le mal est fait. Et puis, vous n’y aviez pas fait d’objection
– Il faut nous occuper de la chose sans tarder, dit Moreau. Je suppose, si quelque événement survenait, que M’ling pourrait s’en tirer de lui-même ? – Je ne suis pas si sûr que cela de M’ling, avoua Montgomery ; j’ai peur d’apprendre à le mieux connaître. » 10 Chapitre LA CHASSE À L’HOMME-LÉOPARD Dans l’après-midi, Moreau, Montgomery et moi, suivis de M’ling, nous nous dirigeâmes, à travers l’île, vers les huttes du ravin. Nous avions tous trois des armes. M’ling portait un rouleau de fil de fer et une petite hachette qui lui servait à fendre le bois, et Moreau avait, pendue en bandoulière, une grande corne de berger
« Vous allez voir une assemblée de toute la bande, dit Montgomery. C’est un joli spectacle. » Moreau ne prononça pas une parole pendant toute la route, mais une ferme résolution semblait figer les traits lourds de sa figure encadrée de blanc
Nous traversâmes le ravin, au fond duquel bouillonnait le courant d’eau chaude, et nous suivîmes le sentier tortueux à travers les roseaux jusqu’à ce que nous eussions atteint une large étendue couverte d’une épaisse substance jaune et poudreuse, qui était, je crois, du soufre. Par delà un épaulement des falaises, la mer scintillait. Nous arrivâmes à une sorte d’amphithéâtre naturel, peu profond, où tous quatre nous fîmes halte. Alors Moreau souffla dans son cor, dont la voix retentissante rompit le calme assoupissement de l’aprèsmidi tropical. Il devait avoir les poumons solides. Le son large se répercuta d’écho en écho jusqu’à une intensité assourdissante
« Ah ! ah ! » fit Moreau, en laissant l’instrument retomber à son côté
Immédiatement, il y eut parmi les roseaux jaunes des craquements et des bruits de voix, venant de l’épaisse jungle verte qui garnissait le marécage à travers lequel je m’étais aventuré le jour précédent. Alors, en trois ou quatre endroits, au bord de l’étendue sulfureuse, parurent les formes grotesques des bêtes humaines, se hâtant dans notre direction. Je ne pouvais m’empêcher de ressentir une horreur croissante à mesure que j’apercevais, l’un après l’autre, ces monstres surgir des arbres et des roseaux et trotter en traînant les pattes sur la poussière surchauffée. Mais Moreau et Montgomery, calmes, restaient là, et, par force, je demeurai auprès d’eux. Le premier qui arriva fut le Satyre, étrangement irréel, bien qu’il projetât une ombre et secouât la poussière avec ses pieds fourchus ; après lui, des broussailles, vint un monstrueux butor, tenant du cheval et du rhinocéros et mâchonnant une paille en s’avançant ; puis apparurent la Femme-Porc et les deux Femmes-Loups ; ensuite la sorcière Ours-Renard avec ses yeux rouges dans sa face pointue et rousse, et d’autres encore, – tous s’empressant et se hâtant. À mesure qu’ils approchaient, ils se mettaient à faire des courbettes devant Moreau et à chanter, sans se soucier les uns des autres, des fragments de la seconde moitié des litanies de la Loi
« À lui la main qui blesse ; à lui la main qui blesse ; à lui la main qui guérit », et ainsi de suite
Arrivés à une distance d’environ trente mètres, ils s’arrêtaient et, se prosternant sur les genoux et les coudes, se jetaient de la poussière sur la tête. Imaginez-vous la scène, si vous le pouvez : nous autres trois, vêtus de bleu, avec notre domestique difforme et noir, debout dans un large espace de poussière jaune, étincelant sous le soleil ardent, et entourés par ce cercle rampant et gesticulant de monstruosités, quelques-unes presque humaines dans leur expression et leurs gestes souples, d’autres semblables à des estropiés, ou si étrangement défigurés qu’on eût dit les êtres qui hantent nos rêves les plus sinistres. Au-delà, se trouvaient d’un côté les lignes onduleuses des roseaux, de l’autre, un dense enchevêtrement de palmiers nous séparant du ravin des huttes et, vers le nord, l’horizon brumeux du Pacifique
« Soixante-deux, soixante-trois, compta Moreau, il en manque quatre
– Je ne vois pas l’Homme-Léopard », dis-je
Tout à coup Moreau souffla une seconde fois dans son cor, et à ce son toutes les bêtes humaines se roulèrent et se vautrèrent dans la poussière. Alors se glissant furtivement hors des roseaux, rampant presque et essayant de rejoindre le cercle des autres derrière le dos de Moreau, parut l’Homme-Léopard. Le dernier qui vint fut le petit Homme-Singe. Les autres, échauffés et fatigués par leurs gesticulations, lui lancèrent de mauvais regards
« Assez ! » cria Moreau, de sa voix sonore et ferme
Toutes les bêtes s’assirent sur leurs talons et cessèrent leur adoration
« Où est celui qui enseigne la Loi ? » demanda Moreau
Le monstre au poil gris s’inclina jusque dans la poussière
« Dis les paroles », ordonna Moreau
Aussitôt l’assemblée agenouillée, tous balançant régulièrement leurs torses et lançant la poussière sulfureuse en l’air de la main gauche et de la main droite alternativement, entonnèrent une fois de plus leur étrange litanie
Quand ils arrivèrent à la phrase : ne pas manger de chair ni de poisson, c’est la Loi, Moreau étendit sa longue main blanche : « Stop », cria-t-il
Et un silence absolu tomba
Je crois que tous savaient et redoutaient ce qui allait venir. Mon regard parcourut le cercle de leurs étranges faces
Quand je vis leurs attitudes frémissantes et la terreur furtive de leurs yeux brillants, je m’étonnai d’avoir pu les prendre un instant pour des hommes
« Cette Loi a été transgressée, dit Moreau
– Nul n’échappe ! s’exclama le monstre sans figure au poil argenté
– Nul n’échappe ! répéta le cercle des bêtes agenouillées
– Qui l’a transgressée ? » cria Moreau, et son regard acéré parcourut leurs figures, tandis qu’il faisait claquer son fouet
L’Hyène-Porc, me sembla-t-il, parut fort craintive et abattue, et j’eus la même impression pour l’Homme-Léopard. Moreau se tourna vers ce dernier qui se coucha félinement devant lui, avec le souvenir et la peur d’infinis tourments
« Qui est celui-là ? cria Moreau d’une voix de tonnerre
– Malheur à celui qui transgresse la Loi », commença celui qui enseignait la Loi
Moreau planta son regard dans les yeux de l’Homme-Léopard, qui se tordit comme si on lui extirpait l’âme
« Celui qui transgresse la Loi…, » dit Moreau, en détournant ses yeux de sa victime et revenant vers nous. Je crus entendre dans le ton de ces dernières paroles une sorte d’exaltation
« … retourne à la maison de douleur ! s’exclamèrent-ils tous… retourne à la maison de douleur, ô Maître ! – … À la maison de douleur… à la maison de douleur…, jacassa l’Homme-Singe comme si cette perspective lui eût été douce
– Entends-tu ? cria Moreau en se tournant vers le coupable. Entends… Eh bien ? » L’Homme-Léopard, délivré du regard de Moreau, s’était dressé debout et, tout à coup, les yeux enflammés et ses énormes crocs de félin brillant sous ses lèvres retroussées, il bondit sur son bourreau. Je suis convaincu que seul l’affolement d’une excessive terreur put l’inciter à cette attaque. Le cercle entier de cette soixantaine de monstres sembla se dresser autour de nous. Je tirai mon revolver. L’homme et la bête se heurtèrent ; je vis Moreau chanceler sous le choc ; nous étions entourés d’aboiements et de rugissements furieux ; tout était confusion et, un instant, je pensai que c’était une révolte générale
La face furieuse de l’Homme-Léopard passa tout près de moi, avec M’ling le suivant de près. Je vis les yeux jaunes de l’Hyène-Porc étinceler d’excitation et je crus la bête décidée à m’attaquer. Le Satyre, lui aussi, m’observait par-dessus les épaules voûtées de l’Hyène-Porc. J’entendis le déclic du revolver de Moreau et je vis l’éclair de la flamme darder dans le tumulte. La cohue tout entière sembla se retourner vers la direction qu’indiquait la lueur du coup de feu, et moi-même, je fus entraîné par le magnétisme de ce mouvement. L’instant d’après je courais, au milieu d’une foule hurlante et tumultueuse, à la poursuite de l’Homme-Léopard
C’est là tout ce que je puis dire nettement. Je vis l’Homme-Léopard frapper Moreau, puis tout tourbillonna autour de moi et je me retrouvai courant à toutes jambes
M’ling était en tête, sur le talons du fugitif. Derrière, la langue pendante déjà, couraient à grandes enjambées bondissantes les Femmes-Loups. Les Hommes et les Femmes-Porcs suivaient, criant et surexcités, avec les deux Hommes-Taureaux, les reins ceints d’étoffe blanche. Puis venait Moreau dans un groupe de bipèdes divers. Il avait perdu son chapeau de paille à larges bords et il courait le revolver au poing et ses longs cheveux blancs flottant au vent. L’Hyène-Porc bondissait à mes côtés, allant de la même allure que moi et me lançant, de ses yeux félins, des regards furtifs, et les autres suivaient derrière nous, trépignant et hurlant
L’Homme-Léopard se frayait un chemin à travers les grands roseaux qui se refermaient derrière lui en cinglant la figure de M’ling. Nous autres, à l’arrière, nous trouvions, en atteignant le marais, un sentier foulé. La chasse se continua ainsi pendant peut-être un quart de mille, puis s’enfonça dans un épais fourré qui retarda grandement nos mouvements, bien que nous avancions en troupe – les ramilles nous fouettaient le visage, des lianes nous attrapaient sous le menton et s’emmêlaient dans nos chevilles, des plantes épineuses enfonçaient leurs piquants dans nos vêtements et dans nos chairs et les déchiraient
« Il a fait tout ce chemin à quatre pattes, dit Moreau, qui était maintenant juste devant moi
– Nul n’échappe ! » me cria le Loup-Ours surexcité par la poursuite
Nous débouchâmes de nouveau parmi les roches, et nous aperçûmes la bête courant légèrement à quatre pattes et grognant après nous par-dessus son épaule. À sa vue toute la tribu des Loups hurla de plaisir. La bête était encore vêtue et, dans la distance, sa figure paraissait encore humaine, mais la démarche de ses quatre membres était toute féline et le souple affaissement de ses épaules était distinctement celui d’une bête traquée. Elle bondit par-dessus un groupe de buissons épineux à fleurs jaunes et disparut. M’ling était à michemin entre la proie et nous
La plupart des poursuivants avaient maintenant perdu la rapidité première de la chasse et avaient fini par prendre une allure plus régulière et plus allongée. En traversant un espace découvert, je vis que la poursuite s’échelonnait maintenant en une longue ligne
L’Hyène-Porc courait toujours à mes côtés, m’épiant sans cesse et faisant de temps à autre grimacer son museau en un ricanement menaçant
À l’extrémité des rochers, l’Homme-Léopard se rendit compte qu’il allait droit vers le promontoire sur lequel il m’avait pourchassé le soir de mon arrivée, et il fit un détour, dans les broussailles, pour revenir sur ses pas. Mais Montgomery avait vu la manoeuvre et l’obligea à tourner de nouveau
Ainsi, pantelant, trébuchant dans les rochers, déchiré par les ronces, culbutant dans les fougères et les roseaux, j’aidais à poursuivre l’Homme-Léopard, qui avait transgressé la Loi, et l’Hyène-Porc, avec son ricanement sauvage, courait à mes côtés. je continuais, chancelant, la tête vacillante, le coeur battant à grands coups contre mes côtes, épuisé presque, et n’osant cependant pas perdre de vue la chasse, de peur de rester seul avec cet horrible compagnon. Je courais quand même, en dépit de mon extrême fatigue et de la chaleur dense de l’après-midi tropical
Enfin, l’ardeur de la chasse se ralentit, nous avions cerné la misérable brute dans un coin de l’île. Moreau, le fouet à la main, nous disposa tous en une ligne irrégulière, et nous avancions, avec précaution maintenant, nous avertissant par des appels et resserrant le cercle autour de notre victime qui se cachait, silencieuse et invisible, dans les buissons à travers lesquels je m’étais précipité pendant une autre poursuite
« Attention ! Ferme ! » criait Moreau, tandis que les extrémités de la ligne contournaient le massif de buissons pour cerner la bête
« Gare la charge ! » cria la voix de Montgomery derrière un fourré
J’étais sur la pente au-dessus des taillis. Montgomery et Moreau battaient le rivage audessous
Lentement, nous poussions à travers l’enchevêtrement de branches et de feuilles
La bête ne bougeait pas
« À la maison de douleur, à la maison de douleur », glapissait la voix de l’Homme- Singe, à une vingtaine de mètres sur la droite
En entendant ces mots, je pardonnai à la misérable créature toute la peur qu’elle m’avait occasionnée
À ma droite, j’entendis les pas pesants du Cheval-Rhinocéros qui écartait bruyamment les brindilles et les rameaux. Puis soudain, dans une sorte de bosquet vert et dans la demiténèbre de ces végétations luxuriantes, j’aperçus la proie que nous pourchassions. Je fis halte. La bête était blottie ramassée sur elle-même sous le plus petit volume possible, ses yeux verts lumineux tournés vers moi par-dessus son épaule
Je ne puis expliquer ce fait – qui pourra sembler de ma part une étrange contradiction – mais voyant là cet être, dans une attitude parfaitement animale, avec la lumière reflétée dans ses yeux et sa face imparfaitement humaine grimaçant de terreur, une fois encore j’eus la perception de sa réelle humanité. Dans un instant, quelque autre des poursuivants surviendrait et le pauvre être serait accablé et capturé pour expérimenter de nouveau les horribles tortures de l’enclos. Brusquement, je sortis mon revolver et visant entre ses yeux affolés de terreur, je tirai
À ce moment, l’Hyène-Porc se jeta, avec un cri, sur le corps et planta dans le cou ses dents acérées. Tout autour de moi les masses vertes du fourré craquaient et s’écartaient pour livrer passage à ces bêtes humanisées, qui apparaissaient une à une
« Ne le tuez pas, Prendick, cria Moreau, ne le tuez pas ! » Je le vis s’incliner en se frayant un chemin parmi les tiges des grandes fougères
L’instant d’après, il avait chassé, avec le manche de son fouet, l’Hyène-Porc, et Montgomery et lui maintenaient en respect les autres bipèdes carnivores, et en particulier M’ling, anxieux de prendre part à la curée. Sous mon bras, le monstre au poil argenté passa la tête et renifla. Les autres, dans leur ardeur bestiale, me poussaient pour mieux voir
« Le diable soit de vous, Prendick ! s’exclama Moreau. Je le voulais vivant
– J’en suis fâché, répliquai-je bien qu’au contraire je fusse fort satisfait, je n’ai pu résister à une impulsion irréfléchie. » Je me sentais malade d’épuisement et de surexcitation. Tournant les talons, je laissai là toute la troupe et remontai seul la pente qui menait vers la partie supérieure du promontoire. Moreau cria des ordres, et j’entendis les trois Hommes-Taureaux traîner la victime vers la mer
Il m’était aisé maintenant d’être seul. Ces bêtes manifestaient une curiosité tout humaine à l’endroit du cadavre et le suivaient en groupe compact, reniflant et grognant, tandis que les Hommes-Taureaux le traînaient au long du rivage. Du promontoire, j’apercevais, noirs contre le ciel crépusculaire, les trois porteurs qui avaient maintenant soulevé le corps sur leurs épaules pour le porter dans la mer. Alors comme une vague soudaine, il me vint à l’esprit, inexprimablement, l’infructueuse inutilité et l’évidente aberration de toutes ces choses de l’île. Sur le rivage, parmi les rocs au-dessous de moi, l’Homme-Singe, l’Hyène-Porc et plusieurs autres bipèdes se tenaient aux côtés de Montgomery et de Moreau. Tous étaient encore violemment surexcités et se répandaient en protestations de fidélité à la Loi. Cependant, j’avais l’absolue certitude, en mon esprit, que l’Hyène-Porc était impliquée dans le meurtre du lapin. J’eus l’étrange persuasion que, à part la grossièreté de leurs contours, le grotesque de leurs formes, j’avais ici, sous les yeux, en miniature, tout le commerce de la vie humaine, tous les rapports de l’instinct, de la raison, du destin, sous leur forme la plus simple. L’Homme-Léopard avait eu le dessous, c’était là toute la différence
Pauvres brutes ! je commençais à voir le revers de la médaille. Je n’avais pas encore pensé aux peines et aux tourments qui assaillaient ces malheureuses victimes quand elles sortaient des mains de Moreau. J’avais frissonné seulement à l’idée des tourments qu’elles enduraient dans l’enclos. Mais cela paraissait être maintenant la moindre part. Auparavant, elles étaient des bêtes, aux instincts adaptés normalement aux conditions extérieures, heureuses comme des êtres vivants peuvent l’être. Maintenant elles trébuchaient dans les entraves de l’humanité, vivaient dans une crainte perpétuelle, gênées par une loi qu’elles ne comprenaient pas ; leur simulacre d’existence humaine, commencée dans une agonie, était une longue lutte intérieure, une longue terreur de Moreau – et pourquoi ? C’était ce capricieux non-sens qui m’irritait
Si Moreau avait eu quelque but intelligible, j’aurais du moins pu sympathiser quelque peu avec lui. Je ne suis pas tellement vétilleux sur la souffrance. J’aurais pu même lui pardonner si son motif avait été la haine. Mais il n’avait aucune excuse et ne s’en souciait pas. Sa curiosité, ses investigations folles et sans but l’entraînaient et il jetait là de pauvres êtres pour vivre ainsi un an ou deux, pour lutter, pour succomber, et pour mourir enfin douloureusement. Ils étaient misérables en eux-mêmes, la vieille haine animale les excitait à se tourmenter les uns les autres, la Loi les empêchait de se laisser aller à un violent et court conflit qui eût été la fin décisive de leurs animosités naturelles
Pendant les jours qui suivirent, ma crainte des bêtes animalisées eut le sort qu’avait eu ma terreur personnelle de Moreau. Je tombai dans un état morbide profond et durable, tout l’opposé de la crainte, état qui a laissé sur mon esprit des marques indélébiles. J’avoue que je perdis toute la foi que j’avais dans l’intelligence et la raison du monde en voyant le pénible désordre qui régnait dans cette île. Un destin aveugle, un vaste mécanisme impitoyable semblait tailler et façonner les existences, et Moreau, avec sa passion pour les recherches, Montgomery, avec sa passion pour la boisson, moi-même, les bêtes humanisées avec leurs instincts et leurs contraintes mentales, étions déchirés et écrasés, cruellement et inévitablement, dans l’infinie complexité de ses rouages sans cesse actifs
Mais cet aspect ne m’apparut pas du premier coup… Je crois même que j’anticipe un peu en en parlant maintenant
11 Chapitre UNE CATASTROPHE Six semaines environ se passèrent, au bout desquelles je n’éprouvais, à l’égard de ces résultats des infâmes expériences de Moreau, d’autre sentiment que de l’aversion et du dégoût. Ma seule préoccupation était de fuir ces horribles caricatures de l’image du Créateur, pour revenir à l’agréable et salutaire commerce des hommes. Mes semblables, dont je me trouvais ainsi séparé, commencèrent à revêtir dans mes souvenirs une vertu et une beauté idylliques. Ma première amitié avec Montgomery ne progressa guère : sa longue séparation du reste de l’humanité, son vice secret d’ivrognerie, sa sympathie évidente pour les bêtes humaines, me le rendaient suspect. Plusieurs fois, je le laissai aller seul dans l’intérieur de l’île, car j’évitais de toute façon d’avoir le moindre rapport avec les monstres. Peu à peu j’en vins à passer la plus grande partie de mon temps sur le rivage, cherchant des yeux quelque voile libératrice qui n’apparaissait jamais, et, un jour, s’abattit sur nous un épouvantable désastre qui revêtit d’une apparence entièrement différente l’étrange milieu où je me trouvais
Ce fut environ sept on huit semaines après mon arrivée – peut-être plus, car je n’avais pas pris la peine de compter le temps – que se produisit la catastrophe. Elle eut lieu de grand matin – vers six heures, je suppose. Je m’étais levé et j’avais déjeuné tôt, ayant été réveillé par le bruit que faisaient trois bipèdes rentrant des provisions de bois dans l’enclos
Quand j’eus déjeuné, je m’avançai jusqu’à la barrière ouverte contre laquelle je m’appuyai, fumant une cigarette et jouissant de la fraîcheur du petit matin. Bientôt Moreau parut au tournant de la clôture et nous échangeâmes le bonjour. Il passa sans s’arrêter et je l’entendis, derrière moi, ouvrir puis refermer la porte de son laboratoire
J’étais alors si endurci par les abominations qui m’entouraient que j’entendis, sans la moindre émotion, sa victime, le puma femelle, au début de cette nouvelle journée de torture, accueillir son persécuteur avec un grognement presque tout à fait semblable à celui d’une virago en colère
Alors quelque chose arriva. J’entendis derrière moi un cri aigu, une chute, et, me tournant, je vis arriver, droit sur moi, une face effrayante, ni humaine ni animale, mais infernale, sombre, couturée de cicatrices entrecroisées d’où suintaient encore des gouttes rouges, avec des yeux sans paupières et en flammes. Je levai le bras pour parer le coup qui m’envoya rouler de tout mon long avec un avant-bras cassé, et le monstre, enveloppé de lin et de bandages tachés de sang qui flottaient autour de lui, bondit par-dessus moi et s’enfuit. Roulant plusieurs fois sur moi-même, je dégringolai au bas de la grève, essayai de me relever et m’affaissai sur mon bras blessé. Alors Moreau parut, sa figure blême et massive d’apparence plus terrible encore avec le sang qui ruisselait de son front. Le revolver à la main, sans faire attention à moi, il s’élança immédiatement à la poursuite du puma.