French 01
H. G. Wells
L’Île du docteur Moreau
1 Chapitre
UNE MÉNAGERIE À BORD
Je demeurai affalé sur l’un des bancs de rameurs du petit canot pendant je ne sais combien de temps, songeant que, si j’en avais seulement la force, je boirais de l’eau de mer pour devenir fou et mourir plus vite. Tandis que j’étais ainsi étendu, je vis, sans y attacher plus d’intérêt qu’à une image quelconque, une voile venir vers moi du bord de la ligne d’horizon. Mon esprit devait, sans doute, battre la campagne, et cependant je me rappelle fort distinctement tout ce qui arriva. Je me souviens du balancement infernal des flots, qui me donnait le vertige, et de la danse continuelle de la voile à l’horizon ; j’avais aussi la conviction absolue d’être déjà mort, et je pensais, avec une amère ironie, à l’inutilité de ce secours qui arrivait trop tard – et de si peu – pour me trouver encore vivant.
Pendant un espace de temps qui me parut interminable, je restais sur ce banc, la tête contre le bordage, à regarder s’approcher la goélette secouée et balancée. C’était un petit bâtiment, gréé de voiles latines, qui courait de larges bordées, car il allait en plein contre le vent. Il ne me vint pas un instant l’idée d’essayer d’attirer son attention, et, depuis le moment où j’aperçus distinctement son flanc et celui où je me retrouvai dans une cabine d’arrière, je n’ai que des souvenirs confus. Je garde encore une vague impression d’avoir été soulevé jusqu’au passavant, d’avoir vu une grosse figure rubiconde, pleine de taches de rousseur et entourée d’une chevelure et d’une barbe rouges, qui me regardait du haut de la passerelle ; d’avoir vu aussi une autre face très brune avec des yeux extraordinaires tout près des miens ; mais jusqu’à ce que je les eusse revus, je crus à un cauchemar. Il me semble qu’on dut verser, peu après, quelque liquide entre mes dents serrées, et ce fut tout.
Je restai sans connaissance pendant fort longtemps. La cabine dans laquelle je me réveillai enfin était très étroite et plutôt malpropre. Un homme assez jeune, les cheveux blonds, la moustache jaune hérissée, la lèvre inférieure tombante était assis auprès de moi et tenait mon poignet. Un instant, nous nous regardâmes sans parler. Ses yeux étaient gris, humides, et sans expression.
Alors, juste au-dessus de ma tête, j’entendis un bruit comme celui d’une couchette de fer qu’on remue, et le grognement sourd et irrité de quelque grand animal. En même temps, l’homme parla. Il répéta sa question.
« Comment vous sentez-vous maintenant ? » Je crois que je répondis me sentir bien. Je ne pouvais comprendre comment j’étais venu là, et l’homme dut lire dans mes yeux la question que je ne parvenais pas à articuler.
« On vous a trouvé dans une barque, mourant de faim. Le bateau s’appelait la Dame Altière et il y avait des taches bizarres sur le plat bord. » À ce moment, mes regards se portèrent sur mes mains : elles étaient si amaigries qu’elles ressemblaient à des sacs de peau sale pleins d’os ; à cette vue, tous mes souvenirs me revinrent.
« Prenez un peu de ceci » dit-il, et il m’administra une dose d’une espèce de drogue rouge et glacée. « Vous avez de la chance d’avoir été recueilli par un navire qui avait un médecin à bord. » Il s’exprimait avec un défaut d’articulation, une sorte de zézaiement.
« Quel est ce navire ? proférai-je lentement et d’une voix que mon long silence avait rendue rauque.
– C’est un petit caboteur d’Arica et de Callao. Il s’appelle la Chance Rouge. Je n’ai pas demandé de quel pays il vient : sans doute du pays des fous. Je ne suis moi-même qu’un passager, embarqué à Arica. » Le bruit recommença au-dessus de ma tête, mélange de grognements hargneux et d’intonations humaines. Puis une voix intima à un « triple idiot » l’ordre de se taire.
« Vous étiez presque mort, reprit mon interlocuteur ; vous l’avez échappé belle. Mais maintenant je vous ai remis un peu de sang dans les veines. Sentez-vous une douleur aux bras ? Ce sont des injections. Vous êtes resté sans connaissance pendant près de trente heures. » Je réfléchissais lentement. Tout à coup, je fus tiré de ma rêverie par les aboiements d’une meute de chiens.
« Puis-je prendre un peu de nourriture solide ? demandai-je.
– Grâce à moi ! répondit-il. On vous fait cuire du mouton.
– C’est cela, affirmai-je avec assurance, je mangerai bien un peu de mouton.
– Mais, continua-t-il avec une courte hésitation, je meurs d’envie de savoir comment il se fait que vous vous soyez trouvé seul dans cette barque. » Je crus voir dans ses yeux une certaine expression soupçonneuse.
« Au diable ces hurlements ! » Et il sortit précipitamment de la cabine.
Je l’entendis disputer violemment avec quelqu’un qui me partit lui répondre en un baragouin inintelligible. Le débat sembla se terminer par des coups, mais en cela je crus que mes oreilles se trompaient. Puis le médecin se mit à crier après les chiens et s’en revint vers la cabine.
« Eh bien, dit-il dès le seuil, vous commenciez à me raconter votre histoire. » Je lui appris d’abord que je m’appelais Edward Prendick et que je m’occupais beaucoup d’histoire naturelle pour échapper à l’ennui des loisirs que me laissaient ma fortune relative et ma position indépendante. Ceci sembla l’intéresser.
« Moi aussi, j’ai fait des sciences, avoua-t-il. J’ai fait des études de biologie à l’University College de Londres, extirpant l’ovaire des lombrics et les organes des escargots. Eh ! oui, il y a dix ans de cela. Mais continuez… continuez… dites-moi pourquoi vous étiez dans ce bateau. » Je lui racontai le naufrage de la Dame Altière, la façon dont je pus m’échapper dans la yole avec Constans et Helinar, la dispute au sujet du partage des rations, et comment mes deux compagnons tombèrent par-dessus bord en se battant.
La franchise avec laquelle je lui dis mon histoire parut le satisfaire. Je me sentais horriblement faible, et j’avais parlé en phrases courtes et concises. Quand j’eus fini, il se remit à causer d’histoire naturelle et de ses études biologiques. Selon toute probabilité, il avait du être un très ordinaire étudiant en médecine et il en vint bientôt à parler de Londres et des plaisirs qu’on y trouve ; il me conta même quelques anecdotes.
« J’ai laissé tout cela il y a dix ans. On était jeune alors et on s’amusait ; Mais j’ai trop fait la bête… À vingt et un ans, j’avais tout mangé. Je peux dire que c’est bien différent maintenant… Mais il faut que j’aille voir ce que cet imbécile de cuisinier fait de votre mouton. » Le grognement, au-dessus de ma tête, reprit d’une façon si soudaine et avec une si sauvage colère que je tressaillis.
« Qu’est-ce qu’il y a donc ? » criai-je ; mais la porte était fermée.
Il revint bientôt avec le mouton bouilli, et l’odeur appétissante me fit oublier de le questionner sur les cris de bête que j’avais entendus.
Après une journée de repas et de sommes alternés, je repris un peu des forces perdues pendant ces huit jours d’inanition et de fièvre, et je pus aller de ma couchette jusqu’au hublot et voir les flots verts lutter de vitesse avec nous. Je jugeai que la goélette courait sous le vent. Montgomery – c’était le nom du médecin blond – entra comme j’étais là, debout, et je lui demandais mes vêtements. Ceux avec lesquels j’avais échappé au naufrage, me dit-il, avaient été jetés par-dessus bord. Il me prêta un costume de coutil qui lui appartenait, mais, comme il avait les membres très longs et une certaine corpulence, son vêtement était un peu trop grand pour moi.
Il se mit à parler de choses et d’autres et m’apprit que le capitaine était aux trois quarts ivre dans sa cabine. En m’habillant, je lui posai quelques questions sur la destination du navire. Il répondit que le navire allait à Hawaii, mais qu’il devait débarquer avant cela.
« Où ? demandai-je.
– Dans une île… où j’habite. Autant que je le sais, elle n’a pas de nom. » Il me regarda, la lèvre supérieure pendante, et avec un air tout à coup si stupide que je me figurai que ma question le gênait.
« Je suis prêt », fis-je, et il sortit le premier de la cabine.
Au capot de l’échelle, un homme nous barrait le passage. Il était debout sur les dernières marches, passant la tête par l’écoutille. C’était un être difforme, court, épais et gauche, le dos arrondi, le cou poilu et la tête enfoncée entre les épaules. Il était vêtu d’un costume de serge bleu foncé. J’entendis les chiens grogner furieusement et aussitôt l’homme descendit à reculons ; je le repoussai pour éviter d’être bousculé et il se retourna avec une vivacité tout animale.
Sa face noire, que j’apercevais ainsi soudainement, me fit tressaillir. Elle se projetait en avant d’une façon qui faisait penser à un museau, et son immense bouche à demi ouverte montrait deux rangées de dents blanches plus grandes que je n’en avais jamais vu dans aucune bouche humaine. Ses yeux étaient injectés de sang, avec un cercle de blanc extrêmement réduit autour des pupilles fauves. Il y avait sur toute cette figure une bizarre expression d’inquiétude et de surexcitation.
« Que le diable l’emporte ! Il est toujours dans le chemin », dit Montgomery.
L’homme s’écarta sans un mot. Je montai jusqu’au capot, suivant des yeux malgré moi l’étrange face. Montgomery resta en bas un instant.
« Tu n’as rien à faire ici. Ta place est à l’avant, dit-il d’un ton autoritaire.
– Euh !… Euh !… Ils… ne veulent pas de moi à l’avant », balbutia l’homme à la face noire, en tremblant. Il parlait lentement, avec quelque chose de rauque dans la voix.
« Ils ne veulent pas de toi à l’avant ! Mais je te commande d’y aller, moi ! » cria Montgomery sur un ton menaçant.
Il était sur le point d’ajouter quelque chose, lorsque, m’apercevant, il me suivit sur l’échelle. Je m’étais arrêté, le corps à demi passé par l’écoutille, contemplant et observant encore avec une surprise extrême, la grotesque laideur de cet être. Je n’avais jamais vu de figure aussi extraordinairement répulsive, et cependant – si cette contradiction est admissible – je subis en même temps l’impression bizarre que j’avais déjà dû remarquer, je ne sais où, les mêmes traits et les mêmes gestes qui m’interloquaient maintenant. Plus tard, il me revint à l’esprit que je l’avais probablement vu tandis qu’on me hissait à bord et cela, néanmoins, ne parvint pas à satisfaire le soupçon que je conservais d’une rencontre antérieure. Mais qui donc, ayant une fois aperçu une face aussi singulière, pourrait oublier dans quelles circonstances ce fut ? Le mouvement que fit Montgomery pour me suivre détourna mon attention, et mes yeux se portèrent sur le pont de la petite goélette. Les bruits que j’avais entendus déjà m’avaient demi préparé à ce qui s’offrait à mes regards. Certainement je n’avais jamais vu de pont aussi mal tenu : il était entièrement jonché d’ordures et d’immondices indescriptibles. Une meute hurlante de chiens courants était liée au grand mât avec des chaînes, et ils se mirent à aboyer et à bondir vers moi. Près du mât de misaine, un grand puma était allongé au fond d’une cage de fer beaucoup trop petite pour qu’il pût y tourner à l’aise. Plus loin, contre le bastingage de tribord, d’immenses caisses grillagées contenaient une quantité de lapins, et à l’avant un lama solitaire était resserré entre les parois d’une cage étroite. Les chiens étaient muselés avec des lanières de cuir. Le seul être humain qui fût sur le pont était un marin maigre et silencieux, tenant la barre.
Les brigantines, sales et rapiécées, s’enflaient sous le vent et le petit bâtiment semblait porter toutes ses voiles. Le ciel était clair ; le soleil descendait vers l’ouest ; de longues vagues, que le vent coiffait d’écume, luttaient de vitesse avec le navire. Passant près de l’homme de barre, nous allâmes à l’arrière, et, appuyés sur la lisse de couronnement, nous regardâmes, côte à côte, pendant un instant, l’eau écumer contre la coque de la goélette et les bulles énormes danser et disparaître dans son sillage. Je me retournai vers le pont encombré d’animaux et d’ordures.
« C’est une ménagerie océanique ? dis-je.
– On le croirait, répondit Montgomery.
– Qu’est-ce qu’on veut faire de ces bêtes ? Est-ce une cargaison ? Le capitaine pense-til pouvoir les vendre aux naturels du Pacifique ? – On le dirait, n’est-ce pas ? » fit encore Montgomery, et il se retourna vers le sillage.
Tout à coup, nous entendîmes un jappement suivi de jurons furieux qui venaient de l’écoutille, et l’homme difforme à la face noire sortit précipitamment sur le pont. À sa vue, les chiens, qui s’étaient tus, las d’aboyer après moi, semblèrent pris de fureur, se mirent à hurler et à gronder en secouant violemment leurs chaînes. Le noir eut un instant d’hésitation devant eux, et cela permit à l’homme aux cheveux rouges qui le poursuivait de lui assener un terrible coup de poing entre les épaules. Le pauvre diable tomba comme un boeuf assommé et alla rouler sur les ordures, parmi les chiens furieux. Il était heureux pour lui qu’ils fussent muselés. L’homme aux cheveux rouges, qui était vêtu d’un costume de serge malpropre, poussa alors un rugissement de joie et resta là, titubant et en grand danger, me sembla-t-il, de tomber en arrière dans l’écoutille, ou de choir en avant sur sa victime.
Au moment où le second homme avait paru Montgomery avait violemment tressailli.
« Hé ! là-bas », cria-t-il d’un ton sec.
Deux matelots parurent sur le gaillard d’avant.
Le noir, qui poussait des hurlements bizarres, se convulsait entre les pattes des chiens, sans que nul vînt à son secours. Les bêtes furieuses faisaient tous leurs efforts pour pouvoir le mordre entre les courroies des muselières. Leurs corps gris et souples se mêlaient en une lutte confuse par-dessus le noir qui se roulait en tous sens. Les deux matelots regardaient la scène comme si cela eût été un divertissement sans pareil.
Montgomery laissa échapper une exclamation de colère et s’avança vers la meute.
À ce moment, le noir s’était relevé et gagnait l’avant en chancelant. Il se cramponna au bastingage, près des haubans de misaine, regardant les chiens par-dessus son épaule.
L’homme aux cheveux rouges riait d’un gros rire satisfait.
« Dites donc, capitaine, ces manières-là ne me vont pas », dit Montgomery en secouant l’homme roux par le bras.
J’étais derrière le médecin. Le capitaine se tourna et regarda son interlocuteur avec les yeux mornes et solennels d’un ivrogne.
« Quoi ? … Qu’est-ce qui… ne vous va pas ? demanda-t-il… sale rebouteur ! Sale scieur d’os ! » ajouta-t-il, après avoir un instant fixé Montgomery d’un air endormi.
Il essaya de dégager son bras, mais après deux essais inutiles, il enfonça dans les poches de sa vareuse ses grosses pattes rousses.
« Cet homme est un passager, continua Montgomery, et je vous conseille de ne pas lever la main sur lui.
– Allez au diable ! hurla le capitaine. Je fais ce que je veux sur mon navire. » Il tourna les talons, voulant gagner le bastingage.
Je pensais que Montgomery, le voyant ivre, allait le laisser, mais il devint seulement un peu plus pâle et suivit le capitaine.
« Vous entendez bien, capitaine, insista-t-il, je ne veux pas qu’on maltraite cet homme.
Depuis qu’il est à bord, on n’a cessé de le brutaliser. » Les fumées de l’alcool empêchèrent un instant le capitaine de répondre.
« Sale rebouteur ! » fut tout ce qu’il crut nécessaire de répliquer enfin.
Je vis bien que Montgomery avait fort mauvais caractère, et que cette querelle devait couver depuis longtemps.
« Cet homme est ivre, vous n’obtiendrez rien » dis-je un peu officieusement.
Montgomery fit faire une affreuse contorsion à sa lèvre pendante.
« Il est toujours ivre. Pensez-vous que ce soit une excuse pour assommer ses passagers ? – Mon navire, commença le capitaine, avec des gestes peu sûrs pour montrer les cages, mon navire était un bâtiment propre… Regardez-le maintenant. (Il était certainement rien moins que propre.) Mon équipage était propre et honorable… – Vous avez accepté de prendre ces animaux.
– Je voudrais bien n’avoir jamais aperçu votre île infernale. Que diable a-t-on besoin… de bêtes dans une île comme celle-là ? Et puis, votre domestique… j’avais cru que c’était un homme… mais c’est un fou… Il n’a rien à faire à l’arrière. Pensez-vous que tout le maudit bateau vous appartienne ? – Depuis le premier jour, vos matelots n’ont pas cessé de brutaliser le pauvre diable.
– Oui ! c’est bien ce qu’il est… un diable, un ignoble diable… Mes hommes ne peuvent pas le sentir. Moi, je ne peux pas le voir. Personne ne peut le supporter. Ni vous non plus.
» Montgomery l’interrompit.
« N’importe, vous, vous devez laisser cet homme tranquille. » Il accentuait ses paroles par d’énergiques hochements de tête ; mais le capitaine maintenant semblait vouloir continuer la querelle. Il éleva la voix.
« S’il revient encore par ici, je lui crève la panse. Oui, je lui crèverai sa maudite panse.
Qui êtes-vous, vous, pour me donner des ordres, à moi ? Je suis le capitaine, et le navire m’appartient. Je suis la loi, ici, vous dis-je – la loi et les prophètes. Il a été convenu que je mènerais un homme et son domestique à Arica et que je les ramènerais avec quelques animaux. Mais je n’avais pas fait marché de transporter un maudit idiot et un scieur d’os, un sale rebouteur, un… » Mais peu importent les injures qu’il adressa à Montgomery. Je vis ce dernier faire un pas en avant, et je m’interposai : « Il est ivre », dis-je.
Le capitaine vociférait des invectives de plus en plus grossières.
« Assez ! hein : » fis-je en me tournant vivement vers lui, car j’avais vu le danger dans les yeux et dans la pâle figure de Montgomery, mais je réussis seulement à attirer sur moi l’averse d’injures.
J’étais heureux néanmoins d’avoir, au prix même de l’inimitié de l’ivrogne, écarté le péril d’une rixe. Je ne crois pas avoir entendu jamais autant de basses grossièretés couler en un flot continu des lèvres d’un homme, bien que j’aie, au cours de mes pérégrinations, fréquenté des compagnies pas mal excentriques. Il fut parfois si outrageant qu’il m’était difficile de rester calme – bien que je sois d’un caractère paisible. Mais, à coup sûr, en disant au capitaine de se taire, j’avais oublié que je n’étais guère qu’une épave humaine, privée de toutes ressources, et n’ayant pas payé mon passage. – que je dépendais simplement de la générosité – ou de l’esprit spéculatif – du patron du bâtiment. Il sut me le rappeler avec une remarquable énergie.
Mais, en tous les cas, j’avais évité la rixe.
2 Chapitre MONTGOMERY PARLE Au coucher du soleil, ce soir-là, on arriva en vue de terre, et la goélette se prépara à aborder. Montgomery m’annonça que cette île, l’île sans nom, était sa destination. Nous étions trop loin encore pour en distinguer les côtes : j’apercevais simplement une bande basse de bleu sombre dans le gris bleu incertain de la mer. Une colonne de fumée presque verticale montait vers le ciel.
Le capitaine n’était pas sur le pont quand la vigie annonça : terre ! Après avoir donné libre cours à sa colère, il était redescendu en titubant jusqu’à sa cabine et il s’était rendormi sur le plancher. Le second prit le commandement. C’était l’individu taciturne et maigre que nous avions vu à la barre et il paraissait, lui aussi, en fort mauvais termes avec Montgomery. Il ne faisait jamais la moindre attention à nous. Nous dînâmes avec lui, dans un silence maussade, après que j’eus inutilement essayé d’engager la conversation. Je m’aperçus aussi que les hommes d’équipage regardaient mon compagnon et ses animaux d’une manière singulièrement hostile. Montgomery était plein de réticences quand je l’interrogeais sur sa destination et sur ce qu’il voulait faire de ces bêtes ; mais bien que ma curiosité ne fît qu’augmenter, je n’insistai pas.
Nous restâmes à causer sur le tillac jusqu’à ce que le ciel fût criblé d’étoiles. La nuit était très tranquille, et troublée seulement par un bruit passager sur le gaillard d’avant ou quelques mouvements des animaux. Le puma, ramassé au fond de sa cage, nous observait avec ses yeux brillants, et les chiens étaient endormis. Nous allumâmes un cigare.
Montgomery se mit à me causer de Londres, sur un ton de demi-regret, me posant toute sorte de questions sur les changements récents. Il parlait comme un homme qui avait aimé la vie qu’il avait menée et qu’il avait dît quitter soudain et irrévocablement. Je lui répondais de mon mieux, en bavardant de choses et d’autres, et pendant ce temps tout ce qu’il y avait en lui d’étrange commençait à m’apparaître clairement. Tout en causant, j’examinais sa figure blême et bizarre, aux faibles lueurs de la lanterne de l’habitacle, qui éclairait la boussole et le compas de route. Puis mes yeux cherchèrent sur la mer obscure sa petite île cachée dans les ténèbres.
Cet homme, me semblait-il, était sorti de l’immensité, simplement pour me sauver la vie. Demain, il quitterait le navire, et disparaîtrait de mon existence. Même en des circonstances plus banales, cela m’aurait rendu quelque peu pensif ; mais il y avait ici, tout d’abord, la singularité d’un homme d’éducation vivant dans cette petite île inconnue et ensuite, s’ajoutant à cela, l’extraordinaire nature de son bagage. Je me répétais la question du capitaine : Que voulait-il faire de ces animaux ? Pourquoi, aussi, lorsque j’avais fait mes premières remarques sur cette cargaison, avait-il prétendu qu’elle ne lui appartenait pas ? Puis encore il y avait dans l’aspect de son domestique quelque chose de bizarre qui m’impressionnait vivement. Tous ces détails enveloppaient cet homme d’une brume mystérieuse : ils s’emparaient de mon imagination et me gênaient pour l’interroger.
Vers minuit, notre conversation sur Londres s’épuisa, et nous demeurâmes coude à coude, penchés sur le bastingage, les yeux errant rêveusement sur la mer étoilée et silencieuse, chacun suivant ses pensées. C’était une excellente occasion de sentimentaliser et je me mis à causer de ma reconnaissance.
« Vous me laisserez bien dire que vous m’avez sauvé la vie.
– Le hasard, répondit-il ; rien que le hasard.
– Je préfère, quand même, adresser mes remerciements à celui qui en est l’instrument.
– Ne remerciez personne. Vous aviez besoin de secours ; j’avais le savoir et le pouvoir.
Je vous ai soigné et soutenu de la même façon que j’aurais recueilli un spécimen rare. Je m’ennuyais considérablement et je sentais la nécessité de m’occuper. Si j’avais été dans un de mes jours d’inertie, ou si votre figure ne m’avait pas plu, eh bien !… je me demande où vous seriez maintenant. » Ces paroles calmèrent quelque peu mes dispositions.
« En tout cas…, commençai-je.
– C’est pure chance, je vous affirme, interrompit-il, comme tout ce qui arrive dans la vie d’un homme. Il n’y a que les imbéciles qui ne le voient pas. Pourquoi suis-je ici, maintenant – proscrit de la civilisation –, au lieu d’être un homme heureux et de jouir de tous les plaisirs de Londres ? Tout simplement, parce que, il y a onze ans, par une nuit de brouillard, j’ai perdu la tête pendant dix minutes. » Il s’arrêta.
« Vraiment ? dis-je.
– C’est tout. » Nous retombâmes dans le silence. Soudain, il se mit à rire.
« Il y a quelque chose, dans cette nuit étoilée, qui vous délie la langue. Je sais bien que c’est imbécile, mais cependant il me semble que j’aimerais vous raconter… – Quoi que vous me disiez, vous pouvez compter que je garderai pour moi… Si c’est là ce que… » Il était sur le point de commencer, mais il secoua la tête d’un air de doute.
« Ne dites rien, continuai-je, peu m’importe. Après tout, il vaut mieux garder votre secret. Vous ne gagnerez qu’un mince soulagement si j’accepte votre confidence. Sinon… ma foi ?… » Il marmotta quelques mots indécis. Je sentais que je le prenais à son désavantage, que je l’avais surpris dans une disposition à l’épanchement, et, à dire vrai, je n’étais pas curieux de savoir ce qui avait pu amener si loin de Londres un étudiant en médecine. J’ai aussi une imagination. Je haussai les épaules et m’éloignai. Sur la lisse de poupe, était penchée une forme noire et silencieuse, regardant fixement les vagues. C’était l’étrange domestique de Montgomery. Quand j’approchai, il jeta un rapide coup d’oeil par dessus son épaule, puis reprit sa contemplation.
Cela vous paraîtra sans doute une chose insignifiante, mais j’en fus néanmoins fort vivement frappé. La seule lumière qu’il y eût près de nous était la lanterne de la boussole.
La figure de cette créature se tourna l’espace d’une seconde, de l’obscurité du tillac vers la clarté de la lanterne, et je vis alors que les yeux qui me regardaient brillaient d’une pâle lueur verte.
Je ne savais pas, alors, qu’une luminosité rougeâtre n’est pas rare dans les yeux humains, et ce reflet vert me parut être absolument inhumain. Cette face noire, avec ses yeux de feu, bouleversa toutes mes pensées et mes sentiments d’adulte, et pendant un moment, les terreurs oubliées de mon enfance envahirent mon esprit. Puis l’effet se passa comme il était venu. Je ne voyais plus qu’une bizarre forme noire, accoudée sur la lisse du couronnement, et j’entendis Montgomery qui me parlait.
« Je pense qu’on pourrait rentrer, disait-il, si vous en avez assez.» Je lui fis une réponse imprécise et nous descendîmes. À la porte de ma cabine, il me souhaita bonne nuit.
Pendant mon sommeil, j’eus quelques rêves fort désagréables. La lune décroissante se leva tard. Sa clarté jetait à travers ma cabine un pâle et fantomatique rayon qui dessinait des ombres sinistres. Puis les chiens s’éveillèrent et se mirent à aboyer et à hurler, de sorte que mon sommeil fut agité de cauchemars et que je ne pus guère vraiment dormir qu’à l’approche du jour.
3 Chapitre L’ABORDAGE DANS L’ÎLE Au petit matin – c’était le second jour après mon retour à la vie, et le quatrième après que j’avais été recueilli par la goélette – je m’éveillai au milieu de rêves tumultueux, rêves de canons et de multitudes hurlantes, et j’entendis, au-dessus de moi, des cris enroués et rauques. Je me frottai les yeux, attentif à ces bruits et me demandant encore dans quel lieu je pouvais bien me trouver. Puis il y eut un trépignement de pieds nus, des chocs d’objets pesants que l’on remuait, un craquement violent et un cliquetis de chaînes. J’entendis le tumulte des vagues contre la goélette qui virait de bord et un flot d’écume d’un vert jaunâtre vint se briser contre le petit hublot rond qui ruissela. Je passai mes vêtements en hâte et montai sur le pont.
En arrivant à l’écoutille, j’aperçus contre le ciel rose – car le soleil se levait – le dos large et la tête rousse du capitaine, et, par-dessus son épaule, la cage du puma se balançant à une poulie attachée au borne de misaine. La pauvre bête semblait horriblement effrayée et se blottissait au fond de sa petite cage.
« Par-dessus bord, par-dessus bord, toute cette vermine ! braillait le capitaine. Le navire va être propre maintenant, bon Dieu, le navire va bientôt être propre ! » Il me barrait le passage, de sorte que, pour arriver sur le pont, il me fallut lui mettre la main sur l’épaule. Il se retourna en sursautant et tituba en arrière de quelques pas pour mieux me voir. Il ne fallait pas être bien expert pour affirmer que l’homme était encore ivre.
Tiens ! tiens ! » fit-il, avec un air stupide.
Puis une lueur passa dans ses veux.
« Mais… c’est Mister… Mister… ? – Prendick, lui dis-je.
– Au diable avec Prendick ! s’exclama-t-il. Fermez ça, voilà votre nom, Mister Fermezça ! » Il ne valait pas la peine de répondre à cette brute, mais je ne m’attendais certes pas au tour qu’il allait me jouer. Il étendit sa main vers le passavant auprès duquel Montgomery causait avec un personnage de haute taille, aux cheveux blancs, vêtu de flanelle bleue et sale, et qui, sans doute venait d’arriver à bord.
« Par là ! Espèce de Fermez-ça ! Par là ! » rugissait le capitaine.
Montgomery et son compagnon, entendant ses cris, se retournèrent.
« Que voulez-vous dire ? demandai-je.
– Par là ! Espèce de Fermez-ça – voilà ce que je veux dire. Par-dessus bord. Mister Fermez-ça ! – et vite ! On déblaie et on nettoie ! On débarrasse mon bienheureux navire, et vous, vous allez passer par-dessus bord. » Je le regardais, stupéfait. Puis il me vint à l’idée que c’était justement ce que je demandais. La perspective d’une traversée à faire comme seul passager en compagnie de cette brute irascible n’était guère tentante. Je me tournai vers Montgomery.
« Nous ne pouvons vous prendre, répondit sèchement son compagnon.
– Vous ne pouvez me prendre ? » répétai-je, consterné.
Cet homme avait la figure la plus volontaire et la plus résolue que j’aie jamais rencontrée.
« Dites donc ? commençai-je, en me tournant vers le capitaine.
– Par-dessus bord ! répondit l’ivrogne. Mon navire n’est pas pour les bêtes, ni pour des gens pires que des bêtes. Vous passerez par-dessus bord ! Mister Fermez-ça ! S’ils ne veulent pas de vous, on vous laissera à la dérive. Mais n’importe comment, vous débarquez – avec vos amis. On ne m’y verra plus dans cette maudite île. Amen ! J’en ai assez ! – Mais, Montgomery… » implorai-je.
Il tordit sa lèvre inférieure, hocha la tête en indiquant le grand vieillard, pour me dire son impuissance à me sauver.
« Attendez ! je vais m’occuper de vous », dit le capitaine.
Alors commença un curieux débat à trois. Je m’adressai alternativement aux trois hommes, d’abord au personnage à cheveux blancs pour qu’il me permît d’aborder, puis au capitaine ivrogne pour qu’il me gardât à bord, et aux matelots eux-mêmes. Montgomery ne desserrait pas les dents et se contentait de hocher la tête.
« Je vous dis que vous passerez par-dessus bord ! Au diable la loi ! Je suis maître ici ! » répétait sans cesse le capitaine.
Enfin, je m’arrêtai court aux violentes menaces commencées, et me réfugiai à l’arrière, ne sachant plus que faire.
Pendant ce temps, l’équipage procédait avec rapidité au débarquement des caisses, des cages et des animaux. Une large chaloupe, gréée en lougre, se tenait sous l’écoute de la goélette, et on y empilait l’étrange ménagerie. Je ne pouvais voir alors ceux qui recevaient les caisses, car la coque de la chaloupe m’était dissimulée par le flanc de notre bâtiment.
Ni Montgomery, ni son compagnon ne faisaient la moindre attention à moi ; ils étaient fort occupés à aider et à diriger les matelots qui déchargeaient leur bagage. Le capitaine s’en mêlait aussi, mais fort maladroitement.
Il me venait alternativement à l’idée les résolutions les plus téméraires et les plus désespérées. Une fois ou deux, en attendant que mon sort se décidât, je ne pus m’empêcher de rire de ma misérable perplexité. Je n’avais encore rien pris, et cela me rendait malheureux, plus malheureux encore. La faim et l’absence d’un certain nombre de corpuscules du sang suffisent à enlever tout courage à un homme. Je me rendais bien compte que je n’avais pas les forces nécessaires pour résister au capitaine qui voulait m’expulser, ni pour m’imposer à Montgomery et à son compagnon. Aussi, attendis-je passivement le tour que prendraient les événements, – et le transfert de la cargaison de Montgomery dans la chaloupe continuait comme si je n’avais pas existé.
Bientôt le transbordement fut terminé. Alors, je fus traîné, en n’opposant qu’une faible résistance, jusqu’au passavant, et c’est à ce moment que je remarquai l’étrangeté des personnages qui étaient avec Montgomery dans la chaloupe. Mais celle-ci, n’attendant plus rien, poussa au large rapidement. Un gouffre d’eau verte s’élargit devant moi, et je me rejetai en arrière de toutes mes forces pour ne pas tomber la tête la première.
Les gens de la chaloupe poussèrent des cris de dérision, et j’entendis Montgomery les invectiver. Puis le capitaine, le second et l’un des matelots me ramenèrent à la poupe. Le canot de la Darne Altière était resté à la remorque. Il était à demi rempli d’eau, n’avait pas d’avirons et ne contenait aucune provision. Je refusai de m’y embarquer et me laissai tomber de tout mon long sur le pont. Enfin, ils réussirent à m’y faire descendre au moyen d’une corde – car ils n’avaient pas d’échelle d’arrière – et coupèrent la remorque.
Je m’éloignai de la goélette, en dérivant lentement. Avec une sorte de stupeur, je vis tout l’équipage se mettre à la manoeuvre et tranquillement la goélette vira de bord pour prendre le vent. Les voiles palpitèrent et s’enflèrent sous la poussée de la brise. Je regardais fixement son flanc fatigué par les flots donner à la bande vers moi ; puis elle s’éloigna rapidement.
Je ne détournai pas la tête pour la suivre des yeux, croyant à peine ce qui venait d’arriver. Je m’affalai au fond du canot, abasourdi et contemplant confusément la mer calme et vide.
Puis, je me rendis compte que je me trouvais de nouveau dans ce minuscule enfer, prêt à couler bas. Jetant un regard par-dessus le plat-bord, j’aperçus la goélette qui reculait dans la distance et par-dessus la lisse d’arrière la tête du capitaine qui me criait des railleries.
Me tournant vers l’île, je vis la chaloupe diminuant aussi à mesure qu’elle approchait du rivage.
Soudain, la cruauté de cet abandon m’apparut clairement. Je n’avais aucun moyen d’atteindre le bord à moins que le courant ne m’y entraînât. J’étais encore affaibli par les jours de fièvre et de jeûne supportés récemment, et je défaillais de besoin, sans quoi j’aurais eu plus de coeur. Je me mis tout à coup à sangloter et à pleurer, comme je ne l’avais plus fait depuis mon enfance. Les larmes me coulaient au long des joues. Pris d’un accès de désespoir, je donnai de grands coups de poing dans l’eau qui emplissait le fond du canot, et de sauvages coups de pied contre les plats-bords. À haute voix, je suppliai la divinité de me laisser mourir.
Je dérivai très lentement vers l’est, me rapprochant de l’île, et bientôt je vis la chaloupe virer de bord et revenir de mon côté. Elle était lourdement chargée et, quand elle fut plus près, je pus distinguer les larges épaules et la tête blanche du compagnon de Montgomery, installé avec les chiens et diverses caisses entre les écoutes d’arrière. Il me regardait fixement sans bouger ni parler. L’estropié, à la face noire blotti près de la cage du puma, à l’avant, fixait aussi sur moi ses yeux farouches. Il y avait, de plus, trois autres hommes, d’étranges êtres à l’aspect de brutes, après lesquels les chiens grondaient sauvagement.
Montgomery, qui tenait la barre, amena son embarcation contre la mienne et, se penchant, il attacha l’avant de mon canot à l’arrière de la chaloupe pour me prendre en remorque – car il n’y avait pas de place pour me faire monter à bord.
Mon accès de découragement était maintenant passé et je répondis assez bravement à l’appel qu’il me lança en approchant. Je lui dis que le canot était à moitié empli d’eau et il me passa un gamelot. Au moment où la corde qui liait les deux embarcations se tendit, je trébuchai en arrière, mais je me mis à écoper activement mon canot, ce qui dura un certain temps.
Ma petite embarcation était en parfait état, et l’eau qu’elle contenait était venue seulement par-dessus bord ; lorsqu’elle fut vidée, j’eus enfin le loisir d’examiner à nouveau l’équipage de la chaloupe.
L’homme aux cheveux blancs m’observait encore attentivement, mais maintenant, me sembla-t-il, avec une expression quelque peu perplexe. Quand mes yeux rencontrèrent les siens, il baissa la tête et regarda le chien qui était couché entre ses jambes. C’était un homme puissamment bâti, avec un très beau front et des traits plutôt épais, il avait sous les yeux ce bizarre affaissement de la peau qui vient souvent avec l’âge, et les coins tombant de sa grande bouche lui donnaient une expression de volonté combative. Il causait avec Montgomery, mais trop bas pour que je pusse entendre.
Mes yeux le quittèrent pour examiner les trois hommes d’équipage, et c’étaient là de fort étranges matelots. Je ne voyais que leurs figures, et il y avait sur ces visages quelque chose d’indéfinissable qui me produisait une singulière nausée. Je les examinai plus attentivement sans que cette impression se dissipât ni que je pusse me rendre compte de ce qui l’occasionnait. Ils me semblaient alors être des hommes au teint foncé, mais leurs membres, jusqu’aux doigts des mains et des pieds, étaient emmaillotés dans une sorte d’étoffe mince d’un blanc sale. Jamais encore, à part certaines femmes en Orient, je n’avais vu gens aussi complètement enveloppés. Ils portaient également des turbans sous lesquels leurs yeux m’épiaient. Leur mâchoire inférieure faisait saillie ; ils avaient des cheveux noirs, longs et plats, et, assis, ils me paraissaient être d’une stature supérieure à celle des diverses races d’hommes que j’avais vues ; ils dépassaient de la tête l’homme aux cheveux blancs, qui avait bien six pieds de haut. Peu après, je m’aperçus qu’ils n’étaient en réalité pas plus grands que moi, mais que leur buste était d’une longueur anormale et que la partie de leurs membres inférieurs qui correspondait à la cuisse était fort courte et curieusement tortillée. En tout cas, c’était une équipe extraordinairement laide et au-dessus d’eux, sous la voile d’avant, je voyais la face noire de l’homme dont les yeux étaient lumineux dans les ténèbres.
Pendant que je les examinais, ils rencontrèrent mes yeux, et chacun d’eux détourna la tête pour fuir mon regard direct, tandis qu’ils m’observaient encore furtivement. Je me figurai que je les ennuyais sans doute et je portai toute mon attention sur l’île dont nous approchions.
La côte était basse et couverte d’épaisses végétations, principalement d’une espèce de palmier. D’un endroit, un mince filet de vapeur blanche s’élevait obliquement jusqu’à une grande hauteur et là s’éparpillait comme un duvet. Nous entrions maintenant dans une large baie flanquée, de chaque côté, par un promontoire bas. La plage était de sable d’un gris terne et formait un talus en pente rapide jusqu’à une arête haute de soixante ou de soixante-dix pieds au-dessus de la mer et irrégulièrement garnie d’arbres et de broussailles. À mi-côte, se trouvait un espace carré, enclos de murs construits, comme je m’en rendis compte plus tard, en partie de coraux et en partie de lave et de pierre ponce.
Au-dessus de l’enclos se voyaient deux toits de chaume.
Un homme nous attendait, debout sur le rivage. Il me sembla voir, de loin, d’autres créatures grotesques s’enfuir dans les broussailles des pentes, mais de près je n’en vis plus rien. L’homme qui attendait avait une taille moyenne, une face négroïde, une bouche large et presque sans lèvres, des bras extrêmement longs et grêles, de grands pieds étroits et des jambes arquées. Il nous regardait venir, sa tête bestiale projetée en avant. Comme Montgomery et son compagnon, il était vêtu d’une blouse et d’un pantalon de serge bleue.
Quand les embarcations approchèrent, cet individu commença à courir en tous sens sur le rivage en faisant les plus grotesques contorsions. Sur un ordre de Montgomery, les quatre hommes de la chaloupe se levèrent, avec des gestes singulièrement maladroits, et amenèrent les voiles. Montgomery gouverna habilement dans une sorte de petit dock étroit creusé dans la grève, et juste assez long, à cette heure de la marée, pour abriter la chaloupe.
J’entendis les quilles racler le fond ; avec le gamelot, j’empêchai mon canot d’écraser le gouvernail de la chaloupe, et détachant le cordage, j’abordai. Les trois hommes emmaillotés se hissèrent hors de la chaloupe, et, avec les contorsions les plus gauches, se mirent immédiatement à décharger l’embarcation, aidés par l’homme du rivage qui était accouru les rejoindre. Je fus particulièrement frappé par les curieux mouvements des jambes des trois matelots emmaillotés et bandés – ces mouvements n’étaient ni raides ni gênés, mais défigurés d’une façon bizarre, comme si les jointures eussent été à l’envers.
Les chiens continuaient à tirer sur leurs chaînes et à gronder vers ces gens, tandis que l’homme aux cheveux blancs abordait en les maintenant.
Les trois créatures aux longs bustes échangeaient des sons étrangement gutturaux, et l’homme qui nous avait attendus sur la plage se mit à leur parler avec agitation – un dialecte inconnu pour moi – au moment où ils mettaient la main sur quelques ballots entassés à l’arrière de la chaloupe. J’avais entendu quelque part des sons semblables sans pouvoir me rappeler en quel endroit.
L’homme aux cheveux blancs, retenant avec peine ses chiens excités, criait des ordres dans le tapage de leurs aboiements. Montgomery, après avoir enlevé le gouvernail, sauta à terre et se mit à diriger le déchargement. Après mon long jeûne et sous ce soleil brûlant ma tête nue, je me sentais trop faible pour offrir mon aide.
Soudain l’homme aux cheveux blancs parut se souvenir de ma présence et s’avança vers moi.
« Vous avez la mine de quelqu’un qui n’a pas déjeuné », dit-il.
Ses petits yeux brillaient, noirs, sous ses épais sourcils.
« Je vous fais mes excuses de n’y avoir pas pensé plus tôt… maintenant, vous êtes notre hôte, et nous allons vous mettre à l’aise, bien que vous n’ayez pas été invité, vous savez. » Ses yeux vifs me regardaient bien en face.
« Montgomery me dit que vous êtes un homme instruit, monsieur Prendick…, que vous vous occupez de science. Puis-je vous demander de plus amples détails ? » Je lui racontai que j’avais étudié pendant quelques années au Collège Royal des Sciences, et que j’avais fait diverses recherches biologiques sous la direction de Huxley. À ces mots, il éleva légèrement les sourcils.
« Cela change un peu les choses, monsieur Prendick, dit-il, avec un léger respect dans le ton de ses paroles. Il se trouve que, nous aussi, nous sommes des biologistes. C’est ici une station biologique… en un certain sens. » Ses yeux suivaient les êtres vêtus de blanc qui traînaient, sur des rouleaux, la cage du puma vers l’enclos.
« Nous sommes biologistes… Montgomery et moi, du moins », ajouta-t-il.
Puis, au bout d’un instant, il reprit : « Je ne puis guère vous dire quand vous pourrez partir d’ici. Nous sommes en dehors de toute route connue. Nous ne voyons de navire que tous les douze ou quinze mois. » Il me laissa brusquement, grimpa le talus, rattrapa le convoi du puma et entra, je crois, dans l’enclos. Les deux autres hommes étaient restés avec Montgomery et entassaient sur un petit chariot à roues basses une pile de bagages de moindres dimensions. Le lama était encore dans la chaloupe avec les cages à lapins, et une seconde meute de chiens était restée attachée à un banc.
Le chariot étant chargé, les trois hommes se mirent à le haler dans la direction de l’enclos, à la suite du puma. Bientôt Montgomery revint et me tendit la main.
« Pour ma part, dit-il, je suis bien content. Ce capitaine était un sale bougre. Il vous aurait fait la vie dure.
– C’est vous, qui m’avez encore sauvé.
– Cela dépend. Vous verrez bientôt que cette île est un endroit infernal, je vous le promets. À votre place, j’examinerais soigneusement mes faits et gestes. Il… » Il hésita et parut changer d’avis sur ce qu’il allait dire.
« Voulez-vous m’aider à décharger ces cages ? me demanda-t-il.
Il procéda d’une façon singulière avec les lapins. Je l’aidai à descendre à terre une des cages, et cela à peine fait, il en détacha le couvercle et, la penchant, renversa sur le sol tout son contenu grouillant. Les lapins dégringolèrent en tas, les uns par-dessus les autres. Il frappa dans ses mains et une vingtaine de ces bêtes, avec leur allure sautillante, grimpèrent la pente à toute vitesse.
« Croissez et multipliez, mes amis, repeuplez l’île. Nous manquions un peu de viande ces temps derniers », fit Montgomery.
Pendant que je les regardais s’enfuir, l’homme aux cheveux blancs revint avec un flacon d’eau-de-vie et des biscuits.
« Voilà de quoi passer le temps, Prendick », me dit-il d’un ton beaucoup plus familier qu’auparavant.
Sans faire de cérémonie, je me mis en devoir de manger les biscuits, tandis que l’homme aux cheveux blancs aidait Montgomery à lâcher encore une vingtaine de lapins.
Néanmoins trois grandes cages pleines furent menées vers l’enclos.
Je ne touchai pas à l’eau-de-vie, car je me suis toujours abstenu d’alcool. » 4 Chapitre L’OREILLE POINTUE Tout ce qui m’entourait me semblait alors fort étrange et ma position était le résultat de tant d’aventures imprévues que je ne discernais pas d’une façon distincte l’anomalie de chaque chose en particulier. Je suivis la cage du lama que l’on dirigeait vers l’enclos, et je fus rejoint par Montgomery qui me pria de ne pas franchir les murs de pierre. Je remarquai alors que le puma dans sa cage, et la pile des autres bagages avaient été placés en dehors de l’entrée de l’enclos.
En me retournant, je vis qu’on avait achevé de décharger la chaloupe et qu’on l’avait échouée sur le sable. L’homme aux cheveux blancs s’avança vers nous et s’adressa à Montgomery.
« Il s’agit maintenant de s’occuper de cet hôte inattendu. Qu’allons-nous faire de lui ? – Il a de solides connaissances scientifiques, répondit Montgomery.
– Je suis impatient de me remettre à l’oeuvre sur ces nouveaux matériaux, dit l’homme en faisant un signe de tête du côté de l’enclos, tandis que ses yeux brillaient soudain.
– Je le pense bien ! répliqua Montgomery d’un ton rien moins que cordial.
– Nous ne pouvons pas l’envoyer là-bas, et nous n’avons pas le temps de lui construire une nouvelle cabane. Nous ne pouvons certes pas non plus le mettre dès maintenant dans notre confidence.
– Je suis entre vos mains », dis-je.
Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire en parlant de là-bas.
« J’ai déjà pensé à tout cela, répondit Montgomery. Il y a ma chambre avec la porte extérieure… – C’est parfait », interrompit vivement le vieillard.
Nous nous dirigeâmes tous trois du côté de l’enclos.
« Je suis fâché de tout ce mystère, monsieur Prendick – mais nous ne vous attendions pas. Notre petit établissement cache un ou deux secrets : c’est, en somme, la chambre de Barbe Bleue, mais, en réalité, ce n’est rien de bien terrible… pour un homme sensé. Mais, pour le moment… comme nous ne vous connaissons pas… – Certes, répondis-je, je serais bien mal venu de m’offenser de vos précautions. » Sa grande bouche se tordit en un faible sourire et il eut un hochement de tête pour reconnaître mon amabilité. Il était de ces gens taciturnes qui sourient en abaissant les coins de la bouche. Nous passâmes devant l’entrée principale de l’enclos. C’était une lourde barrière de bois, encadrée de ferrures et solidement fermée, auprès de laquelle la cargaison était entassée ; au coin, se trouvait une petite porte que je n’avais pas encore remarquée.
L’homme aux cheveux blancs sortit un trousseau de clefs de la poche graisseuse de sa veste bleue, ouvrit la porte et entra. Ces clefs et cette fermeture compliquée me surprirent tout particulièrement.
Je le suivis et me trouvai dans une petite pièce, meublée simplement, mais avec assez de confort et dont la porte intérieure, légèrement entrebâillée, s’ouvrait sur une cour pavée.
Montgomery alla immédiatement clore cette porte. Un hamac était suspendu dans le coin le plus sombre de la pièce, et une fenêtre exiguë sans vitres, défendue par une barre de fer, prenait jour du côté de la mer.
Cette pièce, me dit l’homme aux cheveux blancs, devait être mon logis, et la porte intérieure qu’il allait, par crainte d’accident, ajouta-t-il, condamner de l’autre côté, était une limite que je ne devais pas franchir. Il attira mon attention sur un fauteuil pliant installé commodément devant la fenêtre, et sur un rayon près du hamac, une rangée de vieux livres, parmi lesquels se trouvaient surtout des manuels de chirurgie et des éditions de classiques latins et grecs – que je ne peux lire qu’assez difficilement.
Il sortit par la porte extérieure, comme s’il eût voulu éviter d’ouvrir une seconde fois la porte intérieure.
« Nous prenons ordinairement nos repas ici », m’apprit Montgomery ; puis, comme s’il lui venait un doute soudain, il sortit pour rattraper l’autre.
« Moreau ! » l’entendis-je appeler, sans, à ce moment, remarquer particulièrement ces syllabes.
Un instant après, pendant que j’examinais les livres, elles me revinrent à l’esprit. Où pouvais-je bien avoir entendu ce nom ? Je m’assis devant la fenêtre, et me mis à manger avec appétit les quelques biscuits qui me restaient.
« Moreau ?… » Par la fenêtre, j’aperçus l’un de ces êtres extraordinaires vêtus de blanc, qui traînait une caisse sur le sable. Bientôt, il fut caché par le châssis. Puis, j’entendis une clef entrer dans la serrure et fermer à double tour la porte intérieure. Peu de temps après, derrière la porte close, je perçus le bruit que faisaient les chiens qu’on avait amenés de la chaloupe. Ils n’aboyaient pas, mais reniflaient et grondaient d’une manière curieuse. J’entendais leur incessant piétinement et la voix de Montgomery qui leur parlait pour les calmer.
Je me sentais fort impressionné par les multiples précautions que prenaient les deux hommes pour tenir secret le mystère de leur enclos. Pendant longtemps, je pensai à cela et à ce qu’avait d’inexplicablement familier le nom de Moreau. Mais la mémoire humaine est si bizarre que je ne pus alors rien me rappeler de ce qui concernait ce nom bien connu.
Ensuite, mes pensées se tournèrent vers l’indéfinissable étrangeté de l’être difforme emmailloté de blanc que je venais de voir sur le rivage.
Je n’avais encore jamais rencontré de pareille allure, de mouvements aussi baroques que ceux qu’il avait en traînant la caisse. Je me souviens qu’aucun de ces hommes ne m’avait parlé, bien qu’ils m’eussent à diverses reprises examiné d’une façon singulièrement furtive et tout à fait différente du regard franc de l’ordinaire sauvage. Je me demandais quel était leur langage. Tous m’avaient paru particulièrement taciturnes, et quand ils parlaient c’était avec une voix des plus anormales. Que pouvaient-ils bien avoir ? Puis je revis les yeux du domestique mal bâti de Montgomery.
À ce moment même où je pensais à lui, il entra. Il était maintenant revêtu d’un habillement blanc et portait un petit plateau sur lequel se trouvaient des légumes bouillis et du café. Je pus à peine réprimer un frisson de répugnance en le voyant faire une aimable révérence et poser le plateau sur la table devant moi.
Je fus paralysé par l’étonnement. Sous les longues mèches plates de ses cheveux, j’aperçus son oreille. Je la vis tout à coup, très proche. L’homme avait des oreilles pointues et couvertes de poils bruns très fins.
« Votre déjeuner, messié », dit-il.
Je le considérais fixement sans songer à lui répondre. Il tourna les talons et se dirigea vers la porte en m’observant bizarrement par-dessus l’épaule.
Tandis que je le suivais des yeux, il me revint en tête, par quel procédé mental inconscient, une phrase qui fit retourner ma mémoire de dix ans en arrière. Elle flotta imprécise en mon esprit pendant un moment, puis je revis un titre en lettres rouges : LE DOCTEUR MOREAU, sur la couverture chamois d’une brochure révélant des expériences qui vous donnaient, à les lire, la chair de poule. Ensuite mes souvenirs se précisèrent, et cette brochure depuis longtemps oubliée me revint en mémoire, avec une surprenante netteté. J’étais encore bien jeune à cette époque, et Moreau devait avoir au moins la cinquantaine. C’était un physiologiste fameux et de première force, bien connu dans les cercles scientifiques pour son extraordinaire imagination et la brutale franchise avec laquelle il exposait ses opinions. Était-ce le même Moreau que je venais de voir ? Il avait fait connaître, sur la transfusion du sang, certains faits des plus étonnants et, de plus, il s’était acquis une grande réputation par des travaux sur les fermentations morbides.
Soudain, cette belle carrière prit fin ; il dut quitter l’Angleterre. Un journaliste s’était fait admettre à son laboratoire en qualité d’aide, avec l’intention bien arrêtée de surprendre et de publier des secrets sensationnels ; puis, par suite d’un accident désagréable – si ce fut un accident – sa brochure révoltante acquit une notoriété énorme. Le jour même de la publication, un misérable chien, écorché vif et diversement mutilé, s’échappa du laboratoire de Moreau.
Cela se passait dans la morte saison des nouvelles, et un habile directeur de journal, cousin du faux aide de laboratoire, en appela à la conscience de la nation tout entière. Ce ne fut pas la première fois que la conscience se tourna contre la méthode expérimentale ; on poussa de tels hurlements que le docteur dut simplement quitter le pays. Il est possible qu’il ait mérité cette réprobation, mais je m’obstine à considérer comme une véritable honte le chancelant appui que le malheureux savant trouva auprès de ses confrères et la façon indigne dont il fut lâché par les hommes de science. D’après les révélations du journaliste, certaines de ses expériences étaient inutilement cruelles. Il aurait peut-être pu faire sa paix avec la société, en abandonnant ces investigations, mais il dut sans aucun doute préférer ses travaux, comme l’auraient fait à sa place la plupart des gens qui ont une fois cédé à l’enivrement des découvertes scientifiques. Il était célibataire et il n’avait en somme qu’à considérer ses intérêts personnels… Je finis par me convaincre que j’avais retrouvé ce même Moreau. Tout m’amenait à cette conclusion. Et je compris alors à quel usage étaient destinés le puma et tous les animaux qu’on avait maintenant rentrés, avec tous les bagages, dans la cour, derrière mon logis. Une odeur ténue et bizarre, rappelant vaguement quelque exhalaison familière, et dont je ne m’étais pas encore rendu compte, revint agiter mes souvenirs. C’était l’odeur antiseptique des salles d’opérations. J’entendis, derrière le mur, le puma rugir, et l’un des chiens hurla comme s’il venait d’être blessé.
Cependant, la vivisection n’avait rien de si horrible – surtout pour un homme de science – qui pût servir à expliquer toutes ces précautions mystérieuses. D’un bond imprévu et soudain, ma pensée revint, avec une netteté parfaite, aux oreilles pointues et aux yeux lumineux du domestique de Montgomery. Puis mon regard erra sur la mer verte, qui écumait sous une brise fraîchissante et les souvenirs étranges de ces derniers jours occupèrent toutes mes pensées.
Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Un enclos fermé sur une île déserte, un vivisecteur trop fameux et ces êtres estropiés et difformes ? Vers une heure, Montgomery entra, me tirant ainsi du pêle-mêle d’énigmes et de soupçons où je me débattais. Son grotesque domestique le suivait portant un plateau sur lequel se trouvaient divers légumes cuits, un flacon de whisky, une carafe d’eau, trois verres et trois couteaux. J’observai du coin de l’oeil l’étrange créature tandis qu’il m’épiait aussi avec ses singuliers yeux fuyants. Montgomery m’annonça qu’il venait déjeuner avec moi, mais que Moreau, trop occupé par de nouveaux travaux, ne viendrait pas.
« Moreau ! dis-je, je connais ce nom.
– Comment ?… Ah ! bien, du diable alors ! Je ne suis qu’un âne de l’avoir prononcé, ce nom ! J’aurais dû y penser. N’importe, comme cela, vous aurez quelques indices de nos mystères. Un peu de whisky ? – Non, merci – je ne prends jamais d’alcool.
– J’aurais bien dû faire comme vous. Mais maintenant… À quoi bon fermer la porte quand le voleur est parti ? C’est cette infernale boisson qui m’a amené ici… elle et une nuit de brouillard. J’avais cru à une bonne fortune pour moi quand Moreau m’offrit de m’emmener. C’est singulier… – Montgomery, dis-je tout à coup, au moment où la porte extérieure se refermait, pourquoi votre homme a-t-il des oreilles pointues ? » Il eut un juron, la bouche pleine, me regarda fixement pendant un instant et répéta : « Des oreilles pointues ?… – Oui, continuai-je, avec tout le calme possible malgré ma gorge serrée, oui, ses oreilles se terminent en pointe et sont garnies d’un fin poil noir. » Il se servit du whisky et de l’eau avec une assurance affectée et affirma : « Il me semblait que… ses cheveux couvraient ses oreilles.
– Sans doute, mais je les ai vues quand il s’est penché pour poser sur la table le café que vous m’avez envoyé ce matin. De plus, ses yeux sont lumineux dans l’obscurité. » Montgomery s’était remis de la surprise causée par ma question.
« J’avais toujours pensé, prononça-t-il délibérément et en accentuant son zézaiement, que ses oreilles avaient quelque chose de bizarre… La manière dont il les couvrait… À quoi ressemblaient-elles ? La façon dont il me répondit tout cela me convainquit que son ignorance était feinte.
Pourtant, il m’était difficile de lui dire qu’il mentait.
« Elles étaient pointues, répétai-je, pointues… plutôt petites… et poilues… oui, très distinctement poilues… mais cet homme, tout entier, est bien l’un des êtres les plus étranges qu’il m’ait été donné de voir. » Le hurlement violent et rauque d’un animal qui souffre nous vint de derrière le mur qui nous séparait de l’enclos. Son ampleur et sa profondeur me le fit attribuer au puma.
Montgomery eut un soubresaut d’inquiétude.
« Ah ! fit-il.
– Où avez-vous rencontré ce bizarre individu ? – Euh… euh… à San Francisco… J’avoue qu’il a l’air d’une vilaine brute… À moitié idiot, vous savez. Je ne me rappelle plus d’où il venait. Mais, n’est-ce pas, je suis habitué à lui… et lui à moi. Quelle impression vous fait-il ? – Il ne fait pas l’effet d’être naturel. Il y a quelque chose en lui… Ne croyez pas que je plaisante… Mais il donne une petite sensation désagréable, une crispation des muscles quand il m’approche. Comme un contact… diabolique, en somme… » Pendant que je parlais, Montgomery s’était interrompu de manger.
« C’est drôle, constata-t-il, je ne ressens rien de tout cela. » Il reprit des légumes.
« Je n’avais pas la moindre idée de ce que vous me dites, continua-t-il la bouche pleine.
L’équipage de la goélette… dut éprouver la même chose… Ils tombaient tous à bras raccourcis sur le pauvre diable… Vous avez vu, vous-même, le capitaine ?… » Tout à coup le puma se remit à hurler et cette fois plus douloureusement. Montgomery émit une série de jurons à voix basse. Il me vint à l’idée de l’entreprendre au sujet des êtres de la chaloupe, mais la pauvre bête, dans l’enclos, laissa échapper une série de cris aigus et courts.
« Les gens qui ont déchargé la chaloupe, questionnai-je, de quelle race sont-ils ? – De solides gaillards, hein ? » répondit-il distraitement, en fronçant les sourcils, tandis que l’animal continuait à hurler.
Je n’ajoutai rien de plus. Il me regarda avec ses mornes yeux gris et se servit du whisky.
Il essaya de m’entraîner dans une discussion sur l’alcool, prétendant m’avoir sauvé la vie avec ce seul remède, et semblant vouloir attacher une grande importance au fait que je lui devais la vie. Je lui répondais à tort et à travers et bientôt notre repas fut terminé. Le monstre difforme aux oreilles pointues vint desservir et Montgomery me laissa seul à nouveau dans la pièce. Il avait été, pendant la fin du repas, dans un état d’irritation mal dissimulée, évidemment causée par les cris du puma soumis à la vivisection ; il m’avait fait part de son bizarre manque de courage, me laissant ainsi le soin d’en faire la facile application.
Je trouvais moi-même que ces cris étaient singulièrement irritants, et, à mesure que l’après-midi s’avançait, ils augmentèrent d’intensité et de profondeur. Ils me furent d’abord pénibles, mais leur répétition constante finit par me bouleverser complètement. Je jetai de côté une traduction d’Horace que j’essayais de lire et, crispant les poings, mordant mes lèvres, je me mis à arpenter la pièce en tous sens.
Bientôt je me bouchai les oreilles avec mes doigts.
L’émouvant appel de ces hurlements me pénétrait peu à peu et ils devinrent finalement une si atroce expression de souffrance que je ne pus rester plus longtemps enfermé dans cette chambre. Je franchis le seuil et, dans la lourde chaleur de cette fin d’après-midi, je partis ; en passant devant l’entrée principale, je remarquai qu’elle était de nouveau fermée.
Au grand air, les cris résonnaient encore plus fort ; on eût dit que toute la douleur du monde avait trouvé une voix pour s’exprimer. Pourtant, il me semble – j’y ai pensé depuis – que j’aurais assez bien supporté de savoir la même souffrance près de moi si elle eût été muette. La pitié vient surtout nous bouleverser quand la souffrance trouve une voix pour tourmenter nos nerfs. Mais malgré l’éclat du soleil et l’écran vert des arbres agités par une douce brise marine, tout, autour de moi, n’était que confusion, et, jusqu’à ce que je fusse hors de portée des cris, des fantasmagories noires et rouges dansèrent devant mes yeux.
5 Chapitre DANS LA FORÊT Je m’avançai à travers les broussailles qui revêtaient le talus, derrière la maison, ne me souciant guère de savoir où j’allais ; je continuai sous un épais et obscur taillis d’arbres aux troncs droits, et me trouvai bientôt à quelque distance sur l’autre pente, descendant vers un ruisseau qui courait dans une étroite vallée. Je m’arrêtai pour écouter. La distance à laquelle j’étais parvenu ou les masses intermédiaires des fourrés amortissaient tous les sons qui auraient pu venir de l’enclos. L’air était tranquille. Alors, avec un léger bruit, un lapin parut et décampa derrière la pente. J’hésitai et m’assis au bord de l’ombre.
L’endroit était ravissant. Le ruisseau était dissimulé par les luxuriantes végétations de ses rives, sauf en un point où je pouvais voir les reflets de ses eaux scintillantes. De l’autre côté, j’apercevais, à travers une brume bleuâtre, un enchevêtrement d’arbres et de lianes au-dessus duquel surplombait le bleu lumineux du ciel. Ici et là des éclaboussures de blanc et d’incarnat indiquaient des touffes fleuries d’épiphytes rampants. Je laissai mes yeux errer un instant sur ce paysage, puis mon esprit revint sur les étranges singularités de l’homme de Montgomery. Mais il faisait trop chaud pour qu’il fût possible de réfléchir longuement, et bientôt je tombai dans une sorte de torpeur, quelque chose entre l’assoupissement et la veille.
Je fus soudain réveillé, je ne sais au bout de combien de temps, par un bruissement dans la verdure de l’autre côté du cours d’eau. Pendant un instant, je ne pus voir autre chose que les sommets agités des fougères et des roseaux. Puis, tout à coup, sur le bord du ruisseau parut quelque chose – tout d’abord, je ne pus distinguer ce que c’était. Une tête se pencha vers l’eau et commença à boire. Alors je vis que c’était un homme qui marchait à quatre pattes comme une bête.
Il était revêtu d’étoffes bleuâtres. Sa peau était d’une nuance cuivrée et sa chevelure noire. Il semblait qu’une laideur grotesque fût la caractéristique invariable de ces insulaires. J’entendais le bruit qu’il faisait en aspirant l’eau.
Je m’inclinai en avant pour mieux le voir et un morceau de lave qui se détacha sous ma main descendit bruyamment la pente. L’être leva craintivement la tête et rencontra mon regard, immédiatement, il se remit sur pied et, sans me quitter des yeux, se mit à s’essuyer la bouche d’un geste maladroit. Ses jambes avaient à peine la moitié de la longueur de son corps. Nous restâmes ainsi, peut-être l’espace d’une minute, à nous observer, aussi décontenancés l’un que l’autre ; puis il s’esquiva parmi les buissons, vers la droite, en s’arrêtant une fois ou deux pour regarder en arrière, et j’entendis le bruissement des branches s’affaiblir peu à peu dans la distance. Longtemps après qu’il eut disparu, je restai debout, les yeux fixés dans la direction où il s’était enfui. Je ne pus retrouver mon calme assoupissement.
Un bruit derrière moi me fit tressaillir et, me tournant tout à coup, je vis la queue blanche d’un lapin qui disparaissait au sommet de la pente. Je me dressai d’un bond.
L’apparition de cette créature grotesque et à demi bestiale avait soudain peuplé pour mon imagination la tranquillité de l’après-midi. Je regardai autour de moi, tourmenté et regrettant d’être sans armes. Puis l’idée me vint que cet homme était vêtu de cotonnade bleue, alors qu’un sauvage eût été nu, et d’après ce fait j’essayai de me persuader qu’il était probablement d’un caractère très pacifique et que la morne férocité de son aspect le calomniait.
Pourtant cette apparition me tourmentait grandement.
Je m’avançai vers la gauche au long du talus, attentif et surveillant les alentours entre les troncs droits des arbres. Pourquoi un homme irait-il à quatre pattes et boirait-il à même le ruisseau ? Bientôt j’entendis de nouveaux gémissements et, pensant que ce devait être le puma, je tournai dans une direction diamétralement opposée. Cela me ramena au ruisseau, que je traversai, et je continuai à me frayer un chemin à travers les broussailles de l’autre rive.
Une grande tache d’un rouge vif, sur le sol, attira soudain mon attention, et, m’en approchant, je trouvai que c’était une sorte de fongosité à branches rugueuses comme un lichen foliacé, mais se changeant, si l’on y touchait, en une sorte de matière gluante. Plus loin, à l’ombre de quelques fougères géantes, je tombai sur un objet désagréable : le cadavre encore chaud d’un lapin, la tête arrachée et couvert de mouches luisantes. Je m’arrêtai stupéfait à la vue du sang répandu. L’île, ainsi, était déjà débarrassée d’au moins un de ses visiteurs.
Il n’y avait à l’entour aucune autre trace de violence. Il semblait que la bête eût été soudain saisie et tuée et, tandis que je considérais le petit cadavre, je me demandais comment la chose avait pu se faire. La vague crainte dont je n’avais pu me défendre, depuis que j’avais vu l’être à la face si peu humaine boire au ruisseau, se précisa peu à peu. Je commençai à me rendre compte de la témérité de mon expédition parmi ces gens inconnus. Mon imagination transforma les fourrés qui m’entouraient. Chaque ombre devint quelque chose de plus qu’une ombre, fut une embûche, chaque bruissement devint une menace. Je me figurais être épié par des choses invisibles.
Je résolus de retourner à l’enclos. Faisant soudain demi-tour, je pris ma course, une course forcenée à travers les buissons, anxieux de me retrouver dans un espace libre.
Je ralentis peu à peu mon allure et m’arrêtai juste au moment de déboucher dans une clairière. C’était une sorte de trouée faite dans la forêt par la chute d’un grand arbre ; les rejetons jaillissaient déjà de partout pour reconquérir l’espace vacant, et, au-delà, se refermaient de nouveau les troncs denses, les lianes entrelacées et les touffes de plantes parasites et de fleurs. Devant moi, accroupis sur les débris fongueux de l’arbre et ignorant encore ma présence, se trouvaient trois créatures grotesquement humaines. Je pus voir que deux étaient des mâles et l’autre évidemment une femelle. À part quelques haillons d’étoffe écarlate autour des hanches, ils étaient nus et leur peau était d’un rose foncé et terne que je n’avais encore jamais remarqué chez aucun sauvage. Leurs figures grasses étaient lourdes et sans menton, avec le front fuyant et, sur la tête, une chevelure rare et hérissée. Je n’avais jamais vu de créatures à l’aspect aussi bestial.
Elles causaient ou du moins l’un des mâles parlait aux deux autres et tous trois semblaient être trop vivement intéressés pour avoir remarqué le bruit de mon approche. Ils balançaient de gauche à droite leur tête et leurs épaules. Les mots me parvenaient embarrassés et indistincts ; je pouvais les entendre nettement sans pouvoir en saisir le sens. Celui qui parlait me semblait réciter quelque baragouin inintelligible. Bientôt il articula d’une façon plus aiguë et, étendant les bras, il se leva.
Alors les autres se mirent à crier à l’unisson, se levant aussi, étendant les bras et balançant leur corps suivant la cadence de leur mélopée. Je remarquai la petitesse anormale de leurs jambes et leurs pieds longs et informes. Tous trois tournèrent lentement dans le même cercle, frappant du pied et agitant les bras ; une sorte de mélodie se mêlait à leur récitation rythmique, ainsi qu’un refrain qui devait être : Aloula ou Baloula. Bientôt leurs yeux étincelèrent et leurs vilaines faces s’animèrent d’une expression d’étrange plaisir. Au coin de leur bouche sans lèvres la salive découlait.
Soudain, tandis que j’observais leur mimique grotesque et inexplicable, je perçus clairement, pour la première fois, ce qui m’offensait dans leur contenance, ce qui m’avait donné ces deux impressions incompatibles et contradictoires de complète étrangeté et cependant de singulière familiarité. Les trois créatures qui accomplissaient ce rite mystérieux étaient de forme humaine, et cependant, ces êtres humains évoquaient dans toute leur personne une singulière ressemblance avec quelque animal familier. Chacun de ces monstres, malgré son aspect humain, ses lambeaux de vêtements et la grossière humanité de ses membres, portait avec lui, dans ses mouvements, dans l’expression de ses traits et de ses gestes, dans toute son allure, quelque irrésistible suggestion rappelant le porc, la marque évidente de l’animalité.
Je restai là, abasourdi par cette constatation, et alors les plus horribles interrogations se pressèrent en mon esprit. Les bizarres créatures se mirent alors à sauter l’une après l’autre, poussant des cris et des grognements. L’une d’elles trébucha et se trouva un instant à quatre pattes pour se relever d’ailleurs immédiatement. Mais cette révélation passagère du véritable animalisme de ces monstres me suffisait. En faisant le moins de bruit possible, je revins sur mes pas, m’arrêtant à chaque instant dans la crainte que le craquement d’une branche ou le bruissement d’une feuille ne vînt à me faire découvrir, et j’allai longtemps ainsi avant d’oser reprendre la liberté de mes mouvements.
Ma seule idée pour le moment était de m’éloigner de ces répugnantes créatures et je suivais sans m’en apercevoir un sentier à peine marqué parmi les arbres. En traversant une étroite clairière, j’entrevis, avec un frisson désagréable, au milieu du taillis, deux jambes bizarres, suivant à pas silencieux une direction parallèle à la mienne à trente mètres à peine de moi. La tête et le tronc étaient cachés par un fouillis de lianes. Je m’arrêtai brusquement, espérant que la créature ne m’aurait pas vu. Les jambes s’arrêtèrent aussitôt.
J’avais les nerfs tellement irrités que je ne contins qu’avec la plus grande difficulté une impulsion subite de fuir à toute vitesse.
Je restai là un instant, le regard fixe et attentif, et je parvins à distinguer, dans l’entrelacement des branches, la tête et le corps de la brute que j’avais vue boire au ruisseau. Sa tête bougea. Quand son regard croisa le mien, il y eut dans ses yeux un éclat verdâtre, à demi lumineux, qui s’évanouit quand il eut remué de nouveau. Il resta immobile un instant, m’épiant dans la pénombre, puis, avec de silencieuses enjambées, il se mit à courir à travers la verdure des fourrés. L’instant d’après il avait disparu derrière les buissons. Je ne pouvais le voir, mais je sentais qu’il s’était arrêté et m’épiait encore.
Qui diable pouvait-il être ? Homme ou animal ? Que me voulait-il ? Je n’avais aucune arme, pas même un bâton : fuir eût été folie ; en tout cas, quel qu’il fût, il n’avait pas le courage de m’attaquer. Les dents serrées, je m’avançai droit sur lui. Je ne voulais à aucun prix laisser voir la crainte qui me glaçait. Je me frayai un passage à travers un enchevêtrement de grands buissons à fleurs blanches et aperçus le monstre à vingt pas plus loin, observant par-dessus son épaule, hésitant. Je fis deux ou trois pas en le regardant fixement dans les yeux.
« Qui êtes-vous ? » criai-je.
Il essaya de soutenir mon regard.
« Non ! » fit-il tout à coup et, tournant les talons il s’enfuit en bondissant à travers le sous-bois. Puis, se retournant encore, il se mit à m’épier : ses yeux brillaient dans l’obscurité des branchages épais.
Je suffoquais, sentant bien que ma seule chance de salut était de faire face au danger, et résolument je me dirigeai vers lui. Faisant demi-tour, il disparut dans l’ombre. Je crus une fois de plus apercevoir le reflet de ses yeux et ce fut tout.
Alors seulement je me rendis compte que l’heure tardive pouvait avoir pour moi des conséquences fâcheuses. Le soleil, depuis quelques minutes, était tombé derrière l’horizon ; le bref crépuscule des tropiques fuyait déjà de l’orient ; une phalène, précédant les ténèbres, voltigeait silencieusement autour de ma tête. À moins de passer la nuit au milieu des dangers inconnus de la forêt mystérieuse, il fallait me hâter pour rentrer à l’enclos.
La pensée du retour à ce refuge de souffrance m’était extrêmement désagréable, mais l’idée d’être surpris par l’obscurité et tout ce qu’elle cachait l’était encore davantage.
Donnant un dernier regard aux ombres bleues qui cachaient la bizarre créature, je me mis à descendre la pente vers le ruisseau, croyant suivre le chemin par lequel j’étais venu.
Je marchais précipitamment, fort troublé par tout ce que j’avais vu, et je me trouvai bientôt dans un endroit plat, encombré de troncs d’arbres abattus. L’incolore clarté qui persiste après les rougeurs du couchant s’assombrissait. L’azur du ciel devint de moment en moment plus profond et, une à une, les petites étoiles percèrent la lumière atténuée. Les intervalles des arbres, les trouées dans les végétations, qui de jour étaient d’un bleu brumeux, devenaient noirs et mystérieux.
Je poussai en avant. Le monde perdait toute couleur : les arbres dressaient leurs sombres silhouettes contre le ciel limpide et tout au bas les contours se mêlaient en d’informes ténèbres. Bientôt les arbres s’espacèrent et les broussailles devinrent plus abondantes.
Ensuite, il y eut une étendue désolée couverte de sable blanc, puis une autre de taillis enchevêtrés.
Sur ma droite, un faible bruissement m’inquiétait. D’abord je crus à une fantaisie de mon imagination, car, chaque fois que je m’arrêtais, je ne percevais dans le silence que la brise du soir agitant la cime des arbres. Quand je me remettais en route, il y avait un écho persistant à mes pas.
Je m’éloignai des fourrés, suivant exclusivement les espaces découverts et m’efforçant, par de soudaines volte-face, de surprendre, si elle existait, la cause de ce bruit. Je ne vis rien et néanmoins la certitude d’une autre présence s’imposait de plus en plus. J’accélérai mon allure et, au bout de peu de temps, j’arrivai à un léger monticule ; je le franchis, et, me retournant brusquement, je regardai avec grande attention le chemin que je venais de parcourir. Tout se détachait noir et net contre le ciel obscur.
Bientôt une ombre informe parut momentanément contre la ligne d’horizon et s’évanouit. J’étais convaincu maintenant que mon fauve antagoniste me pourchassait encore, et à cela vint s’ajouter une autre constatation désagréable : j’avais perdu mon chemin.
Je continuai, désespérément perplexe, à fuir en hâte, persécuté par cette furtive poursuite. Quoi qu’il en soit, la créature n’avait pas le courage de m’attaquer ou bien elle attendait le moment de me prendre à mon désavantage. Tout en avançant, je restais soigneusement à découvert, me tournant parfois pour écouter, et, de nouveau, je finis par me persuader que mon ennemi avait abandonné la chasse ou qu’il n’était qu’une simple hallucination de mon esprit désordonné. J’entendis le bruit des vagues. Je hâtai le pas, courant presque, et immédiatement je perçus que, derrière moi, quelqu’un trébuchait.
Je me retournai vivement, tâchant de discerner quelque chose entre les arbres indistincts. Une ombre noire parut bondir dans une autre direction. J’écoutai, immobile, sans rien entendre que l’afflux du sang dans mes oreilles. Je crus que mes nerfs étaient détraqués et que mon imagination me jouait des tours. Je me remis résolument en marche vers le bruit de la mer.
Les arbres s’espacèrent, et, deux ou trois minutes après, je débouchai sur un promontoire bas et dénudé qui s’avançait dans les eaux sombres. La nuit était calme et claire et les reflets de la multitude croissante des étoiles frissonnaient sur les ondulations tranquilles de la mer. Un peu au large, les vagues se brisaient sur une bande irrégulière de récifs et leur écume brillait d’une lumière pâle. Vers l’ouest je vis la lumière zodiacale se mêler à la jaune clarté de l’étoile du soir. La côte, à l’est, disparaissait brusquement, et, à l’ouest, elle était cachée par un épaulement du cap. Alors, je me souvins que l’enclos de Moreau se trouvait à l’ouest.
Une branche sèche cassa derrière moi et il y eut un bruissement. Je fis face aux arbres sombres – sans qu’il fût possible de rien voir – ou plutôt je voyais trop. Dans l’obscurité, chaque forme vague avait un aspect menaçant, suggérait une hostilité aux aguets. Je demeurai ainsi, l’espace d’une minute peut-être, puis, sans quitter les arbres des yeux, je me tournai vers l’ouest pour franchir le promontoire. Au moment même où je me tournai, une ombre, au milieu des ténèbres vigilantes s’ébranla pour me suivre.
Mon coeur battait à coups précipités. Bientôt la courbe vaste d’une baie s’ouvrant vers l’ouest devint visible, et je fis halte. L’ombre silencieuse fit halte aussi à quinze pas. Un petit point de lumière brillait à l’autre extrémité de la courbe et la grise étendue de la plage sablonneuse se prolongeait faiblement sous la lueur des étoiles. Le point lumineux se trouvait peut-être à deux milles de distance. Pour gagner le rivage, il me fallait traverser le bois où les ombres me guettaient et descendre une pente couverte de buissons touffus.
Je pouvais maintenant apercevoir mon ennemi un peu plus distinctement. Ce n’était pas un animal, car il marchait debout. J’ouvris alors la bouche pour parler, mais un phlegme rauque me coupa la voix. J’essayai de nouveau : « Qui va là ? » criai-je.
Il n’y eut pas de réponse. Je fis un pas. La silhouette ne bougea pas et sembla seulement se ramasser sur elle-même ; mon pied heurta un caillou.
Cela me donna une idée. Sans quitter des yeux la forme noire, je me baissai pour ramasser le morceau de roc. Mais, à ce mouvement, l’ombre fit une soudaine volte-face, à la manière d’un chien, et s’enfonça obliquement dans les ténèbres. Je me souvins alors d’un moyen ingénieux dont les écoliers se servent contre les chiens : je nouai le caillou dans un coin de mon mouchoir, que j’enroulai solidement autour de mon poignet. Parmi les ombres éloignées j’entendis le bruit de mon ennemi en retraite, et soudain mon intense surexcitation m’abandonna. Je me mis à trembler et une sueur froide m’inonda, pendant qu’il fuyait et que je restais là avec mon arme inutile dans la main.
Un bon moment s’écoula avant que je pusse me résoudre à descendre, à travers le bois et les taillis, le flanc du promontoire jusqu’au rivage. Enfin, je les franchis en un seul élan et, comme je sortais du fourré et m’engageais sur la plage, j’entendis les craquements des pas de l’autre lancé à ma poursuite.
Alors la peur me fit complètement perdre la tête et je me mis à courir sur le sable.
Immédiatement, je fus suivi par ce même bruit de pas légers et rapides. Je poussai un cri farouche et redoublai de vitesse. Sur mon passage, de vagues choses noires, ayant trois ou quatre fois la taille d’un lapin, remontèrent le talus en courant et en bondissant. Tant que je vivrai, je me rappellerai la terreur de cette poursuite. Je courais au bord des flots et j’entendais de temps en temps le clapotis des pas qui gagnaient sur moi. Au loin, désespérément loin, brillait faiblement la lueur jaune. La nuit, tout autour de nous, était noire et muette. Plaff ! Plaff ! faisaient continuellement les pieds de mon ennemi. Je me sentis à bout de souffle, car je n’étais nullement entraîné ; à chaque fois ma respiration sifflait et j’éprouvais à mon côté une douleur aiguë comme un coup de couteau.
Nous courions ainsi sous les étoiles tranquilles, vers le reflet jaune, vers la clarté désespérément lointaine de la maison. Et bientôt, avec un réel soulagement, j’entendis le pitoyable gémissement du puma, ce cri de souffrance qui avait été la cause de ma fuite et m’avait fait partir en exploration à travers l’île mystérieuse. Alors, malgré ma faiblesse et mon épuisement, je rassemblai mes forces et me remis à courir vers la lumière. Il me sembla qu’une voix m’appelait. Puis, soudain, les pas derrière moi se ralentirent, changèrent de direction et je les entendis se reculer dans la nuit.
6 Chapitre UNE SECONDE ÉVASION Quand je fus assez près, je vis que la lumière venait de la porte ouverte de ma chambre, et j’entendis, sortant de l’obscurité qui cernait cette échappée de clarté, la voix de Montgomery, m’appelant de toutes ses forces.
Je continuai à courir. Bientôt, je l’entendis de nouveau. Je répondis faiblement et l’instant d’après j’arrivai jusqu’à lui, chancelant et haletant.
« D’où sortez-vous ? questionna-t-il en me prenant par le bras et me maintenant de telle façon que la lumière m’éclairait en pleine figure. Nous avons été si occupés, tous les deux, que nous vous avions oublié et il n’y a qu’un instant qu’on s’est préoccupé de vous. » Il me conduisit dans la pièce et me fit asseoir dans le fauteuil pliant. La lumière m’aveugla pendant quelques minutes.
« Nous ne pensions pas que vous vous risqueriez à explorer l’île sans nous en prévenir, dit-il… J’avais peur… mais… quoi ?… eh bien ?… » Mon dernier reste d’énergie m’abandonna et je me laissai aller, la tête sur la poitrine. Il éprouva, je crois, une certaine satisfaction à me faire boire du cognac.
« Pour l’amour de Dieu, implorai-je, fermez cette porte.
– Vous avez rencontré quelque… quelque bizarre créature, hein ? » interrogea-t-il.
Il alla fermer la porte et revint. Sans me poser d’autres questions, il me donna une nouvelle gorgée de cognac étendu d’eau et me pressa de manger. J’étais complètement affaissé. Il grommela de vagues paroles à propos d’ « oubli » et d’ « avertissement » ; puis il me demanda brièvement quand j’étais parti et ce que j’avais vu. Je lui répondis tout aussi brièvement et par phrases laconiques.
« Dites-moi ce que tout cela signifie ? lui criai-je dans un état d’énervement indescriptible.
– Ça n’est rien de si terrible, fit-il. Mais je crois que vous en avez eu assez pour aujourd’hui.
Soudain, le puma poussa un hurlement déchirant, et Montgomery jura à mi-voix.
« Que le diable m’emporte, si cette boîte n’est pas pire que le laboratoire… à Londres… avec ses chats… – Montgomery, interrompis-je, quelle est cette chose qui m’a poursuivi ? Était-ce une bête ou était-ce un homme ? – Si vous ne dormez pas maintenant, conseilla-t-il, vous battrez la campagne demain.
– Quelle est cette chose qui m’a poursuivi ? » répétai-je en me levant et me plantant devant lui.
Il me regarda franchement dans les yeux, et une crispation lui tordit la bouche. Son regard, qui, la minute d’avant, s’était animé, redevint terne.
« D’après ce que vous en dites, fit-il, je pense que ce doit être un spectre. » Un accès de violente irritation s’empara de moi et disparut presque aussitôt. Je me laissai retomber dans le fauteuil et pressai mon front dans mes mains. Le puma se reprit à gémir. Montgomery vint se placer derrière moi, et, me posant la main sur l’épaule, il parla : « Écoutez bien, Prendick, je n’aurais pas dû vous laisser vagabonder dans cette île stupide… Mais rien n’est aussi terrible que vous le pensez, mon cher. Vous avez les nerfs détraqués. Voulez-vous que je vous donne quelque chose qui vous fera dormir ? Ceci… (il voulait dire les cris du puma) va durer encore pendant plusieurs heures. Il faut tout bonnement que vous dormiez ou je ne réponds plus de rien. » Je ne répondis pas, et, les coudes sur les genoux, je cachai ma figure dans mes mains.
Bientôt, il revint avec une petite fiole contenant un liquide noirâtre qu’il me fit boire. Je l’ingurgitai sans résistance et il m’aida à m’installer dans le hamac.
Quand je m’éveillai, il faisait grand jour. Je demeurai assez longtemps sans bouger, contemplant le plafond. Les chevrons, remarquai-je, étaient faits avec les épaves d’un vaisseau. Tournant la tête, j’aperçus un repas préparé sur la table. J’avais faim et je me mis en devoir de sortir du hamac, lequel, allant très poliment au-devant de mon intention, bascula et me déposa à quatre pattes sur le plancher.
Je me relevai et m’installai à table ; j’avais la tête lourde, et, tout d’abord, je ne retrouvai que de vagues souvenirs de ce qui s’était passé la veille. La brise matinale, soufflant doucement par la fenêtre sans vitres, et la nourriture que je pris contribuèrent à me donner cette sensation de bien-être animal que j’éprouvai ce matin-là. Soudain, la porte intérieure qui menait dans l’enclos s’ouvrit derrière moi. Je me retournai et aperçus Montgomery.
« Ça va ? fit-il. Je suis terriblement occupé. » Il tira la porte après lui, et je découvris ensuite qu’il avait oublié de la fermer à clef.
L’expression qu’avait sa figure, la nuit précédente, me revint et tous les souvenirs de mes expériences se reproduisirent tour à tour dans ma mémoire. Une sorte de crainte s’emparait à nouveau de moi, et, au même moment, un cri de douleur se fit encore entendre. Mais cette fois ce n’était plus la voix du puma.
Je reposai sur mon assiette la bouchée préparée et j’écoutai. Partout le silence, à part le murmure de la brise matinale. Je commençai à croire que mes oreilles me décevaient.
Après une longue pause, je me remis à manger, demeurant aux écoutes. Bientôt, je perçus un autre bruit, très faible et bas. Je restai comme pétrifié. Bien que le bruit fût affaibli et sourd, il m’émut plus profondément que toutes les abominations que j’avais entendues jusqu’ici derrière ce mur. Cette fois, il n’y avait pas d’erreur possible sur la nature de ces sons atténués et intermittents ; aucun doute quant à leur provenance.
C’étaient des gémissements entrecoupés de sanglots et de spasmes d’angoisse. Cette fois, je ne pouvais me méprendre sur leur signification : c’était un être humain qu’on torturait ! À cette idée, je me levai ; en trois enjambées, j’eus traversé la pièce, et, saisissant le loquet, j’ouvris toute grande la porte intérieure.
« Eh ! là, Prendick ! arrêtez ! » cria Montgomery, intervenant.
Un grand chien, surpris, aboya et gronda. Je vis du sang dans une rigole, du sang coagulé et d’autre encore rouge, et je respirai l’odeur particulière de l’acide phénique. Par l’entrebâillement d’une porte, de l’autre côté de la cour, j’aperçus, dans l’ombre à peine distincte, quelque chose qui était lié sur une sorte de cadre, un être tailladé, sanguinolent et entouré de bandages, par endroits. Puis, cachant ce spectacle, apparut le vieux Moreau, pâle et terrible.
En un instant, il m’eut empoigné par l’épaule d’une main toute souillée de sang, et, me soulevant de terre, comme si j’eusse été un petit enfant, il me lança la tête la première dans ma chambre. Je tombai de tout mon long sur le plancher ; la porte claqua, me dérobant l’expression de violente colère de sa figure. Puis la clef tourna furieusement dans la serrure, et j’entendis la voix de Montgomery se disculpant.
« … ruiner l’oeuvre de toute une vie ! disait Moreau.
– Il ne comprend pas, expliquait Montgomery, parmi d’autres phrases indistinctes.
– Je n’ai pas encore le loisir… » répondait Moreau.
Le reste m’échappa. Je me remis sur pied, tout tremblant, tandis que mon esprit n’était qu’un chaos d’appréhensions des plus horribles. Était-ce concevable, pensais-je, qu’une chose pareille fût possible ? La vivisection humaine ! Cette question passait comme un éclair dans un ciel tumultueux. Soudain, l’horreur confuse de mon esprit se précisa en une vive réalisation du danger que je courais.
Il me vint à l’idée, comme un espoir irraisonné de salut, que la porte de ma chambre m’était encore ouverte. J’étais convaincu maintenant, absolument certain que Moreau était occupé à viviséquer un être humain. Depuis que j’avais, pour la première fois après mon arrivée, entendu son nom, je m’étais sans cesse efforcé, d’une façon quelconque, de rapprocher de ses abominations le grotesque animalisme des insulaires ; et maintenant je croyais tout deviner. Le souvenir me revint de ses travaux sur la transfusion du sang. Ces créatures que j’avais vues étaient les victimes de ses hideuses expériences.
Les abominables sacripants qu’étaient Moreau et Montgomery avaient simplement l’intention de me garder, de me duper avec leur promesse de confidences, pour me faire bientôt subir un sort plus horrible que la mort : la torture, et, après la torture, la plus hideuse dégradation qu’il fût possible de concevoir, m’envoyer, âme perdue, abêtie, rejoindre le reste de leurs monstres. Je cherchai des yeux une arme quelconque rien. Une inspiration me vint. Je retournai le fauteuil pliant et, maintenant un des côtés par terre avec mon pied, j’arrachai le barreau le plus fort. Par hasard, un clou s’arracha en même temps que le bois, et, le traversant de part en part, donnait un air dangereux à une arme qui, autrement, eût été inoffensive. J’entendis un pas au-dehors et j’ouvris immédiatement la porte.
Montgomery était à quelques pas, venant dans l’intention de fermer aussi l’issue extérieure.
Je levai sur lui mon arme, visant sa tête, mais il bondit en arrière. J’hésitai un moment, puis je m’enfuis à toutes jambes et tournai le coin du mur.
« Prendick !… hé !… Prendick ! … l’entendis-je crier, tout étonné. Prendick !… Ne faites donc pas l’imbécile !… » Une minute de plus, pensais-je, et j’aurais été enfermé, tout aussi certain de mon sort qu’un cobaye de laboratoire. Il parut au coin de l’enclos d’où je l’entendis encore une fois m’appeler. Puis il se lança à mes trousses, me criant des choses que je ne comprenais pas.
Cette fois, j’allais à toute vitesse, sans savoir où, dans la direction du nord-est formant angle droit avec le chemin que j’avais suivi dans ma précédente expédition. Une fois, comme j’escaladais le talus du rivage, je regardai par-dessus mon épaule, et je vis Montgomery suivi maintenant de son domestique. Je m’élançai furieusement jusqu’au haut de la pente et m’enfonçai dans une vallée rocailleuse, bordée de fourrés impénétrables. Je courus ainsi pendant peut-être un mille, la poitrine haletante, le coeur me battant dans les oreilles ; puis, n’entendant plus ni Montgomery ni son domestique et me sentant presque épuisé, je tournai court dans la direction du rivage, suivant ce que je pouvais croire, et me tapis à l’abri d’un fouillis de roseaux.
J’y restai longtemps, trop effrayé pour bouger et même beaucoup trop affolé pour songer à quelque plan d’action. Le paysage farouche qui m’entourait dormait silencieusement sous le soleil et le seul bruit que je pusse percevoir était celui que faisaient quelques insectes dérangés par ma présence. Bientôt, me parvint un son régulier et berceur – le soupir de la mer mourant sur le sable.
Au bout d’une heure environ, j’entendis Montgomery qui criait mon nom, au loin vers le nord. Cela me décida à combiner un plan d’action. Selon ce que j’interprétais alors, l’île n’était habitée que par ces deux vivisecteurs et leurs victimes animalisées. Sans doute, ils pourraient se servir de certains de ces monstres contre moi, si besoin en était. Je savais que Moreau et Montgomery avaient chacun des revolvers, et à part mon faible barreau de bois blanc, garni d’un petit clou – caricature de massue – j’étais sans défense.
Aussi, je demeurai où j’étais jusqu’à ce que je vinsse à penser à manger et à boire, et, à ce moment, je me rendis compte de ce que ma situation avait d’absolument désespéré. Je ne connaissais aucun moyen de me procurer de la nourriture. Je savais trop peu de botanique pour découvrir autour de moi la moindre ressource de racine ou de fruit ; je n’avais aucun piège pour attraper les quelques lapins lâchés dans l’île. Plus j’y pensais et plus j’étais découragé. Enfin, devant cette position sans issue, mon esprit revint à ces hommes animalisés que j’avais rencontrés. J’essayai de me redonner quelque espoir avec ce que je pus me rappeler d’eux. Tour à tour, je me représentai chacun de ceux que j’avais vus et j’essayai de tirer de ma mémoire quelque bon augure d’assistance.
Soudain, j’entendis un chien aboyer, et cela me fit penser à un nouveau danger. Sans prendre le temps de réfléchir – sans quoi ils m’auraient attrapé – je saisis mon bâton et me lançai aussi vite que je pus du côté d’où venait le bruit de la mer. Je me souviens d’un buisson de plantes garnies d’épines coupant comme des canifs. J’en sortis sanglant et les vêtements en lambeaux, pour déboucher au nord d’une longue crique qui s’ouvrait au nord. Je m’avançai droit dans l’eau, sans une minute d’hésitation, et me trouvai bientôt en avoir jusqu’aux genoux. Je parvins enfin à l’autre rive, et, le coeur battant à tout rompre, je me glissai dans un enchevêtrement de lianes et de fougères, attendant l’issue de la poursuite. J’entendis le chien – il n’y en avait qu’un – s’approcher et aboyer quand il traversa les épines. Puis tout bruit cessa et je commençai à croire que j’avais échappé.
Les minutes passaient, le silence se prolongeait et enfin, au bout d’une heure de sécurité, mon courage me revint.
Je n’étais plus alors ni très terrifié, ni très misérable, car j’avais, pour ainsi dire, dépassé les bornes de la terreur et du désespoir. Je me rendais compte que ma vie était positivement perdue, et cette persuasion me rendait capable de tout oser. Même, j’avais un certain désir de rencontrer Moreau, de me trouver face à face avec lui. Et puisque j’avais traversé l’eau, je pensai que si j’étais serré de trop près, j’avais au moins un moyen d’échapper à mes tourments, puisqu’ils ne pouvaient guère m’empêcher de me noyer.
J’eus presque l’idée de me noyer tout de suite, mais une bizarre curiosité de voir comment l’aventure finirait, un intérêt, un étrange et impersonnel besoin de me voir moi-même en spectacle me retint. J’étirai mes membres engourdis et endoloris par les déchirures des épines ; je regardai les arbres autour de moi, et, si soudainement qu’elle sembla se projeter hors de son cadre de verdure, mes yeux se posèrent sur une face noire qui m’épiait.
Je reconnus la créature simiesque qui était venue à la rencontre de la chaloupe, sur le rivage ; le monstre était suspendu au tronc oblique d’un palmier. Je serrai mon bâton dans ma main, et me levai, lui faisant face. Il se mit à baragouiner.
« Vou… vou… vou… » fut d’abord tout ce que je pus distinguer.
Soudain, il sauta à terre et, écartant les branches, m’examina curieusement.
Je n’éprouvais pas pour cet être la même répugnance que j’avais ressentie lors de mes autres rencontres avec les hommes animalisés.
« Vous…, dit-il… dans le bateau… » Puisqu’il parlait, c’était un homme, – du moins autant que le domestique de Montgomery.